Voici un large extrait de la traduction française de la lettre apostolique de S. S. le Pape Jean-Paul II, publiée dimanche le 10 octobre 2004, pour l'Année de l'Eucharistie (Octobre 2004 - Octobre 2005), "Mane nobiscum Domine".
Extraits
11. Le récit de l'apparition de Jésus ressuscité aux deux disciples d'Emmaüs nous aide à relever un premier aspect du mystère eucharistique qui doit toujours être présent dans la dévotion du peuple de Dieu : l'Eucharistie mystère lumineux ! En quel sens peut-on le dire, et quelles sont les implications qui en découlent pour la spiritualité et pour la vie chrétienne ?.
Jésus s'est qualifié lui-même de « lumière du monde » (Jn 8,12), et cette caractéristique est bien mise en évidence par des moments de sa vie tels que la Transfiguration et la Résurrection, où sa gloire divine resplendit clairement. Dans l'Eucharistie, au contraire, la gloire du Christ est voilée. Le Sacrement de l'Eucharistie est le « mysterium fidei » par excellence. C'est donc précisément à travers le mystère de son enfouissement total que le Christ se fait mystère lumineux, grâce auquel le croyant est introduit dans la profondeur de la vie divine. Ce n'est pas sans une heureuse intuition que la célèbre icône de la Trinité, de Roublev, place de manière significative l'Eucharistie au centre de la vie trinitaire.
12. L'Eucharistie est lumière avant tout parce que, à chaque Messe, la liturgie de la Parole de Dieu précède la liturgie eucharistique, dans l'unité des deux « tables », celle de la Parole et celle du Pain. Cette continuité apparaît dans le discours eucharistique de l'Évangile de Jean, où l'annonce de Jésus passe de la présentation fondamentale de son mystère à l'illustration de la dimension proprement eucharistique : « Ma chair est la vraie nourriture, et mon sang est la vraie boisson » (Jn 6,55). Comme nous le savons, c'est cela qui dérouta une grande partie des auditeurs, conduisant Pierre à se faire le porte-parole de la foi des autres Apôtres et de l'Église de tous les temps : « Seigneur, vers qui pourrions-nous aller ? Tu as les paroles de la vie éternelle » (Jn 6,68).
Dans le récit des disciples d'Emmaüs, le Christ lui-même intervient pour montrer, « en partant de Moïse et de tous les prophètes », que « toute l'Écriture » conduit au mystère de sa personne (cf. Lc 24,27). Ses paroles font « brûler » le cœur des disciples, les soustraient à l'obscurité de la tristesse et du désespoir, et suscitent en eux le désir de demeurer avec Lui : « Reste avec nous, Seigneur » (Lc 24,29).13. Dans la Constitution Sacrosanctum Concilium, les Pères du Concile Vatican II ont voulu que la « Table de la Parole » ouvrît abondamment aux fidèles les trésors de l'Écriture. C'est pourquoi ils ont permis que, dans la Célébration liturgique, spécialement les lectures bibliques soient offertes dans une langue compréhensible à tous. C'est le Christ lui-même qui parle lorsque, dans l'Église, on lit les Saintes Écritures. En même temps, ils ont recommandé au célébrant que l'homélie, en tant que partie intégrante de la liturgie, ait pour but d'illustrer la Parole de Dieu et de l'actualiser pour la vie chrétienne. Quarante ans après le Concile, l'Année de l'Eucharistie peut être une occasion importante pour les communautés chrétiennes de vérifier où elles en sont sur ce point. Il ne suffit pas en effet que les passages bibliques soient proclamés dans une langue compréhensible, si la proclamation n'est pas faite avec le soin, la préparation préalable, l'écoute recueillie, le silence méditatif, qui sont nécessaires pour que la parole de Dieu touche la vie et l'éclaire.
