Page 212 - La démocratie économique vue à la lumière de la doctrine sociale de l'Église
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212 Annexe B
civilisation une importance absolument décisive; et c’est donc sur-
tout le prêt à intérêt dans les temps modernes que j’aurai en vue
dans les brèves réflexions que je vais proposer ici, sans oublier que
son histoire tout entière est hautement significative, — rien de plus
humiliant que cette histoire à considérer dans les affaires humai-
nes. Car tandis que l’esprit le condamnait au nom de la vérité, et de
la nature des choses, il a fait son chemin dans notre comportement
pratique, et finalement établi son empire en vertu de nos besoins
matériels pris comme fin en soi, séparément du bien total de l’être
humain lui-même.
Du même coup le champ de notre agir s’est trouvé coupé en
deux, et l’on s’imagine que le monde des affaires constitue un
monde à part, possédant de soi une valeur absolue, indépendante
des valeurs et des normes supérieures qui rendent la vie digne de
l’homme, et qui mesurent la vie humaine en son intégralité...
La vérité sur le prêt à intérêt, c’est Aristote qui nous la dit, et de
quelle façon décisive quand il déclare fausse et pernicieuse l’idée
de la fécondité de l’argent, et affirme que de toutes les activités
sociales la pire est celle du prêteur d’argent, qui force à devenir
productrice d’un gain une chose naturellement stérile comme la
monnaie, laquelle ne peut avoir d’autre propriété et d’autre usage
que de servir de commune mesure des choses.
User de l’argent qu’on possède pour entretenir sa propre vie,
satisfaire ses désirs, ou acquérir en le dépensant de nouveaux
biens, améliorant et embellissant l’existence, cela est normal et
bon. Mais user de l’argent qu’on possède pour lui faire, comme si
l’argent lui-même était fécond, engendrer de l’argent, et rapporter
un intérêt «fils de l’argent», —en grec on l’appelait «rejeton de l’ar-
gent» —, c’est de tous les moyens de s’enrichir «le plus contraire
à la nature», et ne se peut qu’en exploitant le travail d’autrui. «On a
donc parfaitement raison de haïr le prêt à intérêt.»...
L’Église, dans son pur enseignement doctrinal, a condamné le
prêt à intérêt aussi fermement qu’Aristote. Et pendant longtemps
la législation civile a été d’accord avec elle pour regarder le prêt
comme devant essentiellement être gratuit. Tous ceux (et ils ne
manquaient pas) qui enfreignaient cette loi étaient punissables.
C’est un peu avant le milieu du XVIe siècle que le droit civil a
rompu avec l’enseignement doctrinal de l’Église, permettant ainsi au
monde des affaires de tenir pour normal et régulier l’emploi du prêt
à intérêt. Mais le pur enseignement doctrinal de l’Église, condam-
nant purement et simplement le prêt à intérêt, restait toujours là...