Le 15 mai 2011, l’Église célébrait le 50e anniversaire de l’encyclique Mater et Magistra de Jean XXIII (d’après les premiers mots en latin de l’encyclique, qui décrit l’Église comme «mère et éducatrice de tous les peuples»), la troisième des grandes encycliques sur l’ordre social que les Papes ont données au monde moderne. La première fut Rerum Novarum, par Léon XIII, en 1891. La deuxième, quarante ans plus tard, Quadragesimo Anno, par Pie XI.
D’autres encycliques sociales ont suivi: Pacem in terris en 1963, Populorum Progressio de Paul VI en 1967 sur le développement des peuples, et plusieurs encycliques de Jean-Paul II: Laborem Exercens en 1981 sur le travail humain, Sollicitudo Rei Socialis en 1987, Centesimus Annus en 1991, et de Benoît XVI, Caritas in Veritate en 2009.
Ces encycliques ne se contredisent point. Mais chacune d’elles applique les principes de la doctrine sociale de l’Église aux situations plus spéciales de l’époque à laquelle elles paraissent.
C’est ainsi que Mater et Magistra traite plus spécialement de la «socialisation», puis des relations entre les divers secteurs de production (avec une attention particulière au secteur agricole), et aussi des exigences de la justice dans les relations entre pays inégalement développés.
Le mot «socialisation» a prêté à beaucoup de confusion. Et pour cause. On employait généralement ce mot, en effet, pour désigner une nationalisation, une étatisation: socialisation de l’électricité, socialisation du crédit, socialisation des moyens de production.
Aussi, dès qu’a paru la traduction française de l’encyclique, avec le mot «socialisation», bien des gens l’ont mal interprétée, en laissant entendre que le Pape était en faveur du socialisme.
Le texte officiel de l’encyclique, c’est son texte latin; or, nulle part, dans le texte latin, le Pape n’a employé le mot «socialisation», qui aurait pu être socialisatio. Ce sont les traducteurs qui ont introduit ce mot dans la version française, et aussi dans d’autres langues.
Le Pape, lui, s’est servi en latin de mots qui définissent la chose, qui disent bien de quoi il s’agit. Il écrit: socialum rationum incrementa, c’est-à-dire augmentation des relations sociales. Ailleurs: socialum rationum progressus, c’est-à-dire progrès des relations sociales. Et quelques autres groupes de mots du même genre, mais jamais le mot «socialisation».
Et il explique que le socialium rationum incrementa, c’est «la multiplication des relations dans la vie commune». Il n’y a pas là l’ombre de socialisme.
L’homme est un être sociable par nature et par nécessité. Par nature, comme l’est toute personne, humaine aussi bien qu’angélique, créée à l’image du Créateur, Dieu, Lui-même société parfaite de trois personnes. Par nécessité; parce que l’homme ne peut isolément se suffire à lui-même.
C’est donc depuis toujours que les hommes forment des groupes, des associations pour obtenir mieux ensemble, pour chacun d’eux, ce que chacun ne peut que difficilement, ou même pas du tout, obtenir isolément.
Selon les termes de Mater et Magistra: «Elle (la “socialisation”) est le fruit et l’expression d’une tendance naturelle, quasi incoercible, des humains: tendance à l’association en vue d’atteindre des objectifs qui dépassent les capacités et les moyens dont peuvent disposer les individus.»
Si les hommes cherchent ainsi à s’associer pour toutes sortes de fins, c’est évidemment parce qu’ils en attendent des avantages, avantages économiques et sociaux. Elle permet d’obtenir plus de biens par cette collaboration que par la seule addition d’efforts séparés. Elle permet aussi d’embellir la vie en élargissant, pour ainsi dire, la sphère dans laquelle se meut la personne.
