Ce livre parle du Crédit Social, mais il est loin d’être une somme créditiste. Le Crédit Social, en effet, est toute une orientation de la civilisation et touche au social et au politique autant, sinon plus, qu’à l’économique.
"On oublie, on ne voit pas, on ne veut pas voir qu’il y a des gens mal logés, des gens mal nourris, des salaires insuffisants, qu’il y a des pays tout entiers qui souffrent de la faim. Ce n’est pas chrétien de penser, à plus forte raison de dire; c’est leur faute..."
Son Eminence le Cardinal Jules-Géraud Saliège
Il est très bien de dire que chaque homme, femme et enfant, à seul titre de membre d'une société organisée, a le droit aux avantages de l'association. Encore juste de préciser que ces avantages devraient au moins garantir le minimum vital à toute personne, du berceau à la tombe, dans un monde qui regorge tellement de richesses que le plus grand problème est d'en disposer.
Et nous avons vu que l'expression pratique de la garantie d'un minimum vital, c'est, dans l'économie distributive moderne, l'assurance d'un pouvoir d'achat périodique suffisant pour se procurer le minimum de biens nécessaires à l'entretien de la vie.
Ce pouvoir d'achat se présente de deux manières : un dividende direct en argent et l'abaissement des prix de vente des produits au moment de leur achat par le consommateur ultime.
Dans les deux cas, il faut à l'Office de Crédit une source où puiser : où puiser pour distribuer des dividendes à tous les citoyens, où puiser pour compenser aux marchands détaillants les défalcations de prix décrétées en faveur des acheteurs.
Cette source repose dans le crédit national.
L'idée de crédit est synonyme de l'idée de confiance. On ne fait crédit à quelqu'un que si l'on a confiance en lui.
Toute confiance porte sur quelque chose, sur un fondement. Et cet objet de la confiance peut être varié.
Ainsi, les pronostics de la température peuvent me donner confiance qu'il fera beau demain. Les qualités de mon ami peuvent me donner confiance qu'il me sera fidèle. Mes études me donnent confiance de réussir dans tel examen.
Dans tout cela, il n'est pas question d'argent. C'est une confiance portant sur d'autres sujets.
Si, par ailleurs, je suis marchand et que je vends à un client qui promet de me payer dans trois mois, ma confiance porte sur la future capacité de payer de mon client. Je lui fais crédit, parce que j'ai confiance qu'il trouvera de l'argent et me l'apportera dans trois mois. Cette confiance-là touche à la finance.
Les créditistes distinguent entre crédit réel et crédit financier.
Lorsque les Français du XVIIe siècle venaient s'établir sur les bords du St-Laurent, ils ne se déplaçaient pas sans avoir la confiance qu'ils pourraient vivre dans ce pays. Leur confiance reposait sur la capacité attribuée au Nouveau-Monde de pouvoir fournir les choses nécessaires à la vie. C'était le crédit réel du Nouveau-Monde.
Le colon qui va se fixer en Abitibi fait confiance à l'Abitibi. Il croit que la forêt et le sol abitibiens lui permettront de vivre et d'élever une famille. C'est le crédit réel de l'Abitibi.
La compétence d'un médecin donne confiance au malade qui le consulte. C'est le crédit réel du médecin.
Le crédit réel ressort de la capacité de produire des choses ou des services répondant à des besoins.
Le crédit réel du Canada est la capacité du Canada à produire et livrer les biens au moment et au lieu où ils sont requis par les besoins.
Le crédit réel grandit avec le développement de la capacité productive du pays. La différence entre le Canada d'aujourd'hui et le Canada habité seulement par les Peaux-Rouges marque la croissance du crédit réel du Canada au cours de ces quatre siècles.
Le crédit réel, c'est la richesse du pays exprimée en biens et services possibles.
Le crédit financier, lui, est la richesse du pays exprimée en argent.
Le crédit financier, c'est la capacité à fournir l'argent au moment et au lieu où il est requis.
Le crédit fait par un marchand à son client est du crédit financier. Il a confiance d'être payé à terme.
Le crédit fait par un prêteur à un emprunteur est du crédit financier. Le prêteur a confiance d'être remboursé à terme.
Si le crédit réel porte directement sur des choses, sur des biens actuels ou facilement possibles, le crédit financier porte sur l'argent, sur de l'argent dont on attend la présence au moment voulu.
