vd 1 déc 1939 p3 ; 1,086 mots
Dans notre dernier article, nous avons dit quel est pour nous le problème social actuel, le problème tout court : la misère au sein de l’abondance.
Notre énoncé a pu sembler énigmatique, voire simpliste, même empirique, aux grands économistes officiels et à certains sociologues, qui se grisent quotidiennement, dans la tiédeur de leur chambre, de la splendeur inaccessible de leurs thèses sans fissures.
Aujourd’hui, nous ouvrons une digression qui n’en est pas une en réalité, à nos yeux, car nous nous attaquerons à l’un de ces demi-jugements, à l’une de ces interprétations partielles et partiales de volatiles et aériennes compétences, "bien à l’abri derrière le bouclier de leur intellectualité" — jugements avortés et interprétations bâtardes, qui bloquent toute tentative efficace de réforme véritable, bref qui embourbent notre Problème dans le maquis d’une Pensée sociale chrétienne tronquée et trahie, inconsciemment et bien naïvement la plupart du temps. Corruptio optimi pessima, répéterons-nous.
Et qu’on nous entende bien ! Nous n’avons pas l’inconscience et l’ingénuité de vouloir faire la leçon à l’Église enseignante. Nous savons que, en général, les catholiques sont toujours au moins cinquante ans en retard sur leur Chef et sur leurs chefs. Nous distinguons entre la Doctrine Sociale de l’Église, splendidement couronnée par les grandes encycliques universellement connues, et la piètre conduite des catholiques, leur inconséquence et leur peu d’empressement à travailler à la concrétion de cette doctrine.
Nous songeons à l’attitude chloroformante de certains apôtres sociaux, qui semblent croire qu’une action sociale n’est chrétienne qu’en autant qu’elle possède l’art byzantin de noyer les hardiesses verbales dans l’inefficience flagrante de formules obstinément et définitivement abstraites ; l’art de louvoyer avec subtilité entre les appels de la misère qui monte et la "bienfaisance" d’un "ordre" de choses dont ils vivent.
On joue à la bascule, avec élan et sincérité, entre l’enfer des gueux et le ciel des bourgeois, dans la caresse alternée ou symétrique de la chèvre et du chou. Acrobatie épuisante que celle de ces pauvres encaqués du moralisme formel, qui excorient avec prudence les problèmes trop compromettants, et radoubent un monde naufragé, à grands renforts de salive, de résolutions, d’écrits poussifs et de sociétés académiques.
Oh ! les chamarrures et les passementeries du pharisaïsme social !
Ajoutons encore, pour éviter toute méprise, au grand dam des vrais coupables, le plus souvent par omission, qui cherchent toujours un bouc émissaire à sacrifier à leurs lâchetés et à leur orthodoxie, que les lignes précédentes ne camouflent aucun soupçon d’anticléricalisme. Nous ne visons pas des groupes, mais nous parlons à des personnes. Et il est telle chose que nous avons appelée "la démission du laïcat". Pour nous en tenir au Québec, qu’on se rappelle les magistrales conférences de messieurs l’abbé Groulx, Esdras Minville et Victor Barbeau, sur la démission de notre bourgeoisie et, en plaçant ces conférences dans la perspective d’un catholicisme intégral, donc pensé et repensé, vécu et social, l’on démêlera plus sûrement le fil des responsabilités.
D’ailleurs, il n’appartient pas, que nous sachions, au clergé, comme tel, d’élaborer la technique d’un ordre économique et d’un système financier acceptable à la raison. En outre, il faut se garder de la manie, par trop facile et trop répandue, de damner globalement tel groupe ou d’encenser sans mesure tel autre. La vie est plus "vivante", plus fine et plus nuancée. Il faut s’élever vraiment au plan des personnes, sur lequel plan il apparaît à l’évidence qu’on doit juger chacun à ses actions, et non par rapport à sa classe sociale. La valeur sociale d’un homme est, en effet, fonction de sa personnalité, de sa sincérité, de son dynamisme au service d’un idéal. Il se rencontre des pleutres dans tous les cadres, comme il se trouve, dans tous les milieux, des VALEURS pour s’élever au-dessus de la médiocrité de leur entourage.
Et si l’on peut porter des jugements d’ensemble sur les différents groupes sociaux, pour faire de la philosophie sociale, il reste qu’un jugement définitif, relatif assurément, et existentiel, et efficace, est fonction de la personne.
Nous voici au seuil de l’analyse d’un de ces jugements avortés, auquel le naturalisme chrétien, le pharisaïsme social et un reliquat de jansénisme ont réduit le plus dense des aphorismes du Christ :
"Cherchez d’abord le Royaume de Dieu et sa justice, et tout le reste vous sera donné par surcroît".
Commençons par le naturalisme chrétien, dans lequel nous nous empêtrons depuis au-delà de trois siècles.
"D’abord le Royaume de Dieu..." Tous nos catholiques du jour, entêtés bourgeois, font justement le contraire. Ils cherchent du travail, une bonne position, le succès, quand ce n’est pas la jouissance et le plaisir. Ils espèrent le Royaume des cieux par surcroît. Encrassement général et tenace !
Les pires sont les humanistes ratés de nos officines à diplômes. (Qu’on ne voie pas dans cette chiquenaude la condamnation particulière de nos institutions d’enseignement. Elles ont au moins l’avantage de bénéficier du ferment de la Vérité catholique et elles enseignent les rudiments d’une méthaphysique, grâce aux manuels ad mentem sancti Thomae.) Tentez d’entamer, de manière ou d’autre, la cuirasse de leur aveuglement et de leurs préjugés ; ils vous jetteront à la face ce sarcasme décisif : "Vos théories sont belles, mais peu pratiques". Et voilà ! Vous êtes un idéaliste, un pourfendeur de chimères. Eux, ils sont les réalisateurs avertis, dont le sens du concret permet à votre cerveau mité d’échafauder les naïves constructions de vos rêves vains.
Vous voyez la méprise. Ils confondent pratique et pragmatisme. Le pratique est, en effet, un de ces termes oblitérés par l’usage, profanés, violés, frère d’infortune des mots : mystique, démocratie, idée et de combien d’autres.
Et que de confusions nichent dans cette erreur initiale, dont l’une est celle du bien individualiste (sic) avec le bien personnel.
C’est simpliste et pitoyable.
Pour les naturalistes chrétiens, i.e. pour nous tous à peu près, "cherchez d’abord le Royaume", c’est une formule toujours de mise dans la bouche de ceux qui
"tirent profit des mérites des saints, et nourrissent de la gloire des crucifiés les lieux communs de leur éloquence et la prospérité de leurs entreprises". (Humanisme Intégral).
C’est la messe du dimanche, des communions assez fréquentes, ne pas blasphémer, ne pas tuer, ne pas commettre d’adultère, etc... ; en un mot, c’est un en-cas, une police d’assurance qu’on prend sur l’autre vie. On ne perd rien et l’on peut tout gagner.
On ne sert pas Dieu, on s’en sert.
"Il faut de la mesure en tout et prendre garde de venir fou avec la religion", cette phrase résume le naturalisme chrétien.
(À suivre)
Théophile BERTRAND