14. Il est significatif que les deux disciples d'Emmaüs, bien préparés par les paroles du Seigneur, l'aient reconnu, alors qu'ils étaient à table, au moment du geste simple de la « fraction du pain ». Lorsque les esprits sont éclairés et que les coeurs sont ardents, les signes « parlent ». L'Eucharistie se déroule entièrement dans le contexte dynamique de signes qui portent en eux-mêmes un message dense et lumineux. C'est à travers les signes que le mystère, d'une certaine manière, se dévoile aux yeux du croyant.
Comme je l'ai souligné dans l'Encyclique Ecclesia de Eucharistia, il est important de ne négliger aucune dimension de ce Sacrement. En effet, la tentation de réduire l'Eucharistie à ses dimensions personnelles est toujours présente en l'homme, alors qu'en réalité il revient à ce dernier de s'ouvrir aux dimensions du Mystère. « L'Eucharistie est un don trop grand pour pouvoir supporter des ambiguïtés et des réductions »,
15. La dimension la plus évidente de l'Eucharistie est sans aucun doute celle du repas. L'Eucharistie est née au soir du Jeudi saint, dans le contexte du repas pascal. Elle porte donc, inscrit dans sa structure même, le sens de la convivialité : « Prenez, mangez... Puis, prenant la coupe,... il la leur donna, en disant : buvez-en tous... » (Mt 26, 26.27). Cet aspect exprime bien la relation de communion que Dieu veut établir avec nous et que nous devons nous-mêmes développer les uns avec les autres.
On ne peut toutefois oublier que le repas eucharistique a aussi, et c'est primordial, un sens profondément et avant tout sacrificiel. Le Christ nous y présente à nouveau le sacrifice accompli une fois pour toutes sur le Golgotha. Tout en y étant présent comme Ressuscité, Il porte les signes de sa passion, dont chaque Messe est le « mémorial », ainsi que nous le rappelle la liturgie dans l'acclamation après la consécration : « Nous proclamons ta mort, Seigneur Jésus, nous célébrons ta résurrection... ». En même temps, tandis qu'elle rend présent le passé, l'Eucharistie nous tourne vers l'avenir de l'ultime retour du Christ, à la fin des temps. Cet aspect « eschatologique » donne au Sacrement eucharistique une dynamique qui met en marche et qui donne au cheminement chrétien le souffle de l'espérance.
16. Toutes ces dimensions de l'Eucharistie se rejoignent dans un aspect qui, plus que tous les autres, met notre foi à l'épreuve, à savoir celui du mystère de la présence « réelle ». Avec toute la tradition de l'Église, nous croyons que, sous les espèces eucharistiques, Jésus est réellement présent. Il s'agit d'une présence qui - comme l'a si bien expliqué le Pape Paul VI - est dite « réelle » non par exclusion, comme si les autres formes de présence n'étaient pas réelles, mais par antonomase, car, en vertu de cette présence, le Christ tout entier se rend substantiellement présent dans la réalité de son corps et de son sang. C'est pourquoi la foi nous demande de nous tenir devant l'Eucharistie avec la conscience que nous sommes devant le Christ lui-même. C'est sa présence même qui donne à toutes les autres dimensions - repas, mémorial de la Pâque, anticipation eschatologique - une signification qui va bien au-delà d'un pur symbolisme. L'Eucharistie est mystère de présence, par lequel se réalise de manière éminente la promesse de Jésus de rester avec nous jusqu'à la fin du monde.
17. L'Eucharistie, un grand mystère ! Mystère qui doit avant tout être bien célébré. Il faut que la Messe soit placée au centre de la vie chrétienne et que, dans chaque communauté, on fasse tout son possible pour qu'elle soit célébrée de manière digne, dans le respect des normes établies, avec la participation du peuple, y associant les divers ministres dans l'exercice des tâches qui leur incombent, et avec une sérieuse attention au caractère sacré du chant et de la musique liturgique. Au cours de cette Année de l'Eucharistie, dans chaque communauté paroissiale, un engagement concret pourrait consister à étudier de manière approfondie la Présentation générale du Missel romain. Enfin, la voie privilégiée pour entrer dans le mystère du salut, rendu présent à travers les signes « sacrés », reste la voie qui consiste à suivre avec fidélité le déroulement de l'Année liturgique. Que les Pasteurs aient à cœur de développer une catéchèse « mystagogique », si chère aux Pères de l'Église, car elle permet de découvrir la signification des gestes et des paroles de la Liturgie, aidant ainsi les fidèles à passer des signes au mystère et à enraciner en lui leur existence tout entière !
