Plusieurs de nos lecteurs auront remarqué que le Pape François dénonce très souvent la dictature du dieu argent, qui prend la place de l’homme au centre de l’économie. Cette dénonciation du système financier qui nous régit n’est pas nouvelle, puisqu’on retrouve de telles dénonciations tout au long des grandes encycliques sociales des Papes.
Dans les deux articles qui suivent, Louis Even commente deux de ces encycliques sociales : Rerum Novarum de Léon XIII (en français, « choses nouvelles » ou « innovations », d’après les premiers mots de l’encyclique), et Quadragesimo Anno de Pie XI (en français, « quarante ans », car l’encyclique est justement écrite à l’occasion du 40e anniversaire de Rerum Novarum) :
Bien que les Papes aient publié plus d’une trentaine d’encycliques traitant de questions sociales, on considère Rerum Novarum de Léon XIII comme ouvrant la série. Elle fut, en effet, une grande lumière à une époque où le monde ouvrier souffrait de conditions injustes. Conditions pourtant nées d’une révolution industrielle qui aurait pu et qui aurait dû être bénéfique pour toutes les classes de la société. Rerum Novarum est du 15 mai 1891.
« Le dernier siècle, écrivait le Pape, a détruit, sans rien leur substituer, les corporations anciennes, qui étaient pour eux (les ouvriers) une protection ; tout principe et tout sentiment religieux ont disparu des lois et des institutions publiques, et ainsi, peu à peu, les travailleurs isolés et sans défense se sont vus avec le temps livrés à la merci de maîtres inhumains et à la cupidité d’une concurrence effrénée ».
Cette concurrence effrénée avait-elle comme mobile d’élever le niveau de vie de toute la population, d’augmenter, par les développements industriels, la masse de biens mis à la disposition des consommateurs ? Non. Si bon, si humain que pût être l’employeur lui-même, il était lié par les exigences de l’homme d’argent derrière lui. Il fallait que l’argent rapporte de l’argent, toujours plus d’argent ; pas seulement pour permettre un train de vie luxueux à l’homme d’argent, mais pour nourrir un appétit jamais satisfait et un pouvoir toujours plus grand sur les autres.
L’argent était déjà la fin majeure des entreprises. D’entreprises embauchant alors de plus en plus d’hommes, et jusqu’à des enfants. L’homme devait exister pour servir l’industrie, et non l’industrie exister pour servir l’homme. Servir l’industrie qui, elle, devait servir l’argent.
Presque dès le début de l’encyclique de Léon XIII, deux phrases, qui se rapportent certainement à cette voracité de l’argent, nous laissent sur une certaine curiosité, par l’emploi d’une expression non précisée et qui ne revient pas dans le reste du document :
« Une usure dévorante est venue ajouter encore au mal. Condamnée à plusieurs reprises par le jugement de l’Église, elle n’a cessé d’être pratiquée sous une autre forme par des hommes avides de gain et d’une insatiable cupidité ».
Qu’est-ce que cette « usure dévorante sous une autre forme ? » En quoi consiste cette nouvelle forme d’usure qui est venue s’ajouter à l’oppression des travailleurs ?
L’usure a été plusieurs fois condamnée par l’Église, rappelle le Pape ; mais voici qu’elle est pratiquée sous une autre forme. Quelle autre forme ? L’étudiant moyen de Rerum Novarum peut ne pas s’être arrêté à cette question ; mais celui qui s’y est arrêté demeure intrigué ; en 1891 au moins, il pouvait demeurer intrigué.
L’usure généralement condamnée à plusieurs reprises par l’Église fut pendant longtemps tout intérêt sur l’argent. Puis, une fois l’intérêt légitimé, ce fut le taux trop élevé qui s’appela usure. A la fin du 19e siècle, donc au temps de Rerum Novarum, le professeur de catéchisme marquait la limite concédée à 5 pour cent ; au-delà, c’était de l’usure.
Mais l’usure « sous une autre forme », est-ce encore de l’intérêt trop élevé ? Du combien pour cent ? Ou serait-ce quoi encore ? Et sous quelle forme ?
Dans un livre écrit par lui, en 1935, un prêtre anglais, l’abbé F. H. Drinkwater, identifie cette « usure dévorante sous une forme différente » à la monopolisation du crédit, qui allait de plus en plus équivaloir à une monopolisation de l’argent, mais dont le jeu à cette époque était encore mystérieux pour presque tous les profanes.
L’abbé Drinkwater rapporte, à ce sujet, qu’un comité, siégeant à l’Université de Fribourg, sous la présidence de Mgr Mermillod, avait préparé des éléments pour la rédaction de Rerum Novarum. Parmi les membres de ce comité, dit-il, s’en trouvait au moins un, un Autrichien, bien au courant de la question monétaire et du crédit bancaire. Un texte préparé par lui, apparemment approuvé par le Comité, devait bien montrer comment la simple monnaie scripturale, qui prend naissance dans une banque et qui tendait déjà à devenir l’instrument monétaire courant du commerce et de l’industrie, n’était en somme qu’une monétisation de la capacité de production de toute la communauté.