Lorsque les politiciens parlent du bon crédit de la province, ils parlent du crédit financier, de la confiance que les prêteurs d'argent ont dans la capacité de rembourser de la province. Quant au crédit réel de la province, il reste le même, que les banquiers soient accueillants ou qu'ils restent sévères.
La finance devant être au service des réalités, le crédit financier devrait être en rapport avec le crédit réel.
Ce n'est, hélas ! pas le cas. Ainsi, le Canada n'avait point perdu son crédit réel, sa capacité de produire, en 1930 ; et pourtant il perdit sa capacité de fournir l'argent où il était requis.
C'est la disjonction, le divorce, entre le crédit réel et le crédit financier qui fausse la vie économique.
Le crédit réel est fiable : il est l'œuvre conjointe de la Providence, du travail des hommes, des progrès de la science appliquée. Le crédit financier connaît toutes les sautes ; il dépend de l'action des banques, et l'action des banques, poursuivant le profit des banquiers plus que le bien de tout le monde, est d'ailleurs soumise à des influences d'ordre international, nullement en rapport avec les faits de la production ni avec les besoins de la consommation. La crise de 1930 à 1940 fut une crise d'ordre financier, sur un plan international.
En réalité, tout prêt par les banques est basé sur du crédit réel. C'est la capacité de produire et livrer des biens vendables qui fait de l'emprunteur un sujet fiable pour le banquier.
Le prêt des banques, inscrit au crédit de l'emprunteur, nous l'avons vu, fait office d'argent. C'est du crédit bancaire, basé sur le crédit réel.
Le crédit bancaire, ou argent scriptural, est le monnayage par le banquier du crédit réel de l'emprunteur. S'il s'agit d'un prêt au gouvernement, c'est le monnayage du crédit réel du pays.
Le monnayage du crédit réel est nécessaire. Mais, le monnayage ainsi fait par les banques comporte un vice fondamental. Par un privilège inconcevable, elles monnayent le crédit réel des autres et se constituent propriétaires de l'argent ainsi créé, qu'elles prêtent, en les endettant, aux auteurs du crédit réel.
De plus, ce monnayage du crédit réel crée une monnaie temporaire, qui doit être retirée et détruite à terme fixé d'avance, même lorsque le crédit réel qui lui sert de base continue d'exister.
Prenez le cas d'un industriel qui emprunte pour construire une usine. Il obtient un crédit à rembourser, disons, dans les cinq ans. L'usine qu'il construit augmente le crédit réel du pays. Il est donc juste que la monnaie, qui doit être le reflet de la richesse du pays, augmente en même temps.
Mais l'industriel doit rembourser l'emprunt dans les cinq ans. Il va donc attacher aux prix des produits de son usine, non seulement les frais de fabrication, mais une partie du prix de son usine, pour pouvoir effectuer le remboursement.
Au bout des cinq années, tout l'argent créé a été retiré de la circulation et retourné à sa source. Et pourtant la capacité de production de l'usine est encore là. La base du monnayage est encore là, mais la monnaie n'y est plus. Le pays ne possède pas l'équivalent financier de sa richesse réelle.
De plus, il y a un caractère social dans le crédit réel, même s'il s'agit de biens privés.
L'usine qu'on vient de donner en exemple n'aurait absolument aucune valeur si ce n'était le fait de la société. Supprimez seulement les consommateurs, et dites ce que vaudra l'usine.
L'usine, propriété privée, augmente certainement la riches se du propriétaire privé, mais en même temps, elle augmente la richesse du pays. Et tout le pays en profitera, pourvu toutefois que les produits de l'usine puissent s'écouler.
Le monnayeur privé, le banquier, qui prête l'argent créé sur le crédit réel de l'emprunteur et force l'emprunteur à rapporter cet argent, n'est pas seulement injuste envers le créateur privé de la richesse, il est aussi injuste envers toute la société dont il restreint les droits à la richesse produite et offerte.
Le monnayage du crédit réel ne peut bien être exercé que par l'autorité souveraine, agissant au nom de la société elle-même et poursuivant, non pas le profit du monnayeur, mais le bien économique de toute la société.
C'est pourquoi les créditistes réclament le monnayage national du crédit réel, que ce crédit réel soit le fruit de l'entreprise publique ou qu'il soit le fruit de l'entreprise privée.
