Est-ce que nous promouvons, au Québec, une doctrine créditiste différente de celle qu'on enseigne ailleurs ? Le Crédit Social se présenterait-il sous différents états allotropiques ?
Il est bon de distinguer, en premier lieu, entre une doctrine prise en soi, considérée en elle-même, et son application à tel ou tel milieu. C'est là la distinction fondamentale entre l'essence et l'individu, entre une doctrine et son individuation. Une même technique monétaire, tout en ayant le même objectif et en suivant les mêmes lignes générales, doit, dans ses modalités d'application, s'assouplir aux contingences des divers milieux.
On peut présenter un système et des plans pour appliquer ce système. Un plan étant une tentative d'individuation d'une doctrine, les plans varient nécessairement.
Douglas, le père du Crédit Social, a formulé les principes fondamentaux du système créditiste ; mais il a aussi à l'occasion offert des plans sujets à modification sur essais ; ainsi un plan de réforme monétaire pour l'Écosse et un autre pour régler socialement le problème des mines anglaises. Ces plans ne doivent pas être confondus avec le Crédit Social comme tel : ils ne sont pas de l'essence du système.
Cette distinction entre système et plans, entre principes et applications, est d'autant plus nécessaire que nous parlons d'une réforme, — monétaire sans doute, — mais qui doit s'intégrer dans le social et dont les répercussioris sont d'ordre social.
Un catholique, convaincu de la justesse des principes monétaires du Crédit Social, ne peut pas ne pas souhaiter voir intégrée dans un cadre doctrinal complet la vérité monétaire que le créditisme apporte.
Certes la vérité propre d'une théorie, même d'ordre moral, ne dépend pas formellement de la religion du théoricien. On a bien vu l'Église adapter à la mentalité catholique les principes du scoutisme de Baden-Powell. Et il est arrivé qu'un païen, Aristote, a élaboré l'ensemble des principes de la vraie philosophie ; puis saint Thomas a baptisé et complété l'aristotélisme, à la lumière et sous l'influx du catholicisme. Apport objectif et confortations subjectives.
Ce sont-là des exemples que les créditistes du Québec ne perdent pas de vue. Ils se seraient étonnés davantage de voir naître le Crédit Social dans une tête protestante, s'ils n'avaient connu la distinction classique entre l'appartenance au corps et l'appartenance à l'âme d'une institution.
Pour ma part, en face du Crédit Social, j'ai raisonné de la façon suivante : "Nous, catholiques, nous ne sommes pauvres que de l'étendue de nos carences. En effet, nous sommes les seuls à détenir une doctrine philosophique et sociale, la philosophie et pas un système, qui peut assumer tout le vrai, tout ce qui communie au vrai, dans la transcendance des principes éternels, dans la sérénité de cadres de pensée intégraux. Prendrons-nous en face de toute vérité sociale nouvelle, réaliste et dynamique, une attitude négative, peureuse, chagrine, au risque d'être toujours devancés dans les réalisations pratiques par des étrangers à notre foi ? Redonnerons-nous au monde, de nouveau païen, le spectacle d'une chrétienté qui, comme celle de l'Europe, laisserait le champ ouvert aux élucubrations de n'importe quels aventuriers de la pensée et du social, simplement parce que nous dormirions sur nos principes ? Simplement parce que nous n'aurions pas eu le réalisme et le cran d'incarner nos principes dans une doctrine concrète, vivante, adéquate aux besoins immenses qui montent, au lieu de nous contenter de la contemplation béate et insuffisante de ces mêmes principes ?
"Ne vaut-il pas mieux nous réveiller, descendre en pleine vie, après mûre réflexion sans doute et bardés de nos principes, mais ouverts aussi à toutes les exigences sociales du monde moderne, à toutes les vérités qui vont à la dérive et que nous sommes les seuls à pouvoir rescaper et vivre pour le véritable bien commun ?"
Telles étaient mes réflexions. Je songeais aux paroles cinglantes du chanoine Pfliegler : "La faiblesse et l'irrésolution de l'Europe chrétienne en face de la détresse humaine est déconcertante."
"Il s'agit de savoir si à la solution purement humaine de la détresse sociale tentée par le bolchévisme russe, nous pouvons opposer une solution meilleure à base d'humanité chrétienne."
