Vd 15 nov 1939 p3 ; théophile bertrand ; 682 mots
Dans le présent article et dans ceux qui suivront, nous ne parlerons pas de la question sociale socialement, c’est-à-dire au point de vue de l’ordination de l’homme à la vie sociale ; nous en parlerons par rapport au bien spirituel, c’est-à-dire que nous présentons des méditations sociales dans lesquelles le social est en quelque sorte traité théologiquement.
Comme nous l’avons souligné, et nous y revenons avec plus d’insistance encore, il nous faut être surtout en garde contre la tentation habituelle de tous les penseurs, tentation au prorata de la perfection de leur verbe, d’autant plus puissante et subtile qu’il sait plus et mieux : le chavirement, non pas "par en haut, dans la Charité", mais dans les flots berceurs de son "temps psychologique", cantonnement dans les limbes d’un subjectivisme sublimé, enlisement dans les splendeurs des signes, évasion dans le monde de ces "riens incassables" que sont les essences, dans le monde du réseau immatériel d’étais indestructibles que sont les structures ontologiques des êtres.
Cette tentation, nous croyons qu’elle est le drame poignant des intellectuels chrétiens. Illusion qui bloque, ou du moins recule sans cesse, l’avènement d’un ordre social qui soit acceptable.
La question sociale a donc bien ses prodromes métaphysiques et noétiques.
Sans aucun doute, il faut une vue panoramique des problèmes, pour les syntoniser adéquatement ; et celui qui tient la vérité au centre ou au sommet, est aussi plus apte à la tenir à la périphérie ou à la base. Mais encore faut-il qu’on travaille à la tenir à la périphérie et à la base.
Sans aucun doute, il nous faut des penseurs qui ont su échapper au verbalisme, dépasser "l’idée-mot" et "l’idée-sentiment", pour atteindre la vie adamantine et turgescente qui foisonne au cœur des choses et des événements, sous le voile des apparences sensibles. Mais il faut aussi qu’ils aient dépassé l’idée-idée, qu’ils aient "perdu leur âme", semé leur verbe, pour vaincre les charmes de l’intellectualisme, garder le sens du réel, et enfin apprivoiser la terre à la lumière qu’ils portent en eux.
J’allais chercher une transition, lorsque j’ai songé à ces paroles de saint Paul, l’incomparable Docteur de la doctrine du Corps Mystique.
"Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, je suis comme un airain sonnant et une cymbale retentissante." (Cor. XIII, 1-2.)
Rapprochons de ce texte un passage de la première épître de saint-Jean :
"Si celui qui a des biens de ce monde voit son frère dans le besoin, et lui ferme ses entrailles, comment l’amour de Dieu demeurerait-il en lui ? Mes petits enfants, n’aimons point de parole ni de langue, mais en œuvres et en vérité." (Ch. III, 17-18.)
Et ces paroles de saint Jacques :
"Celui qui sait le bien à faire et qui ne le fait pas, est coupable de péché." (Épitre, IV ; 17.)
Je crois, pour le moment, superflu de gloser sur de telles paroles, tombées de telles bouches. Dans la perspective des horizons qu’elles ouvrent, et sous l’emprise de leur onction, je vous prie seulement de réfléchir devant ce fait déconcertant de notre monde moderne : La misère au sein de l’abondance. Le problème est là.
La grande tâche qui s’impose aux chrétiens actuels, c’est de s’attaquer à ce problème ; c’est de travailler à préparer "la réfraction de la vérité évangélique dans le social." La grande question pour nous, c’est de nous pencher sur les pauvres, sur la Pauvreté.
Pourtant, quelles sont nos réactions en face des misères de l’humanité, au sein de la misère des nôtres ? Citons cette réflexion de Daniel-Rops :
"Le fait de l’inégalité sociale "imméritée", celui de la misère, quelques autres analogues, n’apparaissent pas à la conscience chrétienne avec la violence suffisante. Ils ne l’empêchent pas de dormir."
Oui, démission du laïcat, des laïques chrétiens, sur les plans social, économique et politique,... et c’est une question d’Amour !
Mais il y a, en outre, carence du laïcat sur ces mêmes plans,... et c’est une question d’Intelligence, de Compétence !
Et les pauvres pleurent, en portant le fardeau de l’humanité en marche vers d’inéluctables destins.
Théophile BERTRAND