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Le plus possible pour rien

Maître J.-Ernest Grégoire le lundi, 01 mars 1943. Dans Philosophie

"Rien pour rien. Il faut que l'argent soit gagné. Il faut que l'homme peine pour gagner son pain matériel..."

N'est-ce pas à cela que se résume presque toute l'argumentation des adversaires du Crédit Social ?

Sur quel terrain ?

Sur quel terrain se placent les objecteurs ? Sur le terrain moral ? Sur le terrain philosophique ? Sur le terrain économique ?

Nous en avons entendu un affirmer que c'était sur le terrain strictement économique. Il avouait qu'il ne voit pas le moindre péché à faire des ca­deaux à quelqu'un, dès lors qu'on ne prend pas le cadeau dans la poche du voisin. Lorsque le Crédit Social prend l'abondance non distribuée, l'abon­dance dont l'accumulation mortifie les producteurs eux-mêmes, lorsqu'il prend cette abondance sans la voler, en la payant avec un argent créé spécia­lement pour la circonstance, et qu'il la distribue aux consommateurs en besoin, il ne prend sûre­ment rien dans la poche de personne.

Cet objecteur éilminait donc la considération morale. C'est un prêtre, d'ailleurs, et il sait assez quelle abondance Dieu lui-même a placée gratui­tement à la disposition des hommes, même dans l'ordre matériel.

Il sait assez que l'air est gratuit, que l'eau des rivières est gratuite, que la lumière et la chaleur du soleil sont gratuites, que le régime des pluies est gratuit, que d'immenses sources naturelles d'é­nergie furent placées gratuitement par la Provi­dence dans notre pays surtout, et que, si le peu­ple de ce pays ne bénéficie pas de cette gratuité, c'est parce que des mains de voleurs l'ont saisie.

Il sait tout cela. Il connaît la grande libéralité du Créateur, et il ne voudrait pas accuser le Créa­teur de pécher contre la morale. Il se retranche donc sur le terrain économique, et nous serons heureux de l'y rejoindre tout à l'heure.

Mais il en est d'autres, peut-être portés à pren­dre leurs impressions pour des principes, leur con­servatisme pour l'immutabilité, qui ne peuvent admettre l'idée d'un homme mangeant un mor­ceau de pain qu'il n'a pas contribué à fabriquer.

Sans s'en douter, ils laissent passer tellement d'exceptions que leur principe devient difficile à maintenir. Ils n'auront aucune objection, par exemple, à ce qu'un enfant soit nourri sans travailler. Le père, disent-ils, gagne leur pain pour eux.

Ils ne s'opposent point à ce qu'une personne hé­rite d'une fortune qui la dispense de travailler à salaire toute sa vie. Même adulte, cette personne a le droit de profiter des activités, souvent des spéculations heureuses, du père ou du grand'père. Ils n'y voient point de mal.

La loi du "gagne toi-même le pain que tu man­ges" n'a point l'air si rigide que cela.

Pourquoi alors refuser au grand nombre le droit de profiter des accumulations scientifiques de l'humanité, des ressources naturelles communes de leur pays ?

Les objecteurs moraux veulent des hommes ac­tifs. Mais l'homme est naturellement actif, surtout lorsqu'il a le choix de ses activités. Est-ce que la plus grande punition à infliger même à un enfant n'est pas de le condamner à l'inactivité ?

L'homme tâche évidemment, le plus possible, de se soustraire à des labeurs qu'il n'aime pas. Il tâche aussi, le plus possible, de se soustraire à la domination par d'autres, à l'obligation de faire ce que d'autres lui font faire, souvent contre son gré, contre ses attraits.

Nos moralistes de l'emploi ont justement com­me théorie l'embauchage intégral, l'obligation pour les hommes d'accomplir un travail vendable. Nous les défions de pouvoir justifier moralement cette théorie.

Elle aurait une justification économique, si l'em­bauchage intégral était nécessaire pour fournir as­sez de biens pour répondre aux besoins. Certaine­ment pas lorsque les biens s'accumulent et n'at­tendent que des preneurs.

Pour peu que les créditistes discutent la ques­tion du dividende national ou de l'escompte com­pensé avec des adversaires du dividende, ils remar­quent une chose. Si l'interlocuteur oppose une ob­jection morale, et que le créditiste répond sur le terrain moral, l'interlocuteur amène un argument économique. Si c'est une objection économique qu'oppose l'adversaire, dès que le créditiste ap­porte sa réfutation sur le terrain économique, l'ad­versaire introduit un argument moral.

Il faudrait pourtant situer la discussion. Si l'on soutient que le dividende national va faire de son bénéficiaire un débauché, un désœuvré, un mau­vais père de famille, on est sur le terrain moral. Qu'on y reste, et qu'on prouve tout ce qu'on avance.

Si l'on soutient que le dividende national va créer la pauvreté dans le pays, paralyser la pro­duction, entraver la distribution, décourager l'é­tude et les inventions, on est sur le terrain écono­mique. Qu'on y reste donc et qu'on prouve toutes ces choses.