18. Il convient tout particulièrement, aussi bien dans la célébration de la Messe que dans le culte eucharistique hors de la Messe, de développer une vive conscience de la présence réelle du Christ, en prenant soin d'en témoigner par le ton de la voix, par les gestes, par les mouvements, par le comportement tout entier. À cet égard, les normes rappellent - et j'ai eu moi-même l'occasion de le rappeler récemment - l'attention qui doit être portée aux moments de silence dans la célébration comme dans l'adoration eucharistique. En un mot, il est nécessaire que les ministres et les fidèles traitent l'Eucharistie avec un très grand respect. La présence de Jésus dans le tabernacle doit constituer comme un pôle d'attraction pour un nombre toujours plus grand d'âmes pleines d'amour pour lui et capables de rester longuement à écouter sa voix et à entendre presque les battements de son cour. « Goûtez et voyez : le Seigneur est bon ! »
En cette année, puisse l'adoration eucharistique en dehors de la Messe, constituer un souci tout spécial des communautés paroissiales et religieuses ! Restons longuement prosternés devant Jésus présent dans l'Eucharistie, réparant ainsi par notre foi et notre amour les négligences, les oublis et même les outrages que notre Sauveur doit subir dans de nombreuses parties du monde. Dans l'adoration, puissions-nous approfondir notre contemplation personnelle et communautaire, en nous servant aussi de textes de prière toujours imprégnés par la Parole de Dieu et par l'expérience de nombreux mystiques anciens ou plus récents ! Le Rosaire lui-même, entendu dans son sens le plus profond, biblique et christocentrique, que j'ai recommandé dans la Lettre apostolique Rosarium Virginis Mariæ, pourra être une voie particulièrement adaptée à la contemplation eucharistique, réalisée en compagnie de Marie et à son école.
En cette année, puissions-nous, dans la procession traditionnelle, vivre avec une ferveur particulière la solennité du Corpus Domini. Que la foi en Dieu qui, en s'incarnant, s'est fait notre compagnon de route soit proclamée en tout lieu et particulièrement dans les rues de nos cités et dans nos maisons, comme expression de notre amour plein de reconnaissance et comme source inépuisable de bénédictions !
19. Aux disciples d'Emmaüs qui demandaient à Jésus de rester « avec » eux, ce dernier répondit par un don beaucoup plus grand : il trouva le moyen de demeurer « en » eux par le sacrement de l'Eucharistie. Recevoir l'Eucharistie, c'est entrer en communion profonde avec Jésus. « Demeurez en moi, comme moi en vous » (Jn 15, 4). Cette relation d'union intime et mutuelle nous permet d'anticiper, en quelque manière, le ciel sur la terre. N'est-ce pas là le plus grand désir de l'homme ? N'est-ce pas cela que Dieu s'est proposé en réalisant dans l'histoire son dessein de salut ? Il a mis dans le coeur de l'homme la « faim » de sa Parole (cf. Am 8, 11), une faim qui sera assouvie uniquement dans l'union totale avec Lui. La communion eucharistique nous est donnée pour « nous rassasier » de Dieu sur cette terre, dans l'attente que cette faim soit totalement comblée au ciel.
