Page 115 - Sous le Signe de l'Abondance
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L’orfèvre devenu banquier 115

        là encore, il y avait danger d’attaque en cours de route; aussi s’ap-
        pliqua-t-il à persuader son vendeur de Marseille ou d’Amsterdam
        d’accepter, au lieu de métal, un droit signé sur une partie du trésor
        en dépôt chez l’orfèvre de Paris ou de Troyes. Le reçu de l’orfèvre
        témoignait de la réalité des fonds.
            Il  arriva  aussi  que  le  fournisseur  d’Amsterdam,  ou  d’ailleurs,
        réussit à faire accepter par son propre correspondant de Londres
        ou de Gênes, en retour de services de transport, le droit qu’il avait
        reçu de son acheteur français. Bref, peu à peu, les commerçants
        en vinrent à se passer entre eux ces reçus au lieu de l’or lui-même,
        pour ne pas déplacer inutilement celui-ci et
        risquer  des  attaques  des  mains  des  ban-
        dits.  C’est-à-dire  qu’un  acheteur,  au  lieu
        d’aller chercher un lingot d’or chez l’orfè-
        vre pour payer son créancier, donnait à ce
        dernier le reçu de l’orfèvre lui conférant un
        titre à l’or conservé dans la voûte.
            Au lieu de l’or, ce sont les reçus de l’orfèvre qui changeaient de
        main. Tant qu’il n’y eut qu’un nombre limité de vendeurs et d’ache-
        teurs, ce n’était pas un mauvais système. Il restait facile de suivre
        les pérégrinations des reçus.
                                Prêteur d’or
            Mais,  l’orfèvre  fit  bientôt  une  découverte  qui  devait  affecter
        l’humanité beaucoup plus que le voyage mémorable de Christophe
        Colomb lui-même. Il apprit, par expérience, que presque tout l’or
        qu’on lui avait confié demeurait intact dans sa voûte. Les propriétai-
        res de cet or se servant de ses reçus dans leurs échanges commer-
        ciaux, c’est à peine si un sur dix venait quérir du métal précieux.
            La soif du gain, l’envie de devenir riche plus vite qu’en maniant
        ses outils de bijoutier, aiguisèrent l’esprit de notre homme et lui
        inspirèrent de l’audace. «Pourquoi, se dit-il, ne me ferais-je pas prê-
        teur d’or!» Prêteur, remarquez bien, d’or qui ne lui appartenait pas.
        Et comme il n’avait pas l’âme droite de saint Eloi, il couva et mûrit
        cette idée. Il la raffina encore davantage: «Prêteur d’or qui ne m’ap-
        partient pas, et avec intérêt, va sans dire! Mieux que cela, mon cher
        maître (parlait-il à Satan?) — au lieu d’or, je vais prêter des reçus et
        en exiger l’intérêt en or: cet or-là sera bien a moi, et celui de mes
        clients restera dans mes voûtes pour couvrir de nouveaux prêts.»
            Il garda bien le secret de cette découverte, n’en parlant même
        pas à sa femme qui s’étonnait de le voir souvent se frotter les mains
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