«Il est clair, dit Mater et Magistra, que la “socialisation”, ainsi comprise, apporte beaucoup d’avantages. En fait, elle permet d’obtenir la satisfaction de nombreux droits personnels, en particulier ceux qu’on appelle économiques et sociaux. Par exemple, le droit aux moyens indispensables à un entretien vraiment humain, aux soins médicaux, à une instruction de base plus élevée, à une formation professionnelle plus adéquate, au logement, au travail, à un repos convenable, à la récréation.»
Sans aucune relation sociale, condamné à vivre isolément, l’homme serait dans l’indigence. L’aide réciproque entre individus aide à sortir chacun de son indigence. La multiplication progressive des relations sociales est donc, par elle-même, de nature à accroître l’enrichissement de tous et de chacun.
Et pourtant, la «socialisation» poussée n’est pas sans dangers. Comme toute chose humaine, d’ailleurs, si l’on n’a pas soin de veiller, d’examiner, de peser, de choisir, d’orienter. De facteur d’enrichissement, la «socialisation» avec l’organisation, la réglementation, la législation même qui l’accompagne, peut devenir un facteur d’étouffement de la personne.
Si l’homme est créé être sociable, il est aussi créé être libre. La liberté et la responsabilité qu’implique le bon usage de la liberté font la dignité de la personne humaine. Cette dignité ne doit pas être ternie par la «socialisation». La personne doit être servie par le groupe, mais non pas noyée ou atrophiée dans le groupe. La personne doit rester maîtresse d’elle-même et de ses décisions.
Et le Crédit Social? Comment figure-t-il devant ce que Mater et Magistra dit de la «socialisation», au sens de multiplication des relations sociales de la personne?
Pour une réponse à cette question, il faut commencer par cesser de penser au Crédit Social en terme exclusivement d’argent, de crédit financier. L’argent, ou le crédit financier, n’est qu’un instrument à utiliser comme moyen pour réaliser une fin.
La fin, l’objectif des propositions du Crédit Social, c’est l’établissement d’un ordre économico-social dans lequel la personne pourra mieux s’épanouir et tendre à sa destinée. Faire servir à cette fin la force née de la vie en société, le pouvoir de réaliser par l’association ce que l’individu ne peut pas ou peut mal réaliser isolément.
Il n’y a de Crédit Social que par l’association. C’est la force même de l’association qui constitue un crédit réel, un crédit social, puisqu’il origine de la vie en société.
Si l’association de personnes, si la vie en société n’apporte pas un enrichissement supplémentaire pour les personnes associées, il n’y a pas de crédit social.
Lorsque deux ou plus de deux personnes, en s’associant, peuvent s’aider mutuellement à mieux obtenir un résultat qu’elles désirent communément, il y a dans cette association une force ajoutée à la somme des forces de chaque personne agissant séparément. Cette force de l’association, c’est le crédit de l’association, c’est un crédit social à la mesure de l’association.
On rejoint là ce que Mater et Magistra appelle le socialum rationum incrementa, ce que les traducteurs ont appelé la «socialisation». La «socialisation» s’effectue en vue des avantages qu’elle doit normalement procurer. En vue de ce que le fondateur de l’école créditiste, l’ingénieur-économiste Clifford Hugh Douglas appelle increment of association.
Et Douglas note que cet «enrichissement né de l’association», cette force de réalisation, supérieure aux forces additionnées des associés, n’est pas le résultat d’un surplus d’efforts par l’un ou l’autre des associés. C’est une nouvelle force due au seul fait de l’association. Aussi appelle-t-il cet enrichissement unearned (non-gagné): unearned increment of association.
La déduction, c’est que cet enrichissement, non gagné par l’un ou l’autre des associés, mais né du seul fait de l’association, doit être réparti entre tous les associés. Ils peuvent recevoir des récompenses inégales en retour de ce qu’ils ont fourni d’efforts individuels inégaux, ou de compétences individuelles inégales; mais ce qui, grâce à l’association, s’ajoute à ces efforts ou à ces compétences, appartient à tous également.
