Ce livre parle du Crédit Social, mais il est loin d’être une somme créditiste. Le Crédit Social, en effet, est toute une orientation de la civilisation et touche au social et au politique autant, sinon plus, qu’à l’économique.
"On oublie, on ne voit pas, on ne veut pas voir qu’il y a des gens mal logés, des gens mal nourris, des salaires insuffisants, qu’il y a des pays tout entiers qui souffrent de la faim. Ce n’est pas chrétien de penser, à plus forte raison de dire; c’est leur faute..."
Son Eminence le Cardinal Jules-Géraud Saliège
L'homme est une personne. Pas un simple animal.
Toutes les personnes vivent en société. Plus les personnes sont parfaites, plus la vie en société est parfaite. La société des anges est plus parfaite que la société des hommes. Quant aux trois personnes divines, elles vivent dans une société infiniment intime, sans pour cela se confondre.
La société divine est d'ailleurs proposée à l'homme comme modèle : « Mon Père, faites qu'ils soient un comme nous sommes un. » (Jean 17, 21.)
Donc les hommes, étant des personnes, vivent eux aussi en société. L'association répond à un besoin de la nature chez l'homme.
C'est de deux manières que la vie en société répond à la nature de l'homme :
Parce que la personne humaine est un univers à l'image de Dieu, et qui reçoit du modèle dont elle est l'image la tendance à se donner, à communiquer les richesses qu'elle possède.
Parce que c'est aussi un univers d'indigence au temporel comme au spirituel. L'être humain a besoin des autres êtres humains pour sortir de son indigence. Besoin des autres physiquement, pour sa conception, pour sa naissance, pour sa croissance. Intellectuellement aussi : sans l'enseignement reçu, quel niveau intellectuel atteindraient des êtres qui naissent ignorants ?
Nous ne parlerons pas ici de ses indigences spirituelles et du besoin qu'il a de la société appelée Eglise.
Nous nous bornons dans nos études à l'ordre temporel ; sans pour cela perdre de vue la subordination de l'ordre temporel à l'ordre spirituel, parce que c'est le même homme qui est concerné dans le temporel et dans le spirituel, et parce que la fin dernière de cet homme prime sur toutes les fins intermédiaires.
Toute association existe pour un but. Le but de l'association est un certain bien commun variant avec le genre d'association. Mais c'est toujours le bien de tous et de chacun des membres de l'association.
C'est justement parce que c'est le bien de tous et de chacun que c'est un bien commun. Ce n'est pas le bien particulier d'un seul, ni d'une section, qui est poursuivi par l'association, mais le bien de tous et de chacun des membres.
Trois personnes s'associent pour une entreprise. Pierre apporte la force de ses muscles ; Jean, son initiative et son expérience ; Mathieu, son capital argent. Le bien commun c'est le succès de l'entreprise. Mais ce succès de l'entreprise n'est pas cherché pour le bien de Pierre seulement, ni pour le bien de Jean seulement, ni pour le bien de Mathieu seulement. Si l'un des trois est exclu des avantages de l'entreprise, il ne va pas s'associer.
Les trois s'associent pour retirer, pour tous et chacun des trois, un résultat que chacun des trois désire, mais que ni l'un ni l'autre ne peut bien retirer tout seul. L'argent seul ne donnerait pas grand'chose à Mathieu ; les bras seuls apporteraient peu de choses à Pierre ; l'esprit seul ne suffirait pas à Jean. Les trois s'associant, l'entreprise marche, et chacun en bénéficie. Pas nécessairement tous les trois au même degré ; mais chacun des trois retire plus que s'il était seul.
Toute association qui frustre ses associés, ou une partie de ses associés, affaiblit son lien. Les associés sont portés à se dissocier. Lorsque, dans la grande société, les marques de mécontentement s'accentuent, c'est justement parce que des associés de plus en plus nombreux sont de plus en plus frustrés de leur part du bien commun. Dans ce temps-là, les législateurs, s'ils sont sages, cherchent et prennent les moyens de rendre tous et chacun des membres participants du bien commun. Essayer de mater le mécontentement en y ajoutant des punitions est une façon très inadéquate de le faire disparaître.
D'ailleurs, les associations humaines étant faites d'hommes, donc de personnes, donc d'êtres libres et intelligents, leur bien commun doit certainement être en conformité avec l'épanouissement de cette intelligence et de cette liberté. Autrement ce n'est plus un bien commun, ce n'est plus le bien, par l'association, de tous et de chacun des êtres libres et intelligents qui composent l'association.
Il convient de distinguer entre fins et moyens, et surtout de soumettre les moyens à la fin, et non pas la fin aux moyens.
La fin, c'est le but visé, l'objectif poursuivi.
Les moyens, ce sont les procédés, les méthodes, les actes posés pour atteindre la fin.
