Le crucifix restera-t-il dans le Salon bleu de l’Assemblée nationale, où siègent les députés du Québec? Les évêques disent qu’eux-mêmes n’ont jamais demandé le retrait du crucifix, qu’il a été placé à cet endroit par des élus, et que la décision de le garder ou de le retirer revient donc aux élus, mais dans le respect de l’opinion de la population. Le crucifix n’est pas un objet de musée ni seulement un rappel du passé ou un élément du patrimoine. Il doit être traité avec tout le respect dû à un symbole fondamental de la foi catholique. Les députés doivent faire en sorte qu’il le soit. |
Le 10 septembre 2013, Pauline Marois, première ministre du Québec et chef du Parti Québécois, accompagnée de son ministre responsable des Institutions démocratiques, Bernard Drainville, dévoilait son projet de «charte des valeurs québécoises», visant à interdire le port de signes religieux «ostentatoires» par les employés de l’État, afin, selon elle, de «garantir la neutralité de l’État».
Ainsi les médecins, infirmières, éducatrices en garderies, fonctionnaires et autres employés de l’État ne pourraient porter durant les heures de travail des signes religieux visibles (voiles pour les musulmanes, kippa pour les juifs, crucifix pour les chrétiens, etc.) On n’accepte pas les signes «ostentatoires» (très visibles), mais on acceptera ceux qui sont tout petits. Comme l’a fait remarquer une députée de l’opposition: «Qui va décider ce qui ostentatoire et ce qui ne l’est pas? Est-ce qu’on va avoir une police religieuse pour aller voir dans le cou des fonctionnaires ce qui est permis et ce qui ne l’est pas? Est-ce qu’on va se promener avec un ruban pour mesurer la longueur des crucifix, médailles, etc.?»
Le 7 novembre 2013, ce projet de charte des valeurs était déposé au Parlement de Québec comme projet de loi numéro 60, sous le nouveau nom de «Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’État ainsi que d’égalité entre les femmes et les hommes et encadrant les demandes d’accommodements». Le projet de septembre restait pratiquement inchangé, et même un peu plus strict. Le texte du projet de loi stipule qu’«un membre du personnel d’un organisme public ne doit pas porter, dans l’exercice de ses fonctions, un objet, tel un couvre-chef, un vêtement, un bijou ou une autre parure, marquant ostensiblement, par son caractère démonstratif, une appartenance religieuse.»
Dès la première annonce en septembre, ce projet de charte a déclenché un flot de réactions à travers la province, la grande majorité des milieux de travail concernés ne voyant pas du tout la nécessité d’une telle interdiction. Même trois anciens premiers ministres du Parti Québécois ont déclaré que Madame Marois allait trop loin, et ne devait pas interdire les signes religieux. Mais cela n’a pas fait reculer Mme Marois.
Le coup de massue contre cette charte est survenu le 17 octobre, alors que la Commission des droits de la personne du Québec, par l’intermédiaire de son président, Maître Jacques Frémont, déclarait que cette «charte des valeurs» allait à l’encontre de la charte des droits et libertés du Québec, votée par la province en 1975, ainsi qu’à l’encontre de la charte canadienne des droits et libertés, votée en 1982, et bien sûr contre la charte des droits de l’homme des Nations unies, votée en 1948. M. Frémont n’hésitait pas à déclarer: «C’est clair, ça s’en va sur un mur devant les tribunaux», en disant qu’aucune cour de justice ne pourra approuver une telle loi.»
Il explique dans un rapport d’une vingtaine de pages que «la proposition d’interdiction de signes religieux témoigne d’une mauvaise conception de la liberté de religion telle que protégée par la Charte des droits et libertés ainsi que par le droit international. Elle traduit également de manière erronée l’obligation de neutralité de l’État.» Pour la Commission, cette obligation «s’applique aux institutions de l’État, mais non à ses agents».
«La liberté de religion est protégée par la Charte (québécoise) des droits et libertés de la personne: l’article 3 garantit les libertés fondamentales, dont la liberté de conscience et de religion, et l’article 10 interdit la discrimination fondée sur la religion.
«Ce sont les institutions de l’État qui doivent être neutres et non les individus. En effet, les employés, les agents de l’État ou encore les usagers des services dispensés par celui-ci ont le droit à la liberté de religion et de conscience.
«Le simple fait de porter un signe de sa religion n’équivaut pas à imposer sa religion à autrui ou encore à faire du prosélytisme. Porter un signe religieux n’empêche pas non plus d’effectuer ses tâches de façon neutre et impartiale.
