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Assistée des conseils de Dom Raymond de Saint-   secrète conviction que le monastère de Tours n’est
        Bernard, moine feuillant (cistercien), Marie Martin at-  pour elle qu’un lieu de passage.
        tend patiemment que se précisent les voies de Dieu.      Peu à peu, sa vocation apostolique se précise. En
        Elle choisit les Ursulines, parce qu’une voix secrète   rêve, Dieu la promène dans un vaste pays « plein de
        lui dit que Dieu la veut là. L’Ordre de Sainte-Ursule a   brouillards épais». Plus tard, le Seigneur lui dit expres-
        été fondé en novembre 1535 à Brescia, en Lombar-     sément: «C’est le Canada que je t’ai fait voir; il faut
        die, par sainte Angèle Merici (1474-1540). Les Ursu-  que tu y ailles faire une maison à Jésus et à Marie.»
        lines sont arrivées en France en 1608; cloîtrées, elles   Les Relations des Jésuites renseignent Marie sur les
        se consacrent principalement à l’éducation des filles,   missions de la « Nouvelle-France». Le Père Poncet lui
        ainsi qu’aux soins des malades et des nécessiteux.   fait rencontrer Marie-Madeleine de La Peltrie, veuve
                   «Rendez-moi ma mère!»                     fortunée désireuse de se dévouer à l’évangélisation
            L’entrée de Marie Martin chez les Ursulines de   des petites Amérindiennes. Humainement parlant,
                                                             l’entreprise paraît pure folie: comment imaginer de
        Tours est fixée au 25 janvier 1631. Le 11 janvier, son   faibles femmes embarquées sur un océan infesté
        fils Claude, âgé de onze ans, s’enfuit à bord d’un ba-  d’écueils et de pirates?
        teau remontant la Loire. Après trois jours de recher-
        ches angoissées, on le retrouve errant dans le port de
        Blois. Marie le confie à la garde de sa sœur, et entre
        le jour prévu au noviciat. Entendant ses pleurs et ses
        cris, elle confiera avoir eu l’impression qu’on lui ar-
        rachait le cœur. Les jours suivants, le pauvre enfant
        fait l’assaut du monastère, parvenant plusieurs fois à
        entrer dans la clôture. Un jour, il arrive avec une trou-
        pe d’écoliers hurlant contre les religieuses. Dans ce
        vacarme, Marie distingue la voix de son fils qui crie:
        «Rendez-moi ma mère!»
            Comment cette mère aimante et chrétienne a-t-
        elle pu «abandonner» son enfant? Humainement, cet
        acte semble inexplicable. La décision de Marie avait
        cependant été ratifiée, après mûre réflexion, par son
        directeur spirituel et par Mgr Bertrand d’Eschaux,
        l’évêque  de  Tours.  Le  Seigneur  Jésus  a  insisté  sur
        l’exigence de son appel; nous lisons en saint Luc:         Arrivée des premières Ursulines à Québec
        Si quelqu’un vient à moi et ne hait pas son père et      De multiples objections surgissent contre le pro-
        sa mère, sa femme et ses enfants, ses frères et ses   jet. Mgr d’Eschaux fait d’abord la sourde oreille, mais
        sœurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon    finit  par  reconnaître  la  volonté  de  Dieu  dans  cette
        disciple (Lc 14, 26).                                entreprise. Après avoir résolu mille difficultés, Marie
            Le verbe «haïr» traduit ici un hébraïsme qui signi-  de l’Incarnation, accompagnée de Madame de La Pel-
        fie: «placer derrière». L’appel à suivre le Christ «en   trie, qui finance la fondation, et de deux Ursulines,
        premier» est une conséquence de la primauté de       s’embarque le 4 mai 1639 sur le Saint-Joseph vers le
        Dieu et du royaume des Cieux sur toutes les autres   Nouveau Monde. Au cours de la traversée, le navire
        affections,  même  les  plus  légitimes.  L’Église,  dans   manque de se fracasser sur un iceberg. Le 1er août,
        sa sagesse, a mis de justes limites à cette radicalité   les voyageuses arrivent à Québec.
        en empêchant les personnes ayant «charge d’âmes»               Une mystique dans l’action
        d’abandonner ceux qui leur sont confiés pour entrer
        dans un ordre religieux. Mais en l’occurrence, Marie     L’installation de la France au Canada n’avait réel-
        ne laissait pas Claude sans soutien: elle avait pourvu   lement débuté qu‘une trentaine d’années auparavant
                                                             avec la fondation de Québec par Champlain. Le dé-
        à tout le nécessaire pour son éducation et son avenir.   veloppement était lent en raison du manque de co-
        Claude fera de brillantes études chez les Jésuites et,   lons – en 1640, ceux-ci étaient moins de 3 000 – et
        un jour, décidera en toute liberté de se donner lui-  de l’insécurité. La ville était entourée de fortifications,
        même entièrement à Dieu dans la vie monastique.      initialement en bois; les Amérindiens non hostiles,
            Marie Martin, désormais Sœur Marie de l’Incarna-  principalement les Hurons, pouvaient y pénétrer,
        tion (il ne faut pas la confondre avec Madame Acarie,   contrairement à l’usage des forts anglais; ainsi se
        1566-1618, née Barbe Avrillot, carmélite, qui porta le   nouaient contacts et échanges. Les attaques d’Iro-
        même nom religieux de Marie de l’Incarnation, et qui   quois (une autre tribu indigène de la région), poussés
        fut béatifiée en 1791), prononce ses vœux de religion   par les Anglais, étaient relativement fréquentes, ce
        en 1633. Bientôt sous-maîtresse des novices et pro-  qui obligeait les Français à une grande prudence.  u
        fesseur de doctrine chrétienne, elle a cependant la


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