Pour aujourd'hui, nous laissons le point de vue moral pour ne parler que du point de vue écono­mique. Pas, cependant, sans rappeler la remarque de Jacques Maritain (Humanisme Intégral, page 204) :

"Nous pensons que, dans un régime où la conception plus sociale de la propriété serait en vigueur, cet axiome ("rien pour rien") ne pourrait pas subsister. Bien au contraire, la loi de l'usus communis porterait à poser que, du moins et d'abord pour ce qui concerne les besoins premiers, matériels et spirituels, de l'être humain, il convient qu'on ait pour rien le plus de choses possible... Que la personne humaine soit servie dans ses nécessités pri­mordiales, ce n'est après tout que la première condition d'une économie qui ne mérite pas le nom de barbare".

Donc, à la place du "rien pour rien" : "le plus possible pour rien". Dit encore le grand philoso­phe thomiste :

"Les principes d'une telle économie con­duiraient à mieux saisir le sens profond et les racines essentiellement humaines de l'idée d'héritage, en telle sorte que... tout homme, en entrant dans le monde, puisse effective­ment jouir, en quelque sorte, de la condition d'héritier des générations précédentes".

Point de vue économique

Le caractère dominant des activités économi­ques de l'homme, c'est la recherche du maximum d'effets avec le minimum d'efforts.

Toute amélioration, toute invention, toute ap­plication scientifique, toute exploitation des éner­gies extra-musculaires, ont justement cela pour but : produire autant avec moins d'efforts, pro­duire plus avec autant d'efforts, et même produire plus avec moins d'efforts.

Mais on ne produit pas pour le plaisir de pro­duire. On produit pour consommer, pour satisfaire des besoins. C'est donc dire que l'homme, juste­ment parce qu'il est un homme, parce qu'il est un être intelligent capable de progrès, cherche cons­tamment le moyen de satisfaire ses besoins avec moins d'efforts.

Le "rien pour rien" est donc essentiellement an­ti-économique. Au contraire, beaucoup pour peu de chose, beaucoup de résultats avec peu de dé­penses d'énergies, est tout à fait économique.

Je presse un bouton et j'attelle ainsi un puis­sant moteur sur des machines qui vont fournir des chaussures, des vêtements, des matériaux de cons­truction. C'est très économique. Ce serait absolu­ment anti-économique de délaisser le bouton, le moteur, les machines et de consacrer mon temps et le temps de beaucoup d'autres hommes à pro­duire les mêmes résultats.

Mais qui va avoir ces chaussures, ces vêtements, ces matériaux de construction, faits par la ma­chine ? S'ils ne vont pas aux hommes, sous prétexte que les hommes n'y ont pas mis la main, il devient inutile de les produire, et on arrêterait d'ailleurs de les produire, comme on a fait pendant une décade. Mais alors, outre que l'économie n'atteint pas sa fin  —  satisfaire les besoins temporels des hommes  —  il est anti-économique de laisser des machines rouiller, des forces humaines se détério­rer.

Le règlement qui oblige à participer à la produc­tion pour avoir droit aux produits est anti-écono­mique, puisqu'il s'oppose à l'exploitation d'éner­gies qui remplacent avantageusement, au point de vue résultats, l'emploi de la seule force muscu­laire des hommes.

Le règlement qui limite aux efforts les droits aux produits est anti-économique, puisqu'il em­pêche la distribution des produits dans la mesure où les produits augmentent avec une diminution d'efforts.

La technique créditiste de distribution, qui in­troduit le dividende dans la mesure où le salaire disparaît, qui introduit la distribution gratuite dans la mesure où l'effort diminue en face des mê­mes résultats, ou dans la mesure où les résultats augmentent sans enrôler de nouveaux efforts, cette technique-là est tout à fait économique.

On a blâmé, avec raison, le régime des secours directs, même au point de vue économique (nous faisons ici abstraction du point de vue moral). Le secours direct n'a jamais eu comme but ni comme résultat d'équilibrer le pouvoir d'achat avec la ca­pacité de production. Puis, pour avoir droit au secours direct, il fallait s'abstenir de tout travail productif : c'était certainement anti-économique.

Le plan Bouchard, et d'autres analogues sont loin aussi d'être économiques. Il était tout à fait anti-économique de remiser les moteurs et les chevaux, et d'atteler des hommes sur les machines de la voirie, sous prétexte d'occuper le monde, de les faire mériter le pain qui moisissait à cause du règlement que nous critiquons.

Le dividende du Crédit Social n'est point du tout lié à l'abstention de travail. Il va au salarié comme au non salarié.

La récompense à l'effort demeure ; elle va à ceux qui fournissent les efforts. Mais quelque chose pour rien, le plus possible pour rien, va à tous à mesure que le progrès diminue l'effort nécessaire.

Il reste d'ailleurs à prouver que le dividende soit strictement quelque chose pour rien. Les créditis­tes ont leur théorie sur l'héritage culturel, et le di­vidende est, selon eux, le revenu d'un capital dont tous sont co-propriétaires.

Maître J.-Ernest Grégoire

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