Il en est ainsi de toute association bien constituée. Il doit en être ainsi de la grande association qui s’appelle «la société». La vie en société permet certainement une production totale de biens et de services beaucoup plus considérable qu’il ne serait possible, même avec de plus grands efforts, sans la vie en société.
C’est sur ce fait que la doctrine créditiste base le titre de chaque citoyen à un dividende social, à une part de l’enrichissement dû à la vie en société.
Dans Mater et Magistra, le Pape souligne successivement les avantages de la «socialisation» et ses dangers. La «socialisation» cesse d’être un bienfait lorsque les sacrifices que lui consent la personne ne sont plus compensés par les avantages qu’elle pouvait attendre de l’association.
Il y a alors frustration au lieu d’enrichissement. C’est ce qu’on déplore aujourd’hui, lorsqu’on voit l’économie nationale enrichir de plus en plus un petit nombre, aux dépens d’un grand nombre d’insatisfaits.
Ce danger guette tout groupe organisé. Le groupe ne doit pas dominer la personne. C’est le groupe qui existe pour la personne, et non pas la personne pour le groupe.
Dans leur Message de la Fête du Travail de 1962, sur la «socialisation», les Évêques du Canada écrivaient: «L’organisation est faite pour servir l’homme, et non l’homme pour servir l’organisation.»
Douglas a exprimé la même chose maintes fois. Dès le premier chapitre de son premier ouvrage, Economic Democracy, il écrivait: «Les systèmes sont faits pour les hommes, et non pas les hommes pour les systèmes; et le bien de l’homme, qui est son épanouissement personnel, est au-dessus de tous les systèmes.»
C’est 44 années avant Mater et Magistra de Jean XXIII que Douglas concevait et présentait, en 1917, des propositions concrètes pour que, à l’échelle de la nation, la personne soit enrichie par l’association au lieu d’être étouffée par elle.
Le pape Jean XXIII signe l'encyclique. |
Mater et Magistra souhaite que le développement rapide des structures économiques contribue, non pas à concentrer la richesse et la propriété entre quelques mains, encore moins entre celles d’un État totalitaire, mais à diffuser le plus largement possible la propriété privée. «Propriété privée de biens durables, écrit le Pape: une maison, une terre, un outillage artisanal, l’équipement d’une ferme familiale, quelques actions d’entreprises moyennes ou grandes.»
Dès 1917, Douglas offrait une formule géniale, par la reconnaissance à chaque personne d’une part à l’exploitation du crédit réel national. Chaque citoyen recevrait à sa naissance une action sociale, inaliénable, non transférable, capable de lui procurer de quoi subvenir au moins à ses besoins vitaux essentiels. Et à mesure que le flot de production résulterait davantage du progrès et moins de l’effort du producteur, la distribution de pouvoir d’achat se ferait davantage par les dividendes et moins par les salaires.
Un capitalisme ainsi corrigé, avec une part grandissante de revenu lié à la personne elle-même, non pas à son emploi, ne laisserait personne dans l’indigence, ni dans l’humiliation d’être assisté par l’État après enquête et aux dépens des autres. La production serait motivée par la demande efficace de consommateurs munis de pouvoir d’achat. Avec la disparition graduelle et sans doute rapide du gaspillage effroyable de richesses naturelles, de temps et d’activités humaines, gaspillage dû au règlement fou qui exige l’emploi dans une production quelconque, même inutile, même nuisible, pour avoir droit à un revenu.
Il faut avoir fort mal lu l’encyclique Mater et Magistra de Jean XXIII pour y voir la moindre approbation du socialisme. C’est bien plutôt l’école créditiste qui peut se trouver à l’aise, et très à l’aise, en lisant ce que Jean XXIII dit de la «socialisation», de la propriété privée, de la fonction de l’Etat, des droits de la personne et des conditions à établir pour sauvegarder la liberté et la dignité de l’homme.