En un mot, selon le mot de Daniel-Rops, le communisme demeure le "dilemme des chrétiens."
Et je rencontrai le Crédit Social. J'y adhérai non pas tant à cause de sa technique d'abord, qu'à cause de son esprit et de ses idées-forces. Je ne suis venu à la technique qu'ensuite. Enfin je nous voyais en possession d'un système avec lequel nous pourrions lutter avec avantage contre le communisme, non seulement sur le plan des idéologies, mais bien sur "le plancher des vaches". Une doctrine qui, en outre, pouvait répondre à tout ce qu'il y avait en nous d'exigences personnalistes, universalistes, sociales, spirituelles, bref à tout ce vieux fond gréco-latin aéré et affiné encore par le commerce avec la vraie philosophie.
Me mettrais-je tout de go à l'école de Douglas ? Je pris, sans emballement, ce qui me parut vrai dans ses théories, conforme au réel, tout en me mettant en garde contre ce que j'appelle les tendances dissolvantes de la pensée moderne. Ce qui n'enlève rien au mérite et au génie de Douglas.
Nous touchons à un point névralgique. Nous sommes en présence d'un complexe d'erreurs connexes et interdépendantes, que je qualifie du terme générique de modernisme. Le protestantisme a créé l'atmosphère idéale à l'éclosion et au rayonnement de l'esprit moderne.
Sur le terrain social, comme sur les autres plans, cet esprit présente toujours les mêmes caractéristiques : empirisme, pragmatisme, libéralisme, démocratisme, matérialisme larvé, naturalisme, foi en un Progrès indéfini et fatal. (On trouvera une définition de ces termes en page 6).
La multitude des systèmes sociaux, des ordres nouveaux qui jonchent en vrac le champ de la pensée contemporaine, en particulier dans les milieux protestants, (châtiment spéculatif du péché contre l'unité chrétienne), porte la marque de ces tares initiales.
Dans ces perspectives, il est facile de comprendre qu'un vrai catholique, formé à nos disciplines humanistes, adhère, non seulement par obéissance comme il le doit d'abord, non seulement par inclination de cœur, mais en suivant la pente naturelle de son esprit, aux directives de ses autorités religieuses. À moins d'être de ces catholiques d'un type spécial et déliquescent, qu'on a classés sous l'étiquette du "libéralisme catholique."
Pie X condamne, dans l'Encyclique Pascendi, comme une grave erreur, l'opinion que "tout catholique, parce qu'il est en même temps citoyen, a le droit et le devoir, sans se préoccuper de l'autorité de l'Église, sans tenir compte de ses désirs, de ses conseils, de ses commandements, au mépris - même de ses réprimandes, de poursuivre le bien public en la manière qu'il estime la meilleure."
Cette intervention de l'Église pour objet la défense de ses droits inaliénables, l'Église alors garde même l'initiative de l'acte public du catholique. A-t-elle pour objet d'éclairer la conscience des citoyens, de leur signaler des dangers, des écueils, de leur rappeler les grands principes sociaux, le catholique doit un respect efficace, non seulement platonique, aux conseils de l'autorité, il les prend comme règle de conduite, tout en gardant l'initiative des actes à poser sur le plan particulier où il trime.
Les chefs du Crédit Social chez nous se soumettent spontanément à ces principes. Les avertissements venus d'en haut ne sont pas vains et nous indiquent des dangers contre lesquels il nous faut nous prémunir.
Ainsi l'inauguration de nos "Cours d'Humanisme Social" vise à donner spécialement à nos Voltigeurs un cadre de doctrine sociale aussi complet que possible. Complément nécessaire à leur formation active. L'esprit dont nous nous efforçons d'imprégner ces cours est à l'opposé de celui que décèlent les tendances modernistes soulignées plus haut.
Ajoutons, pour plus de précision, les remarques suivantes :
1o. — Attentifs aux avertissements de nos chefs spirituels, nous veillons à décanter la doctrine créditiste de toutes erreurs adventives qui, dans certains milieux, auraient pu la parasiter par accident. C'est tellement la mode, aujourd'hui où même "les vertus sont devenues folles", de faire "chanter"'des vérités partielles.