20. Mais cette intimité spéciale, qui se réalise dans la « communion » eucharistique, ne peut être comprise d'une manière appropriée, ni pleinement vécue, hors de la communion ecclésiale. C'est ce que j'ai maintes fois souligné dans l'Encyclique Ecclesia de Eucharistia. L'Église est le Corps du Christ : on chemine « avec le Christ » dans la mesure où on est en relation « avec son Corps ». Le Christ pourvoit à la création et à la promotion de cette unité grâce à l'effusion de l'Esprit Saint. Et lui-même ne cesse de la promouvoir à travers sa présence eucharistique. En effet, c'est précisément l'unique Pain eucharistique qui fait de nous un seul Corps. L'Apôtre Paul l'affirme : « Parce qu'il n'y a qu'un seul pain, à plusieurs nous ne sommes qu'un seul corps : car tous nous participons à ce pain unique » (1 Co 10, 17). Dans le mystère eucharistique, Jésus édifie l'Église comme communion, selon le modèle suprême évoqué dans la prière sacerdotale : « Comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi, qu'eux aussi soient un en nous, afin que le monde croie que tu m'as envoyé » (Jn 17, 21).
21. Si l'Eucharistie est source de l'unité ecclésiale, elle en est aussi la plus grande manifestation. L'Eucharistie est épiphanie de communion. C'est pour cela que l'Église pose des conditions pour pouvoir prendre part de manière plénière à la Célébration eucharistique. Les diverses restrictions doivent nous pousser à prendre toujours plus conscience de tout ce qu'exige la communion à laquelle Jésus nous appelle. Il s'agit d'abord de la communion hiérarchique, fondée sur la conscience des différents rôles et ministères, et continuellement confirmée aussi dans la prière eucharistique par les mentions du Pape et de l'Évêque diocésain. Il s'agit ensuite de la communion fraternelle, nourrie par une « spiritualité de communion », qui nous pousse à des sentiments d'ouverture réciproque, d'affection, de compréhension et de pardon.
22. Lors de chaque Messe, nous sommes appelés à nous confronter avec l'idéal de communion que le livre des Actes des Apôtres donne comme modèle pour l'Église de toujours. C'est l'Église rassemblée autour des Apôtres, convoquée par la Parole de Dieu, capable d'un partage qui ne concerne pas uniquement les biens spirituels, mais aussi les biens matériels (cf. Ac 2, 42-47 ; 4, 32-35). En cette Année de l'Eucharistie, le Seigneur nous invite à nous rapprocher le plus possible de cet idéal. Que soient vécus avec un engagement particulier les moments déjà suggérés par la Liturgie pour la « Messe stationale », où l'Évêque célèbre dans sa cathédrale, avec ses prêtres et ses diacres, avec la participation du peuple de Dieu dans toutes ses composantes. Là réside la principale « manifestation » de l'Église. Mais il sera louable de déterminer d'autres occasions significatives, même au niveau des paroisses, pour que le sens de la communion grandisse, en puisant dans la Célébration Eucharistique une ferveur renouvelée.
23. En cette année, je souhaite tout particulièrement qu'on s'engage de manière spéciale pour redécouvrir et vivre pleinement le Dimanche comme Jour du Seigneur et jour de l'Église. Je serais heureux si l'on méditait à nouveau ce que j'ai écrit dans la Lettre apostolique Dies Domini. En effet, « c'est justement lors de la Messe dominicale que les chrétiens revivent avec une intensité particulière l'expérience faite par les Apôtres réunis le soir de Pâques, lorsque le Ressuscité se manifesta devant eux (cf. IJn 20,19). Dans ce petit noyau de disciples, prémices de l'Église, se trouvait présent d'une certaine façon le peuple de Dieu de tous les temps ». Durant cette année de grâce, les prêtres, dans leur engagement pastoral, auront une attention encore plus grande pour la Messe dominicale, en tant que célébration au cours de laquelle la communauté paroissiale se retrouve d'un seul coeur, y voyant aussi la participation habituelle des divers groupes, mouvements, associations, qui y sont présents.