Exemples de signes ostentatoires qui ne seraient pas permis au personnel de l’État. |
«L’État ne peut invoquer la neutralité religieuse pour justifier l’interdiction du port de signes religieux «ostentatoires» sur les lieux de travail des fonctionnaires ou autres agents de l’État. Au contraire, cette neutralité assure aux individus le droit de pratiquer leur religion. Ainsi, le fait de demander à une femme de retirer son hijab lorsqu’elle est au service de l’État contrevient à la Charte. Il en va de même lorsqu’on demande à un fonctionnaire de retirer sa kippa ou son turban.»
De plus, le Parti Québécois est minoritaire au Parlement de Québec, et les partis d’opposition ont dit qu’ils voteraient contre ce projet de loi tel que présenté. Alors, puisque ce projet de charte serait renversé par les tribunaux, et qu’il n’a aucune chance de devenir loi sous sa forme actuelle, pourquoi Pauline Marois persiste-t-elle? C’est tout simplement un jeu politique pour gagner des votes aux prochaines élections provinciales, en faisant croire que seul le Parti Québécois «met ses culottes et se tient debout» pour prendre la défense de «l’identité et des valeurs québécoises».
Un extrait des débats de l’Assemblée nationale du 7 novembre, lors du dépôt du projet de loi sur cette charte, montre bien ce jeu politique, avec un échange entre M. Jean-Marc Fournier, chef parlementaire de l’opposition libérale, et la première ministre Pauline Marois.
Question de Jean-Marc Fournier: «Le code vestimentaire de discrimination a été qualifié par la commission des droits d’atteinte la plus radicale à la charte québécoise des droits et libertés... Au nom de la laïcité, le PQ a décidé de passer d’une société où les citoyens sont libres de leur foi dans un État qui ne favorise aucune religion, à une société où les citoyens sont discriminés selon leur foi dans un État qui veut effacer le phénomène religieux.
«Selon le PQ, la neutralité de l’État est à ce point en péril qu’il faut abolir des droits et des libertés. Pourtant, la commission des droits a écrit dans son avis, et je cite: ‘La commission, ne rapporte aucune situation dans laquelle le port de signes religieux par un employé de l’État aurait menacé le principe de la neutralité [de l’État]...’»
Réponse de Pauline Marois: «Ce que nous mettons de l’avant, c’est la neutralité de l’État... Et cela ne vient en aucune façon brimer les droits de qui que ce soit parce que la liberté de parole, la liberté d’expression religieuse sera respectée par tous les Québécois, par toutes les Québécoises, et par le gouvernement, et par nos institutions, M. le Président.»
Comment Mme Marois peut-elle déclarer sans rire que la liberté d’expression religieuse des Québécois sera respectée, alors que son projet va justement à l’encontre de la liberté d’expression religieuse, selon tous les juristes?
Plusieurs ont remarqué que ce débat sur la laïcité était devenu en fait un procès des religions (les lignes ouvertes, lettres aux journaux et réseaux sociaux sur internet en sont la preuve), et que le PQ essayait de «surfer» sur une vague de peur de «l’étranger», d’un soi-disant «péril musulman» qui menacerait le Québec.
C’est tout à fait malhonnête pour le PQ d’agir ainsi et de cultiver cette peur, car c’est une erreur et un danger de diaboliser la religion musulmane, de mettre tous les musulmans dans le même panier. Tous les musulmans ne sont pas des membres d’Al Qaida! La réalité, c’est que la grande majorité des musulmans sont pacifiques et ne souhaitent pas l’usage de la violence, que ce n’est qu’un petit groupe de radicaux qui ont pris en otage l’Islam tout entier en interprétant de façon fondamentaliste les versets (sourates) du Coran dont certains, pris hors contexte et mal interprétés, peuvent en effet sembler justifier la violence contre les chrétiens et les juifs.
À ce sujet, le Pape François écrivait dans sa nouvelle exhortation apostolique Evangelii Gaudium (La joie de l’Évangile) sur la nouvelle évangélisation: «Face aux épisodes de fondamentalisme violent qui nous inquiètent, l’affection envers les vrais croyants de l’Islam doit nous porter à éviter d’odieuses généralisations, parce que le véritable Islam et une adéquate interprétation du Coran s’opposent à toute violence.»
Parlant de liberté religieuse dans les sociétés occidentales, le Pape François ajoute: «Le respect dû aux minorités agnostiques et non croyantes ne doit pas s’imposer de manière arbitraire qui fasse taire les convictions des majorités croyantes ni ignorer la richesse des traditions religieuses.»
D’autres observateurs encore plus perspicaces ont remarqué que ce n’était pas seulement la religion islamique qui était visée par cette charte du Parti Québécois, mais toutes les religions en général qui étaient attaquées, y compris la religion catholique. Quand on entend le ministre Drainville dire, en parlant des garderies (ou Centres de la petite enfance): «On a décidé de protéger les enfants, qui sont une clientèle plus influençable et plus vulnérable... On ne souhaite pas que les enfants soient exposés à quelque influence religieuse que ce soit », cela laisse supposer un mépris du fait religieux.