Ce monnayage doit être ordonné. Il doit être conforme aux faits de la production et aux besoins de la consommation.
Le monnayage national du crédit réel peut très bien s'exprimer, comme dans les banques, par de simples inscriptions de crédit financier. Mais pas chargé d'intérêt, ni pour un terme arbitraire.
Toute augmentation de richesse réelle augmente la base du monnayage ; et toute destruction de richesse réelle détruit une base de monnayage. La monnaie ne doit disparaître que si sa base disparaît.
Sous le régime actuel, lorsque le banquier crée l'argent qu'il prête, il l'inscrit simplement dans un grand-livre, au crédit de l'emprunteur. L'emprunteur s'en sert en tirant des chèques sur ce crédit, tant qu'il en reste.
De même, l'Office National du Crédit, qui monnayerait à mesure l'augmentation de crédit réel, inscrirait simplement l'argent ainsi créé dans un grand-livre, au crédit de la nation. C'est sur ce crédit national que seraient tirés les chèques pour payer le dividende national aux citoyens et pour compenser aux marchands l'escompte national décrété sur les prix de vente.
L'administration de ce compte de crédit national n'aurait rien d'arbitraire, ni rien de capricieux. Elle serait confiée à une autorité monétaire nationale, commission non-politique, nommée par le gouvernement, mais devant administrer le crédit national d'après les faits, tout comme les cours de justice, nommées par le gouvernement, jugent uniquement d'après les faits en regard de la loi.
Ce serait une commission de comptables, chargée de consigner l'évaluation de toute production de richesse et de toute destruction de richesse. La différence entre les deux donnerait l'augmentation nette, base de l'augmentation d'argent.
Il ne s'agit pas là d'une entreprise impossible. Il existe déjà des statistiques précises sur presque tout ce qui constitue une augmentation de biens dans le pays : production de biens de capital, production de biens de consommation, importations, naissances, etc. ; et sur tout ce qui constitue une diminution de biens dans le pays : dépréciation, usure, incendies, consommation (total des achats), exportations, décès, etc.
Ce serait une bonne base d'où partir, la commission de crédit cherchant les renseignements qui peuvent lui manquer.
Il n'y a absolument rien de dictatorial dans le travail d'une pareille commission. Elle ne dicte pas la production, elle l'enregistre. Elle ne dicte pas la consommation, elle l'enregistre. Ce sont les citoyens eux-mêmes qui, librement, produisent les faits ; la commission de crédit national note simplement ces faits et en déduit l'augmentation nette d'enrichissement.
La comptabilité se conforme aux réalités, elle ne les violente pas. Et l'argent naissant d'après cette comptabilité, ce seraient les faits libres de la production et de la consommation qui gouverneraient le volume de l'argent ; au contraire du régime détraqué du crédit bancaire, où l'argent gouverne la production et la consommation.
Un auteur anglais, John Hargrave, a forgé une définition très simple du Crédit Social, qui exprime bien cette liberté de la production et de la consommation, et cette soumission de l'argent, souple comme une comptabilité :
« Produisez ce que vous voulez ; prenez ce que vous voulez ; tenez compte de ce que vous produisez et de ce que vous prenez. »
Rien n'entravant plus l'écoulement de la production, celle-ci s'élèverait vers des niveaux élevés, tant qu'il y aurait demande chez les consommateurs. C'est cette augmentation de production qui déterminerait le montant du crédit national pour distribution en dividendes ou escomptes nationaux.
Ou bien, si les citoyens, jouissant d'un niveau de vie satisfaisant, préféraient se livrer davantage à des occupations libres et moins à des travaux de production vendable, ce serait le développement graduel d'une économie de loisir, aboutissement logique du progrès qui remplace le labeur humain par la machine, tout en augmentant la production.
L'augmentation des loisirs (activités libres) est un objectif beaucoup plus conforme aux aspirations humaines, et plus rationnel dans une économie d'abondance, que l'embauchage intégral, formule tant à la mode aujourd'hui.
Mais, pour substituer la poursuite des loisirs à la poursuite de l'embauchage intégral, le culte de la liberté au culte du servage, il faut d'abord admettre un revenu dans lequel figurent des dividendes pour tous, et non pas un revenu fait seulement de salaires.