24. Après avoir reconnu le Seigneur, les deux disciples d'Emmaüs « se levèrent à l'instant même » (cf. Lc 24, 33) pour communiquer ce qu'ils avaient vu et entendu. Lorsqu'on a fait une véritable expérience du Ressuscité, se nourrissant de son corps et de son sang, on ne peut garder pour soi seul la joie éprouvée. La rencontre avec le Christ, approfondie en permanence dans l'intimité eucharistique, suscite dans l'Église et chez tout chrétien l'urgence du témoignage et de l'évangélisation. Je l'ai précisément souligné dans l'homélie où j'ai annoncé l'Année de l'Eucharistie, me référant aux paroles de Paul : « Chaque fois que vous mangez ce pain et que vous buvez à cette coupe, vous proclamez la mort du Seigneur jusqu'à ce qu'il vienne » (1 Co 11, 26). L'Apôtre met en étroite relation le banquet et l'annonce : entrer en communion avec le Christ dans le mémorial de la Pâque signifie en même temps faire l'expérience de la nécessité de se faire missionnaires de l'événement actualisé dans ce rite. L'envoi à la fin de chaque Messe constitue une consigne qui pousse le chrétien à s'engager pour la diffusion de l'Évangile et pour l'animation chrétienne de la société.
25. Pour une telle mission, l'Eucharistie ne procure pas seulement la force intérieure, mais aussi - en un sens - le projet. Elle est en effet une manière d'être qui, de Jésus, passe chez le chrétien et, par le témoignage de ce dernier, vise à se répandre dans la société et dans la culture. Pour que cela se réalise, il est nécessaire que chaque fidèle assimile, dans la méditation personnelle et communautaire, les valeurs que l'Eucharistie exprime, les attitudes qu'elle inspire, les propositions de vie qu'elle suscite. Pourquoi ne pas voir en cela la consigne spéciale qui pourrait jaillir de l'Année de l'Eucharistie ?
26. Un élément fondamental de ce projet provient de la signification même du mot « eucharistie » ; action de grâce. En Jésus, dans son sacrifice, dans son « oui » inconditionnel à la volonté du Père, il y a le « oui », le « merci » et l'« amen » de l'humanité entière. L'Église est invitée à rappeler cette grande vérité aux hommes. Il est urgent que cela soit réalisé surtout dans notre culture sécularisée, qui est imprégnée de l'oubli de Dieu et qui favorise la vaine autosuffisance de l'homme. Incarner le projet eucharistique dans la vie quotidienne, dans les milieux de travail et de vie - en famille, à l'école, à l'usine, dans les conditions de vie les plus diverses - signifie, entre autre chose, témoigner que la réalité humaine ne se justifie pas sans la référence au Créateur : « La créature sans son Créateur s'évanouit ». Cette référence transcendante, qui nous engage à un « merci » permanent, à une attitude eucharistique précisément, pour ce que nous avons et pour ce que nous sommes, ne porte pas préjudice à la légitime autonomie des réalités terrestres, mais elle la fonde au sens le plus authentique, en lui assignant, dans le même temps, ses justes limites.
En cette Année de l'Eucharistie, puissent les chrétiens s'engager avec plus de force pour témoigner de la présence de Dieu dans le monde ! N'ayons pas peur de parler de Dieu et de porter la tête haute les signes de la foi. La « culture de l'Eucharistie » promeut une culture du dialogue et donne à cette dernière force et nourriture. On se trompe lorsqu'on pense que la référence publique à la foi peut porter atteinte à la juste autonomie de l'État et des Institutions civiles, ou bien que cela peut même encourager des attitudes d'intolérance. Si historiquement des erreurs en la matière n'ont pas manqué, même chez les croyants, comme j'ai eu l'occasion de le reconnaître lors du Jubilé, cela ne doit pas être porté au compte des « racines chrétiennes », mais de l'incohérence des chrétiens en ce qui a trait à leurs racines. Celui qui apprend à dire « merci » à la manière du Christ crucifié pourra être un martyr, mais il ne sera jamais un bourreau.
