Pendant que, dans la Beauce et ailleurs, aux portes des églises, dans les gares de chemins de fer, partout où affluait le monde, des jeunes Canadiennes offraient pieusement des petits rubans pour solliciter l'aide à la Russie, des magasins de Québec offraient à leurs comptoirs des drapeaux de la faucille et du marteau.
C'est sans doute pour acquitter une dette de gratitude. À un monde chrétien qui donne l'aide matérielle, le débiteur reconnaissant se hâte de faire l'aumône spirituelle de son idéal communiste.
Gageons que Victor Dubé, le patriote attentif et zélé de la Gendarmerie Royale de Québec, n'a rien saisi ni servi de sommation à personne.
D'ailleurs, quelle loi défend d'acheter ou même d'afficher le drapeau de la faucille et du marteau ? Si c'est le drapeau du communisme, c'est aussi celui de la Russie, et n'est-il pas à l'honneur partout où l'on honore les Nations-Unies ! Quel mal à ce qu'un pays sans drapeau arbore celui de la dernière fiancée ?
Puis, n'avons-nous pas appris à faire des distinctions depuis quelques mois ? N'avons-nous pas appris à dissocier Russie de communisme ? N'avons-nous pas appris à dissocier Tim Buck de la doctrine qu'il prêche ? N'avons-nous pas appris à saluer en lui, non plus le communiste que la police fit mine de rechercher pendant deux ans, mais le patriote qui est d'avis qu'il faut aider les alliés depuis que l'Allemagne a attaqué la Russie ? Ne sommes- nous pas devenus assez habiles pour caresser des serpents venimeux tout en condamnant leur venin ?
L'alignement de la Russie, sinon à nos côtés, du moins contre le même ennemi que nous, aura eu l'avantage de nous enseigner ces tours de force. Et nous ne sommes sans doute pas au dernier.
* * *
Ce serait peut-être le lieu ici de rappeler la prédiction de Donoso Cortès, bientôt vieille de cent ans :
"Lorsque la Révolution aura détruit en Europe les armées permanentes ; lorsque les révolutions socialistes auront éteint le patriotisme en Europe ; lorsque, à l'Orient de l'Europe, se sera accomplie la grande fédération des peuples slaves ; lorsque dans l'Occident il n'y aura plus que deux armées, celle des spoliés et celle des spoliateurs : alors l'heure de la Russie sonnera ; alors la Russie pourra se promener tranquillement, l'arme au bras, en Europe ; alors le monde assistera au plus grand châtiment qu'ait enregistré l'histoire. Ce châtiment épouvantable, c'est l'Angleterre surtout qui le subira : contre le colosse qui tiendra d'une main l'Europe et de l'autre les Indes, ses vaissaux ne lui seront d'aucun secours. L'immense empire britannique croulera, tombant par morceaux, et le lugubre fracas de sa chute et sa longue plainte retentiront jusqu'aux pôles."
Il est vrai que ceci fut écrit en 1850. Il est vrai que Donoso Cortès n'avait vu alors ni 1870 ni l'empire allemand, ni Bismarck ni Hitler. Mais si la Russie allait vaincre l'Allemagne ; si, à la table de paix, la Russie était en mesure de dire aux autres Nations-Unies : Montrez vos victoires, comparées aux miennes...
Ou si, d'autre part, le Japon, qui n'est pas encore en guerre contre la Russie, le Japon qui n'a pas attaqué les Indes tout en atteignant leurs portes, si le Japon allait servir de médiateur entre l'Allemagne et la Russie, offrant à la Russie les Indes comme prix du marché, ce ne serait pas encore l'accomplissement de la prédiction de Donoso Cortès, ce n'en serait que le prélude. Les états effacés de l'Europe, les petites nations disparues, il resterait la fédération russe et la fédération allemande sur le continent, l'empire britannique diminué en dehors. Une autre manche dans vingt ans, et qu'est-ce qui ne pourrait pas arriver ?
Le monde doit-il réellement connaître un jour l'heure de la Russie et le fracas de la chute des autres empires retentissant jusqu'aux pôles ?