L'homme a été créé pour connaître, aimer et servir Dieu.
Voilà une vérité que nous enseigne le petit catéchisme, et c'en est une qu'il ne faut pas perdre de vue dans l'établissement d'un ordre nouveau pour l'après-guerre. Même ceux qui travaillent dans le profane doivent tenir compte de cette fin, sous peine de tomber dans le désordre, parce que l'ordre temporel doit rester subordonné à l'ordre spirituel.
L'homme a été créé pour connaître, aimer et servir Dieu.
Cependant, combien semblent croire que le but de la vie de l'homme, c'est le travail quotidien pour la production de biens temporels !
Pour eux, l'ordre nouveau d'après-guerre doit consister, avant tout, à assurer du travail à tous les hommes. Du travail. Pas du travail libre, que vous faites dans votre maison ou dans votre jardin. Celui-là, il ne dépend que de vous de vous en tailler à loisir. Mais du travail salarié, du travail vendable.
Si le gouvernement peut trouver du travail vendable pour tout le monde après la guerre, la guerre n'aura pas été en vain, paraît-il.
Ne lit-on pas présentement, non seulement dans les grands journaux qui existent pour leurs actionnaires, mais même dans les feuillets de propagande de nos meilleurs mouvements sociaux, des phrases comme celles-ci :
"Si l'on a trouvé de l'ouvrage pour tout le monde pendant la guerre, on doit en trouver également après la guerre.
"La guerre fournit de l'emploi à tous les travailleurs, la paix doit en garantir autant...
"Les gouvernements doivent organiser leur politique de façon à procurer du travail à tous les hommes valides après le conflit.
"Il est du devoir des hommes d'État de veiller à ce que chacun ait de l'emploi après la guerre...
"L'ordre nouveau doit avant tout assurer de l'emploi à tout le monde...
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Tel serait donc l'objectif de la guerre : mettre au monde un ordre dans lequel tout le monde soit bien embauché.
On se battrait donc pour avoir l'assurance de pouvoir travailler après le conflit ! Et l'ironie de la chose, c'est que nous faisons la guerre justement à des nations chez lesquelles tout le monde était bien employé dès avant la guerre !
L'Allemagne occupait tous ses bras valides à se monter une machine de guerre formidable.
L'Italie, par sa politique intense de colonisation africaine, de retour à la terre et le maintien d'une armée et d'une marine militaire grandissantes, assurait du travail à tous ses citoyens.
Si l'on fait la guerre pour mériter un régime qui donnera du travail à tout le monde, cessons donc immédiatement de nous battre contre des peuples qui ont vécu et vivent encore cet idéal.
Si, au contraire, nous nous battons pour débarrasser le monde de régimes qui obligent tous les citoyens à travailler et les enrégimente à l'ouvrage malgré leur volonté, demandons à nos gouvernants autre chose que de l'emploi pour l'après-guerre.
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Les créditistes semblent être les seuls à avoir le sens des objectifs. De même qu'ils savent que la production existe pour fournir des biens, et non pour occuper des bras, de même aussi ils savent demander des loisirs généralisés lorsque les biens existent déjà en abondance.
Les créditistes demandent des loisirs pour tout le monde, non pas tant pour se reposer du labeur quotidien que la machine doit rendre de plus en plus léger, que pour permettre à l'homme, à tous les hommes, de mener une vie pleine.
Des loisirs, non pas l'abjection du chômage forcé. Des loisirs, c'est-à-dire, du temps pour des activités libres, pour des occupations de son choix. Des loisirs, pendant lesquels l'homme, pourvu des moyens de bien vivre, peut orienter sa vie vers autre chose que le production d'articles pour le marché.
Pour comprendre que des loisirs puissent être au programme d'une vie humaine, il faut se rappeler, encore une fois, que l'homme n'a pas été créé bête de somme ; l'homme n'a pas été créé pour travailler à produire huit, dix ou douze heures par jour, six ou sept jours par semaine. L'homme a été créé pour connaître, aimer et servir Dieu ; et il peut très bien s'appliquer à connaître, aimer et servir Dieu sans être soumis à l'embauchage intégral.
Mais, diront de bonnes âmes nourries de vieux clichés, comment pouvez-vous réclamer des loisirs pour la multitude ? C'est contraire au bon sens, cela ne s'est jamais vu. Puis, l'homme n'est-il pas condamné à peiner sur la terre, à gagner son pain à la sueur de son front ? L'homme n'a-t-il pas péché, et ne doit-il pas expier son péché en travaillant du matin au soir et d'une année à l'autre ?
Que l'obligation de gagner son pain à la sueur de son front soit une conséquence du péché, oui ; mais ce n'est pas pour cela le but de la création de l'homme. Et si Dieu, qui a admis la Rédemption, permet à l'homme un adoucissement dans ses conditions matérielles de vie, faut-il, au nom de la sentence prononcée le soir du péché d'Adam, bannir tout adoucissement et traiter l'homme comme s'il n'existait que pour gagner son pain matériel à la sueur de son corps, avec tant de fatigues qu'il ne pourra pas s'occuper du pain de son esprit ?
Le péché n'a pas été le but de la création de l'homme ? Dieu a créé l'homme pour le connaître, l'aimer et le servir.
Le péché fut un accident dans l'histoire de l'humanité. L'obligation de gagner son pain par le travail est une conséquence de l'accident, non pas une conséquence de la création.
Si nous avons le droit, et même le devoir, de nous servir de la science médicale pour nous aider à nous guérir des suites fâcheuses d'un accident du corps, afin de conserver notre vie le plus longtemps possible, nous avons aussi le droit et le devoir de nous servir du progrès en général pour adoucir les fatigues de la vie et prolonger nos années. Nous avons le droit et le devoir de nous servir du progrès pour "élever les hommes à ce degré d'aisance et de culture qui, pourvu qu'ils en usent sagement, ne met pas obstacle à la vertu, mais en facilite au contraire, singulièrement l'exercice" (Quad. Anno)
Ce sont surtout les peuples catholiques, nous semble-t-il, qui devraient chercher le bénéfice de ce progrès, puisque ce sont eux qui sont le plus capables de se servir sagement d'un degré d'aisance et de culture.
L'aisance et la culture, sagement utilisées, facilitent l'exercice de la vertu. Pourquoi donc certains moralistes, jugeant leur prochain incapable de se servir sagement de l'aisance et de la culture, veulent-ils le maintenir dans une condition où la vertu est plus difficile ? Ces moralistes sont inconséquents avec eux-mêmes : plus ils trouvent leur prochain imparfait, plus ils devraient s'efforcer de lui faciliter l'exercice de la vertu.
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Le travail n'est pas une fin, mais un moyen. Pourquoi donc demander aux gouvernements une législation qui a le moyen comme fin ? Surtout lorsque le moyen est de moins en moins nécessaire pour obtenir la fin de la vie économique.
Que la fin temporelle cherchée dans l'ordre nouveau soit donc de faciliter l'acheminement de l'homme vers sa fin dernière. Que ce soit donc de permettre à la multitude l'accès au degré d'aisance et de culture rendu possible par les progrès accumulés de la science appliquée.
Si les règlements de la distribution des biens matériels ne s'y prêtent pas, ce sont justement ces règlements-là qu'il faut modifier. Non pas les maintenir et demander pour les hommes un ordre d'écurie.
L'homme a été créé pour connaître, aimer et servir Dieu.
René DE BLOIS