27. L'Eucharistie n'est pas seulement une expression de communion dans la vie de l'Église ; elle est aussi un projet de solidarité pour l'humanité tout entière. Dans la célébration eucharistique, l'Église renouvelle continuellement sa conscience d'être « signe et instrument » non seulement de l'union intime avec Dieu, mais aussi de l'unité de tout le genre humain. Chaque Messe, même célébrée de manière cachée et dans une région retirée du monde, porte toujours le signe de l'universalité. Le chrétien qui participe à l'Eucharistie apprend par elle à se faire artisan de communion, de paix, de solidarité, dans toutes les circonstances de la vie. L'image de notre monde déchiré, qui a inauguré le nouveau millénaire avec le spectre du terrorisme et la tragédie de la guerre, appelle plus que jamais les chrétiens à vivre l'Eucharistie comme une grande école de paix, où se forment des hommes et des femmes qui, à différents niveaux de responsabilité dans la vie sociale, culturelle, politique, deviennent des artisans de dialogue et de communion.
28. Il y a encore un point sur lequel je voudrais attirer l'attention parce que sur lui se joue d'une manière notable l'authenticité de la participation à l'Eucharistie, célébrée dans la communauté : c'est l'élan qui s'en dégage en vue d'un engagement effectif dans l'édification d'une société plus équitable et plus fraternelle. Dans l'Eucharistie, notre Dieu a manifesté la forme extrême de l'amour, bouleversant tous les critères de pouvoir, qui règlent trop souvent les rapports humains, et affirmant de façon radicale le critère du service : « Si quelqu'un veut être le premier de tous, qu'il soit le dernier de tous et le serviteur de tous » (Mc 9, 35). Ce n'est pas un hasard si, dans l'Évangile de Jean, nous ne trouvons pas le récit de l'institution eucharistique, mais celui du « lavement des pieds; (cf. Jn 13, 1-20) : en s'agenouillant pour laver les pieds de ses disciples, Jésus explique sans équivoque le sens de l'Eucharistie. À son tour, saint Paul rappelle avec vigueur que n'est pas permise une célébration eucharistique où ne resplendit pas la charité manifestée dans le partage concret avec les plus pauvres (cf. 1 Co 11, 17-22.27-34).
Pourquoi alors ne pas faire de cette Année de l'Eucharistie un temps au cours duquel les communautés diocésaines et paroissiales s'emploieraient de manière spéciale, par des actions fraternelles, à lutter contre telle ou telle forme des nombreuses pauvretés de notre monde ? Je pense au drame de la faim qui tourmente des centaines de millions d'êtres humains, je pense aux maladies qui meurtrissent les pays en voie de développement, à la solitude des personnes âgées, aux problèmes des chômeurs, aux tribulations des immigrés. Ce sont des maux qui affectent - bien que de différentes manières - même les régions les plus opulentes. Nous ne pouvons pas nous faire d'illusion : c'est à l'amour mutuel et, en particulier, à la sollicitude que nous manifesterons à ceux qui sont dans le besoin que nous serons reconnus comme de véritables disciples du Christ (cf. In 13,35 ; Mt 25, 31-46). Tel est le critère qui prouvera l'authenticité de nos célébrations eucharistiques.
29. Ô Sacrum Convivium, in quo Christus sumitur ! L'Année de l'Eucharistie naît de l'émerveillement de l'Église face à ce grand Mystère. C'est un émerveillement qui ne cesse d'envahir mon esprit et dont est née l'Encyclique Ecclesia de Eucharistia. Je ressens comme une grande grâce de la vingt-septième année de mon ministère pétrinien que je vais commencer de pouvoir maintenant inviter toute l'Église à contempler, à louer, à adorer de façon toute spéciale cet ineffable Sacrement. Puisse l'Année de l'Eucharistie être pour tous une précieuse occasion pour devenir toujours plus conscients du trésor incomparable que le Christ a confié à son Église. Qu'elle soit un stimulant pour que la célébration de l'Eucharistie soit plus vivante et plus fervente, d'où naîtra une existence chrétienne transformée par l'amour.
Laissées au jugement des Pasteurs des Églises particulières, de nombreuses initiatives pourront être réalisées dans cette perspective. La Congrégation pour le Culte divin et la Discipline des Sacrements ne manquera pas d'offrir, à ce sujet, des suggestions et des propositions utiles. Je ne demande pas toutefois que l'on fasse des choses extraordinaires, mais que toutes les initiatives soient empreintes d'une profonde intériorité.