L’argent nouveau ainsi créé ne peut donc bien être que social et nullement propriété de la banque. Social, par la base communautaire qui lui confère sa valeur ; social, par la vertu qu’a cet argent de commander n’importe quel service et n’importe quel produit, d’où qu’ils viennent. Le contrôle de cette source d’argent met donc entre les mains de ceux qui l’exercent un pouvoir discrétionnaire sur toute la vie économique.
Puis, la banque qui prête, non pas l’argent de ses déposants, mais des dépôts qu’elle crée elle-même de toute pièce, par de simples inscriptions de chiffres, ne se départit de rien. L’intérêt qu’elle en exige est certainement de l’usure ; quel qu’en soit le taux, c’est plus que du 100 pour cent, puisque c’est de l’intérêt sur un capital zéro de la part du prêteur. Usure qui peut bien être dévorante : l’emprunteur ne peut trouver dans la circulation plus d’argent qu’il y en a été mis.
Et c’est ainsi pour le total de tous les remboursements dépassant la somme de tous les prêts. Le service des intérêts ne peut être fait que moyennant une suite d’autres prêts exigeant d’autres intérêts. D’où une accumulation de dettes, de caractère privé et de caractère public, collectivement impayables.
Dans un article publié dans le Catholic Times d’Angleterre du 9 mai 1941, et reproduit dans The Social Crediter du 24 mai 1941, l’abbé Drinkwater revient sur ce texte de Rerum Novarum parlant d’une « usure dévorante » :
« Lorsque l’encyclique parut enfin, elle était, sous plusieurs rapports, basée sur les recherches faites et les faits présentés par le groupe de Fribourg. Sur un point cependant (mais un point capital), l’encyclique désappointa ceux qui avaient espéré qu’elle couvrirait même ce domaine.
« Le groupe de Fribourg avait espéré quelque chose de beaucoup plus explicite dans le sens d’une réforme monétaire. Ses membres, surtout ceux qui venaient de Vienne, étaient très au courant du mode de création du crédit et des maux résultant d’un si grand pouvoir entre des mains privées. » Et l’abbé Drinkwater cite l’un de ces sociologues de Fribourg : “Si nous ne réussissons pas à transformer notre système actuel de crédit, tous les autres moyens pour nous sauver du péril social seront une faillite.”
L’abbé Drinkwater continue : « Dire pourquoi cet aspect fut laissé de côté, ou plutôt réduit à une vague condamnation de l’usure sous une autre forme, exigerait plus de recherches qu’un individu peut en entreprendre. »
Que fut exactement la rédaction de ce texte relatif au monopole du crédit ? Nous ne pouvons le savoir, puisqu’il ne parut pas dans l’encyclique. Fut-il supprimé à Fribourg même dans la rédaction définitive de l’étude envoyée à Rome ? Fut-il subtilisé entre Fribourg et Rome, ou entre sa réception au Vatican et sa remise au Souverain Pontife ? Ou bien, est-ce Léon XIII lui-même qui décida de le laisser de côté ? L’abbé Drinkwater observe : « Tout ce qu’on peut dire de certain, c’est que des obstacles furent placés à dessein quelque part. »
L’abbé Drinkwater rappelle ensuite comment la vérité sur l’argent est inévitablement étouffée. « Des hommes comme l’évêque Berkeley, Abraham Lincoln, (on pourrait ajouter Douglas, et plus récemment, Maurice Allais, prix Nobel d’économie), ont compris l’action des puissances d’argent, mais, d’une manière ou de l’autre, leurs idées furent toujours rejetées dans l’ombre :
« Les maîtres de l’argent savent contrôler les sources d’information et l’autorité publique, sans mentionner leur contrôle des sources de revenu privé, et peuvent, de mille manières, réduire les critiques au silence ou les faire passer pour de simples charlatans.
L’abbé Drinkwater conclut : « Même si le Pape Léon XIII avait parlé clairement (au sujet du monopole du crédit, dans son encyclique Rerum Novarum), les puissances d’argent auraient trouvé le moyen d’étouffer l’effet de ses paroles. Si demain le Pape parlait clairement des puissances d’argent, ses paroles tomberaient mortes et sans écho dans le monde.
« Comment puis-je le savoir ? Parce que le Pape (Pie XI) l’a fait ; il a parlé clairement, il y a dix ans, dans Quadragesimo Anno (en 1931). Et qui a relevé cette partie de son encyclique, sauf quelques réformateurs de l’argent, la plupart des non-catholiques ?
« Si vous ne voulez pas me croire, regardez les différentes explications officielles de cette encyclique données par la Catholic Society, l’organisme chargé de cette fonction en ce pays. Vous serez étonné de son habileté à se servir de la pédale douce dès qu’il approche des indiscrétions du Souverain Pontife. »
C’est ce que nous verrons dans l’article suivant portant justement sur l’encyclique Quadragesimo Anno de Pie XI, où l’« usure dévorante pratiquée sous une autre forme » avait maintenant un nom. Elle s’appelle « monopole du crédit ».