Dans cet esprit :
2o. — Nous intégrons (ceux qui suivent nos cours en sont témoins) nos principes de réforme monétaire dans un cadre de doctrine sociale complet.
3o. — Nous insistons sur la nécessité de toutes les réformes qui s'imposent : corporations, législation sociale, etc., et surtout formation d'hommes véritables, i. e. révolution dans les esprits et dans les cœurs pour obtenir l'évolution nécessaire dans les institutions. "Les hommes gagnent toujours à posséder des institutions meilleures qu'ils ne sont", mais en fin de compte la réforme des institutions dépend de la réforme primordiale de certains hommes.
4o. — Nous croyons tout de même avoir le droit de souligner l'importance capitale de la réforme monétaire, mais tout en appuyant fortement (on aimerait tant à nous prêter de ces idées) sur ce qu'il y aurait d'illusoire et d'enfantin à croire que la seule réforme monétaire, de soi, formellement, règle toute la question sociale.
5o. — Nous sommes pour le Crédit Social, parce que nous croyons (certitude de science et non de foi) que le Crédit Social est le seul moyen de sauver ce qu'il y a de sain dans le capitalisme et de vivre une juste conception de la propriété privée.
6o. — Comme conséquence, ceux qui lisent sérieusement Vers Demain savent qu'il ne s'agit pas du tout par Crédit Social d'égale répartition de la richesse, de centralisation de la monnaie aux mains de l'État (ce qui serait du socialisme monétaire), ni de participation égalitaire aux bienfaits de la science et du progrès, ni d'actionnariat d'État.
7o. — Étant surtout en garde contre la tendance centralisatrice, collectiviste et socialiste, si généralement manifeste aujourd'hui dans les pays où l'on a cru trouver la liberté en s'affranchissant du magistère de Rome, nous gardons jalousement l'autonomie de notre mouvement créditiste dans le Québec, même au risque de froisser des groupes amis. D'ailleurs, nous constatons que le major Douglas et tous les principaux auteurs créditistes combattent résolument la tendance centralisatrice et favorisent les autonomies régionales. Par sa technique monétaire, le Crédit Social ne tarit-il pas une des sources principales de toute centralisation ?
En un mot, disons que nous sommes créditistes parce que, pour nous, le sang monétaire né d'une application des grands principes créditistes est nécessaire à l'organisme social formellement constitué de corporations, comme un sang est nécessaire au corps humain monté d'organes. Nous sommes créditistes, parce qu'il nous paraît que l'essence du Crédit Social est à base de philosophie personnaliste et communautaire, non pas individualiste. et collectiviste.
EMPIRISME : absence de principes premiers qui fait qu'on va à l'aventure. Résultats : le sociologisme à la place de la sociologie ; ex. la plupart des réformateurs du parlement fédéral ; — l'opportunisme à la place d'une doctrine ; ex. les politiciens dans tous les domaines.
PRAGMATISME : seule préoccupation des résultats ; l'efficiency ; la pratique tronquée ; le réalisme myope et non spiritualiste.
LIBÉRALISME : la liberté n'est plus un moyen, mâis une fin en soi ; pas de liberté des consciences, mais liberté de conscience.
DEMOCRATISME : le peuple souverain dans le sens qu'il serait même la source de l'autorité. La vérité serait la demi-somme des opinions plus un. La démocratie serait notre parlementarisme tel qu'il fonctionne, "cul par-dessus tête."
MATÉRIALISME LARVE : tout guérir par des techniques seulement. Primauté du social.
NATURALISME : l'homme peut se sauver socialement par l'appel à ses seules énergies.
FOI EN UN PROGRÈS INDÉFINI ET FATAL : dans un sens absolue, i. e. foi en une marche ascendante de l'histoire qui, de fait, par le seul progrès scientifique et technique, libérerait toujours davantage l'homme.
Toutes ces erreurs sont intimement liées et, en leur esprit profond, postulent la négation du péché originel et par suite le refus de l'Incarnation et de la Rédemption.
Il convient d'ajouter que beaucoup de catholiques, par déficience, combattent ces erreurs de façon inadéquate, par les contraires plutôt que par les contradictoires, en tombant dans une erreur opposée.