Si le fruit de cette Année consistait seulement à raviver la célébration de la Messe dominicale dans toutes les communautés chrétiennes et à faire croître l'adoration eucharistique en dehors de la Messe, cette Année de grâce aurait atteint un résultat significatif. Cependant, il est bon de viser vers le haut et de ne pas nous contenter de mesures médiocres, parce que nous savons pouvoir toujours compter sur l'aide de Dieu.
30. À vous, chers Frères dans l'Épiscopat, je confie cette année, sûr que vous accueillerez mon invitation avec toute votre ardeur apostolique.
Vous, les prêtres, qui chaque jour redites les paroles de la consécration et qui êtes des témoins et des annonciateurs du grand miracle d'amour qui advient par vos mains, laissez-vous interpeller par la grâce de cette Année spéciale, célébrant chaque jour la Messe avec la joie et la ferveur de la première fois, et demeurant volontiers en prière devant le Tabernacle.
Que ce soit une année de grâce pour vous, les diacres, qui êtes de près engagés dans le ministère de la Parole et dans le service de l'Autel. Vous aussi, lecteurs, acolytes, ministres extraordinaires de la communion, ayez une conscience vive du don qui vous est fait dans les tâches de service qui vous sont confiées en vue d'une digne célébration de l'Eucharistie.
Je m'adresse en particulier à vous, futurs prêtres : dans la vie du Séminaire, cherchez à faire l'expérience qu'il est doux non seulement de participer chaque jour à la Messe, mais aussi de s'attarder longuement dans le dialogue avec Jésus Eucharistie.
Vous tous, hommes et femmes consacrés, appelés par votre consécration même à une contemplation plus prolongée, rappelez-vous que Jésus dans le Tabernacle vous attend auprès de lui, pour déverser dans vos coeurs l'expérience intime de son amitié, qui seule peut donner sens et plénitude à votre vie.
Vous tous, les fidèles, redécouvrez le don de l'Eucharistie comme lumière et force pour votre vie quotidienne dans le monde, dans l'exercice de votre profession et dans les situations les plus diverses. Redécouvrez-le surtout pour vivre pleinement la beauté et la mission de la famille.
Enfin, j'attends beaucoup de vous, les jeunes, tandis que je vous rappelle le rendez-vous de la Journée mondiale de la Jeunesse à Cologne. Le thème choisi : « Nous sommes venus l'adorer (Mt 2, 2) » peut vous suggérer de manière particulière l'attitude juste pour vivre cette année eucharistique. Dans votre rencontre avec Jésus caché sous les espèces eucharistiques, apportez tout l'enthousiasme de votre âge, de votre espérance, de votre capacité à aimer.
31. Les exemples des saints sont devant nos yeux. Dans l'Eucharistie, ils ont trouvé la nourriture pour leur chemin de perfection. Combien de fois n'ont-ils pas versé des larmes d'émotion en faisant l'expérience d'un si grand mystère et combien de fois n'ont-ils pas vécu des heures indicibles de joie « sponsale » devant le Sacrement de l'Autel ? Par-dessus tout, que la Vierge Sainte, qui a incarné dans toute son existence la logique de l'Eucharistie, nous aide. « L'Église, regardant Marie comme son modèle, est appelée aussi à l'imiter dans son rapport avec ce Mystère très saint ». Le Pain eucharistique que nous recevons est la chair immaculée du Fils : « Ave verum corpus natum de Maria Virgine ». En cette Année de grâce, puisse l'Église, soutenue par Marie, trouver un nouvel élan pour sa mission et reconnaître toujours davantage dans l'Eucharistie la source et le sommet de toute sa vie !
Que ma Bénédiction, porteuse de grâce et de joie, vous rejoigne tous !
Du Vatican, le 7 octobre 2004, mémoire de Notre-Dame du Rosaire, en la vingt-sixième année de mon pontificat.