Page 18 - Vers Demain août 2023
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u Limites de la condition humaine «Il y a dans le coeur
La philosophie de Pascal, toute en paradoxes, de l'homme un vide en for-
procède d’un regard aussi humble que lucide, qui
cherche à atteindre «la réalité éclairée par le raison- me de Dieu que rien de ce
nement». Il part du constat que l’homme est comme qui a été créé ne peut rem-
un étranger à lui-même, grand et misérable. Grand
par sa raison, par sa capacité à dompter ses passions, plir mais seulement le créa-
grand même « en ce qu’il se connaît misérable». No-
tamment, il aspire à autre chose qu’à assouvir ses teur qui s’est fait connaître
instincts ou à leur résister, «car ce qui est nature aux par Jésus» – Blaise Pascal
animaux nous l’appelons misère en l’homme».
Il existe une disproportion insupportable entre et que l’homme a reçu une révélation divine – ainsi
d’un côté notre volonté infinie d’être heureux et de que nombre de religions en font état –, et que cette
connaître la vérité, et de l’autre côté notre raison révélation est véritable, là doit se trouver la réponse
limitée et notre faiblesse physique, qui aboutit à que l’homme attend pour résoudre les contradic-
la mort. Car la force de Pascal est aussi dans son tions qui le torturent: «Les grandeurs et les misères
réalisme implacable: «Il ne faut pas avoir l’âme fort de l’homme sont tellement visibles qu’il faut néces-
élevée pour comprendre qu’il n’y a point ici de satis- sairement que la véritable religion nous enseigne
faction véritable et solide, que tous nos plaisirs ne et qu’il y a quelque grand principe de grandeur en
sont que vanité, que nos maux sont infinis, et qu’en- l’homme et qu’il y a un grand principe de misère. Il
fin la mort, qui nous menace à chaque instant, doit faut encore qu’elle nous rende raison de ces éton-
infailliblement nous mettre, dans peu d’années, dans nantes contrariétés».
l’horrible nécessité d’être éternellement ou anéantis
ou malheureux. Il n’y a rien de plus réel que cela, Or, ayant étudié les grandes religions, Pascal
ni de plus terrible. Faisons tant que nous voudrons conclut qu’«aucune forme de pensée, aucune pra-
les braves: voilà la fin qui attend la plus belle vie du tique ascétique et mystique ne peut offrir de voie
monde». de rédemption», si ce n’est par «le critère supérieur
de vérité qu’est l’illumination de la grâce». «C’est en
Dans cette condition tragique, bien sûr, l’hom- vain, ô hommes – écrit Pascal en imaginant ce que
me ne peut pas rester en lui-même, car sa misère et le vrai Dieu pourrait nous dire – que vous cherchez
l’incertitude de sa destinée lui sont insupportables. dans vous‑mêmes le remède à vos misères. Toutes
Il lui faut donc se distraire, ce que Pascal reconnaît vos lumières ne peuvent arriver qu’à connaître que
volontiers: «De là vient que les hommes aiment tant ce n’est point dans vous‑mêmes que vous trouve-
le bruit et le remuement». Car si l’homme ne se di- rez ni la vérité ni le bien. Les philosophes vous l’ont
vertit de sa condition – et nous savons tous fort bien promis et ils n’ont pu le faire. Ils ne savent ni quel
nous divertir par le travail, les loisirs ou les relations est votre véritable bien, ni quel est [votre véritable
familiales ou amicales, mais aussi hélas par les vices état]».
auxquels portent certaines passions – son humanité
éprouve « son néant, son abandon, son insuffisan- Arrivé à ce point, Pascal, qui a scruté avec la for-
ce, sa dépendance, son impuissance, son vide. [Et il ce rare de son intelligence la condition humaine, et
sort] du fond de son âme l’ennui, la noirceur, la tris- l’Écriture Sainte, et encore la tradition de l’Église, en-
tesse, le chagrin, le dépit, le désespoir ». Et pourtant tend se proposer avec la simplicité de l’esprit d’enfan-
le divertissement n’apaise ni ne comble notre grand ce en humble témoin de l’Évangile. Il est ce chrétien
désir de vie et de bonheur. Cela, tous, nous le savons qui veut parler de Jésus-Christ à ceux qui décrètent
bien. un peu vite qu’il n’y a pas de raison solide de croire
aux vérités du christianisme. Pascal, au contraire, sait
C’est alors que Pascal pose sa grande hypothè- d’expérience que ce qui est dans la Révélation non
se: «Qu’est-ce donc que nous crie cette avidité et seulement ne s’oppose pas aux requêtes de la raison,
cette impuissance sinon qu’il y a eu autrefois dans mais apporte la réponse inouïe à laquelle nulle philo-
l’homme un véritable bonheur, dont il ne lui reste sophie n’aurait pu arriver par elle-même.
maintenant que la marque et la trace toute vide et
qu’il essaye inutilement de remplir de tout ce qui Conversion: la «Nuit de feu»
l’environne, recherchant des choses absentes les Le 23 novembre 1654, Pascal a vécu une expé-
secours qu’il n’obtient pas des présentes, mais qui rience très forte, que l’on appelle sa «Nuit de feu».
en sont toutes incapables parce que ce gouffre in- Cette expérience mystique, qui lui fit verser des
fini ne peut être rempli que par un objet infini et pleurs de joie, a été si intense et si déterminante pour
immuable, c’est-à-dire que par Dieu même». lui qu’il en a rendu compte sur un morceau de papier
C’est pourquoi Pascal relève que s’il y a un Dieu précisément daté, le Mémorial, qu’il avait glissé dans
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