Le drapeau du Québec, formé de la croix chrétienne et de la fleur de lys française: sous prétexte de neutralité de l’État, devra-t-on retirer la croix? |
Dans une entrevue à La Presse Canadienne publiée le 13 septembre 2013, Mgr Pierre-André Fournier, archevêque de Rimouski et Président de l’Assemblée des évêques du Québec, déclarait: «Les évêques du Québec s’inquiètent des dérives du débat sur la Charte des valeurs. Il y a un grave danger: le militantisme antireligieux menace bien plus l’identité québécoise que l’ouverture aux religions... La fameuse question du voile fait diversion par rapport à l’enjeu fondamental, qui est la définition de la laïcité. C’est comme le magicien: tout le monde regarde quelque chose, alors que la vraie chose se passe ailleurs, on tire sur l’autre fil.»
Un an avant la présentation de cette charte, les évêques québécois avaient déjà cerné le problème en jeu (une attaque contre la religion) dans leur message pastoral intitulé Catholiques dans un Québec pluraliste, publié en novembre 2012:
«Parmi les gens qui se disent «sans religion» on trouve bien sûr des représentants du courant séculier pour qui la religion n’a tout simplement pas de pertinence et qui ne s’en préoccupent pas. Il y a parmi eux des gens qui se déclarent explicitement athées («Dieu n’existe pas») et d’autres, agnostiques («il est impossible de prouver l’existence ou la non-existence de Dieu»). Ce sont là des courants de pensée qui ont eu et qui ont toujours des promoteurs sérieux avec qui les croyants peuvent et doivent entrer respectueusement en dialogue.
Cependant, ce ne sont pas ces courants — que l’on pourrait qualifier de «classiques» — qui ont tendance à faire les manchettes aujourd’hui au Québec et ailleurs dans le monde, mais plutôt un certain militantisme anti-religieux qui s’oppose fortement à la religion et à sa présence sur la place publique. Parmi les arguments avancés pour soutenir cette idéologie, on entend souvent les suivants:
• La religion serait une affaire strictement privée. L’espace public devrait donc être libre de toute trace du religieux.
• La religion serait un phénomène rétrograde et dépassé. Les progrès de la science et de la civilisation devraient donc mener à sa disparition car ce ne sont que superstitions, croyances et prohibitions qui empêchent les gens d’atteindre leur plein potentiel et une vraie autonomie.
• La religion serait un instrument pour créer, imposer, maintenir et justifier des structures de pouvoir patriarcales et discriminatoires. Il faudrait donc en limiter l’influence le plus possible de façon à protéger les droits et libertés.
• Les religions seraient par définition des sources de divisions et de haine. Malgré leurs discours sur la paix et la fraternité, elles seraient toujours génératrices de violence et de guerres.
«Les débats qui ont cours depuis quelques années l’ont démontré: il y a actuellement, au Québec, plusieurs interprétations du mot “laïcité”. Tout le monde ne parle pas de la même chose en employant ce mot. Et de toute évidence, tout le monde n’a pas la même idée sur la mise en application concrète de la notion de laïcité.
«Une institution est dite “laïque” si elle est indépendante de toute confession religieuse. Elle ne privilégie pas une Église ou un groupe religieux en particulier. Elle ne les défavorise pas non plus. De leur côté, les Églises et groupes religieux n’ont pas de pouvoir dans cette institution.
On nous dit que la charte des valeurs est nécessaire pour soustraire l’État à l’influence de la religion. À quand une charte des valeurs pour soustraire l’État au pouvoir de la Haute Finance? |
«Cet emploi du mot “laïque” pour désigner “ce qui est indépendant de toute confession religieuse” peut être nouveau pour plusieurs catholiques qui seraient plus familiers avec l’usage traditionnel du mot, au sens de “qui ne fait pas partie du clergé”. Ce sens traditionnel fait référence au “laïcat”, c’est-à-dire à l’ensemble des baptisés qui ne sont pas membres du clergé, et non à la laïcité qui est le sujet du débat actuel au Québec.
«La laïcité est une notion qui s’applique à des institutions, et non à la société dans son ensemble. En effet, la société est composée de personnes qui ont toutes sortes de convictions, de croyances, de spiritualités et d’appartenances religieuses et les organisations religieuses font partie de la société. Celle-ci est donc pluraliste, plutôt que laïque.
«De plus, il ne faut pas confondre, comme il arrive parfois dans le vif des débats, laïcité et opposition à la religion. Dans un contexte de laïcité, il ne peut pas plus y avoir un athéisme officiel qu’une religion officielle.
