C'est plutôt du Révérend Père Bouvier à Alvin Hansen que nous irons.
Relations de mars, et après cette revue L'Action Catholique du 8 mars, publiaient un article du R. P. Émile Bouvier, s. j., intitulé "Finances de guerre et Finance déficitaire".
Voici des constatations du R. P. Bouvier :
Pour la conduite efficace de la guerre, pour utiliser à plein les hommes et les matériaux, il a bien fallu franchir les bornes à l'emploi imposées pendant dix années par le "non-sens financier".
Comment l'a-t-on fait ? En élevant sans hésitation le plafond de la dette publique. Dès lors que la dette publique n'exige pas le remboursement du capital, mais seulement le service de l'intérêt, chaque haussement du plafond met en circulation de nouvelles sommes pour alimenter l'intérêt grossi.
Un particulier qui emprunte doit rembourser. Un gouvernement qui emprunte peut s'en passer. Toute la différence est là.
Un particulier se ruinerait en accumulant les emprunts sans rembourser et serait mis en liquidation. Un gouvernement peut prospérer sur la finance déficitaire. La peur d'un déficit national tiendra une population dans le chômage. L'augmentation de la'dette nationale supprimera le chômage, entretiendra une vaste armée, fera des montagnes de munitions de guerre, préparera une victoire et améliorera le niveau de vie de la masse.
Si celdpeut se faire pour la guerre, pourquoi pas pour les travaux de paix ? Il est vrai que, pour la guerre, le gouvernement intervient, des industries privées doivent fermer leur porte, les banquiers doivent prêter, la production commandée par l'E.tat doit remplacer la production libre, les travailleurs doivent être mobilisés et transplantés d'un point à l'autre du pays. Mais au moins on produit'et on mange : à quoi sert la liberté sans pain ?
Et c'est ainsi que, pour l'après-guerre, des plans se dessinent, modelés sur les méthodes de guerre. C'est la fin de la liberté personnelle.
Le R. P. Bouvier explique comment, en jouant avec le plafond de la dette, en orientant la fiscalité pour encourager les placements industriels, en pompant ici et en versant des allocations à une autre place, et surtout par l'embauchage d'État, un gouvernement pourrait entretenir après la guerre une prospérité basée sur l'emploi.
Pour les créditistes, qui croient que la production existe pour la consommation, et que le travail existe pour la production, puis qui refusent d'admettre qu'un développement du pays doive se représenter par une augmentation de la dette nationale, l'article du R. P. Bouvier classerait son auteur parmi ceux que, dans Vers Demain du 15 mars, M. Grégoire appelle "les hommes d'hier".
Non pas que le R. P. Bouvier veuille le maintien du chômage et de la, misère d'hier en face de l'abondance possible. Au contraire. Non pas, non plus, qu'il approuve l'immobilisation des gouvernements en face d'un trésor vide. Au contraire. Mais le R. P. Bouvier continue de lier la prospérité à l'emploi. Les biens existent déjà : produisez-en de nouveaux pour avoir le droit à ceux qui existent :
"Si vous ouvrez une usine de réfrigérateurs, vous embaucherez la main-d'œuvre. Grâce à son salaire, l'ouvrier dispose d'un pouvoir d'achat qui lui permet de se procurer radio, paletot, ameublement de salon, etc. Ces achats à leur tour encouragent l'industrie à étendre sa production, à augmenter le nombre de ses ouvriers......
Il est évident que la production de réfrigérateurs ne produit pas les radios, les paletots et les ameublements de salon. Au contraire, les ouvriers employés aux réfrigérateurs sont autant de moins disponibles pour les autres articles. Et pourtant, si vous ne fabriquez pas les réfrigérateurs, impossible d'avoir les radios, les paletots, les ameublements de salon qui attendent.
Cela signifie que la production des articles n'en finance pas l'achat. Il faut en fabriquer une deuxième série pour acheter la première, une troisième pour acheter la deuxième... De nouvelles industries pour avoir droit aux produits qui sortent des industries existantes. Et toujours plus, et toujours plus.
Si la machine intervient, si le progrès se permet de supprimer certains travaux, il faudra inventer d'autres choses, activer d'autres besoins pour occuper les hommes. Est-ce le but de la vie ? À quoi va nous conduire tout ce progrès ? Ne pourrait-on pas s'arrêter un peu et laisser à l'homme plus de loisirs, plus de temps, pour ses activités libres, même si ces activités ne lui donnent aucun salaire et ne placent rien sur le marché ?
Mais comment l'homme qui n'est pas employé à salaire pourrait-il se procurer les choses qu'il ne fait pas lui-même et qui sont là, devant lui ? Les créditistes ont une solution, mais le R. P. Bouvier ne s'en préoccupe pas. Il s'en tient au règlement actuel et doit en subir les conséquences.
La guerre finira. Puisque nous pouvons produire aujourd'hui pour 7 milliards et que nous ne consommons que pour 2.4 milliards, si nous voulons après la guerre maintenir l'emploi et le production au niveau actuel, il faudra, nous dit bien l'auteur, pousser la consommation de 2.4 milliards à 5.6 milliards, le reste allant en biens de capital. Nous en convenons.
Mais comment y arriver ?
"Par le remboursement de l'emprunt forcé, par la réduction graduée des impôts, par l'utilisation des bons de guerre, un régime d'allocations familiales, une législation sociale plus généreuse, et surtout par un programme de travaux publics."
Ces derniers mots "Surtout par un programme de travaux publics" sont caractéristiques.
À mesure que le progrès libère l'homme de la production matérielle, il reste l'immortelle solution pour ceux qui s'en tiennent aux règlements de distribution actuelle : Travaux publics. Embauchage par l'État.
L'embauchage intégral par l'État sera donc la récompense de l'application du cerveau à soulager les bras.
Tout le faible des théories et des plans de ce genre, c'est qu'ils partent du principe que l'industrie existe pour créer de l'emploi. Nous croyons qu'elle existe pour fournir des produits.
Les hommes d'hier ne peuvent pas dissocier revenu de travail. Les créditistes associent revenu et production — pas nécessairement revenu et travail. De là la divergence entre les hommes d'hier qui sont conduits à un État-travail et les hommes de demain qui orientent vers une, société à loisirs.
L'article du R. P. Bouvier semble tout imprégné des propositions soumises au Planning Board de Washington par le Dr. Hansen.
Alvin H. Hansen est professeur d'économie politique à l'Université Harvard. Et il semble qu'il soit actuellement l'économiste le plus écouté à Washington. Il semble même avoir pris de l'influence sur le vice-président Wallace et sur Milo Perkins qui parlaient en hommes de demain il y a une année, mais qui semblent faire machine arrière depuis quelques semaines.
Alvin Hansen, Maynard Keynes (Angleterre), Stuart Chase — ces noms ont bonne presse. On les présente comme des réformateurs, et ce ne sont que des révisionnistes ; comme des phares dans la préparation de l'ordre de demain, et ils n'osent ni supprimer les endetteurs universels, ni admettre que l'homme ait droit de vivre sans être embauché.
Toute la théorie de Hansen tient dans cette phrase, qui est de lui-même :
"L'industrie privée et le gouvernement ensemble doivent agir pour maintenir et augmenter la production et le revenu à un niveau suffisant pour procurer substantiellement de l'emploi à tout le monde."
Tout le monde employé, c'est l'objectif. La production n'est qu'un moyen. Et si l'industrie privée n'est pas capable d'employer tout le monde, l'État s'en mêle, parce que l'emploi est le point capital.
Nous reviendrons sans doute sur les théories du professeur Hansen, puisqu'elles font école.