Je veux fabriquer une table. Ma fin, c'est la fabrication de la table. Je vais chercher des planches, je les mesure, je les scie, je les rabote, je les ajuste, je les visse : autant de mouvements, d'actes qui sont des moyens pour fabriquer la table.
C'est la fin que j'aie en vue, la fabrication de la table qui me fait décider des mouvements, de l'emploi des outils, etc. La fin gouverne les moyens. La fin existe dans mon esprit d'abord, même si les moyens doivent être mis en œuvre avant d'obtenir la fin. La fin existe avant les moyens, mais elle n'est atteinte qu'après l'emploi des moyens.
Cela paraît élémentaire. Mais il arrive que souvent, dans la conduite de la chose publique, on prend les moyens pour la fin, et l'on est tout surpris d'obtenir le chaos comme résultat. (Note de l'éditeur : Cela nous rappelle ce que le Pape Jean-Paul II disait devant l'Assemblée générale des Nations Unies à New-York, le 2 octobre 1979 : « Je m'excuse de parler de questions qui pour vous, Mesdames et Messieurs, sont certainement évidentes. Il ne semble pas inutile, toutefois, d'en parler car ce qui menace le plus souvent les activités humaines c'est l'éventualité que, en les accomplissant, on puisse perdre de vue les vérités les plus éclatantes, les principes les plus élémentaires. »)
Faut-il d'autre exemple que ce sujet sur lequel nous reviendrons : l'emploi. Que de législateurs prennent le travail comme fin de la production et sont, par là, entraînés à démolir ou paralyser tout ce qui produit en éliminant le labeur ! S'ils considéraient le travail comme moyen de produire, ils se contenteraient de la somme de travail nécessaire pour obtenir la somme de production cherchée.
De même, le gouvernement n'est-il pas un moyen pour faciliter la poursuite du bien commun de la province, de l'Etat ; donc pour servir, en fonction du bien commun, les personnes qui composent l'association provinciale, la nation ? Dans la pratique, pourtant, considère-t-on le gouvernement comme existant pour le peuple, ou le peuple pour le gouvernement ?
On pourrait dire la même chose des systèmes. Les systèmes ont été inventés et établis pour servir l'homme, non pas l'homme créé pour servir les systèmes. Si donc un système nuit à la masse des hommes, faut-il laisser souffrir la multitude pour le système, ou altérer le système pour qu'il serve la multitude ?
Une autre question qui fera le sujet d'une longue étude dans ce volume : puisque l'argent a été établi pour faciliter la production et la distribution, faut-il limiter la production et la distribution à l'argent, ou mettre l'argent en rapport avec la production et la distribution ?
D'où l'on voit que l'erreur de prendre la fin pour les moyens, les moyens pour des fins, ou de soumettre les fins aux moyens, est une erreur grossière, très répandue, qui cause beaucoup de désordre.
La fin, c'est donc l'objectif, le but cherché. Mais il y a des fins éloignées et des fins plus immédiates ; des fins dernières et des fins intermédiaires.
Je suis à Montréal. Une compagnie d'automobiles, qui m'emploie, m'envoie en Chine, pour y nouer des relations commerciales. Je commence par prendre le train de Montréal à Vancouver. Là, je m'embarquerai sur un paquebot transpacifique qui me transportera à Hong-Kong, où je recourrai aux transports locaux pour le reste de la tournée.
Lorsque je monte à bord du train, à Montréal, c'est pour aller à Vancouver. Aller à Vancouver n'est pas la fin ultime de mon voyage, mais c'est la fin de mon voyage en chemin de fer.
Atteindre Vancouver est donc une fin intermédiaire. Ce n'est qu'un moyen ordonné à la fin ultime de mon voyage. Mais, si c'est seulement un moyen par rapport à la fin éloignée, c'est tout de même une fin pour ce qui est du voyage en chemin de fer. Et si cette fin intermédiaire n'est pas accomplie, la fin ultime — nouer des relations commerciales en Chine — ne sera pas atteinte.
Les fins intermédiaires ont leur champ déterminé. Il ne faut pas demander au chemin de fer de me conduire à Hong-Kong. Il ne faut pas non plus demander au paquebot transpacifique de me transporter de Montréal à Vancouver.
Je dois d'ailleurs ordonner toutes les fins intermédiaires vers la fin ultime. Si je prends le chemin de fer pour Chicoutimi, je pourrai très bien accomplir à la perfection cette fin spéciale : me rendre à Chicoutimi. Mais cela ne me conduira certainement pas à ma fin ultime : aller nouer des relations commerciales en Chine.
On verra bientôt pourquoi toutes ces distinctions élémentaires. Elles semblent très simples dans le cas présent : voyage d'affaires en Chine. On les ignore souvent et on tombe dans le pétrin lorsqu'on en vient aux fins de l'économique.