«Le christianisme a été dès ses origines un mouvement qui s’est manifesté dans l’espace public. Jésus — c’est bien connu — attirait les foules. Il parcourait villes et villages de la Galilée, de la Judée et des environs, et on venait à lui de partout. Lors de sa dernière visite à Jérusalem, il a été accueilli par une foule en liesse et, le vendredi suivant, il a été crucifié sur la place publique. Quelques semaines plus tard, c’est à la foule des pèlerins venus à Jérusalem pour la fête de la Pentecôte que l’apôtre Pierre, rempli de l’Esprit Saint, proclame la résurrection du Christ et que l’annonce de la Bonne Nouvelle résonne dans toutes les langues.
«Par la suite, au cours des siècles, les places publiques ont accueilli les symboles et les monuments chrétiens, de même que les manifestions de foi comme les processions et les traditionnels chemins de croix. L’Église se veut une communauté ouverte sur la société et non une secte de l’ombre et du secret, même s’il y a eu — et s’il y a malheureusement encore — des persécutions et des tyrannies qui ont contraint les croyants, pour un temps, à la clandestinité ou à l’exil.
«Or, aux manifestations et symboles chrétiens s’ajoutent maintenant des signes et des pratiques auxquels la société d’ici n’était pas habituée. Il y a là un beau défi: celui d’aménager un espace public ouvert et accueillant, où puissent s’exprimer, dans le respect mutuel, les valeurs et les croyances des uns et des autres.
«Mais s’il s’agit d’un défi, on peut aussi y voir une occasion, une chance. Une chance de grandir comme collectivité. Une chance même d’ouvrir et de baliser des voies que d’autres sociétés pourront suivre, à l’exemple des Québécoises et des Québécois.
«Le fait de vivre dans une société clairement pluraliste est une situation que les générations précédentes de catholiques québécois n’auraient pas imaginée. Il nous faut donc, dans une certaine mesure, apprendre de nouvelles manières d’être chrétiens et chrétiennes catholiques dans une société qui ne se reconnaît plus nécessairement en nous.
«Être catholique dans une société pluraliste et dans un univers de communication et de réseaux, c’est être appelé à la rencontre de la différence: différence de foi, de pratiques religieuses (ou non), de convictions, d’opinions. Notre attitude sera celle de l’accueil, de l’ouverture, de l’écoute bienveillante et du respect.» (Fin du texte des évêques.)
«Ils blasphèment tout ce qu’ils ignorent» (Jude 1, 10), on pourrait dire cela des Québécois qui ont honte de leur passé et croient que la religion catholique est responsable de tous les maux, alors que c’est le christianisme qui a bâti la civilisation actuelle.
La devise du Québec est «Je me souviens», mais les Québécois se souviennent de quoi au juste aujourd’hui? Se souviennent-ils de leurs ancêtres qui sont venus de France pour fonder un pays chrétien en y plantant la Croix?
Dans ce débat sur la charte de la laïcité proposée par Pauline Marois, c’est une mauvaise compréhension de ce que signifie la séparation de l’Église et de l’État qui cause problème: en effet, dans ce cas-ci, c’est l’État qui empiète dans le domaine religieux, en voulant interdire le port de symboles religieux. Loin de cultiver le mieux vivre ensemble, cette charte divise plus que jamais. Non à une laïcité fermée qui veut éliminer de la place publique toute expression religieuse, mais oui à une laïcité ouverte qui respecte la liberté religieuse, qui respecte l’héritage de foi de 400 ans laissé par nos ancêtres.
Paroles du cardinal Stanisłas Ryłko, président du Conseil pontifical pour les laïcs, lors du XXVIème Colloque national des juristes catholiques, à Paris, le 16 novembre 2013: «À notre époque, la culture dominante enferme la foi dans le domaine strictement privé, éliminant Dieu de la sphère publique. Nous assistons à une véritable “christianophobie” et à un dangereux fondamentalisme laïciste. Dans les démocraties occidentales, là où l’on parle de tant de tolérance, la liberté religieuse est même sérieusement menacée. Le pape Benoît XVI a parlé d’une périlleuse expansion de ce qu’on appelle la “tolérance négative” qui, pour ne pas importuner les non-croyants ou les autres croyants, élimine tous les symboles religieux de la vie publique. Ainsi - paradoxalement - au nom de la tolérance, on abolit la tolérance elle-même. Une telle situation requiert indéniablement des fidèles laïcs le courage d’aller à contre-courant et d’être dans le monde un “signe de contradiction”. En outre, elle les sollicite à sortir des sacristies et du cadre des discours internes à l’Église, en devenant des témoins persuasifs de l’Évangile au cœur du monde.» |