Le 6 janvier 2014, le Pape François s'est rendu à la paroisse Saint-Alphonse-Marie-de-Liguori, dans le nord-ouest de Rome, pour admirer une crèche vivante de 200 figurants, reproduisant en miniature la ville de Bethléem avec ses boutiques évocatrices des métiers de l’époque. S’arrêtant devant chacune d’elles, le pape a échangé quelques mots avec les figurants et a même porté un agneau que des bergers lui ont mis sur les épaules. Avec la présente exhortation, le Saint-Père montre qu’il est réellement le Bon Pasteur pour tout le peuple de Dieu. |
Le 26 novembre 2013, le Vatican rendait publique la première exhortation apostolique du pape François, «Evangelii gaudium» (La joie de l’Évangile) sur «l’annonce de l’Évangile dans le monde d’aujourd’hui». Ce texte, daté du 24 novembre et concluant l’Année de la foi, faisait suite à la treizième Assemblée générale ordinaire du Synode des Évêques, tenue à Rome en octobre 2012 sur le thème «La nouvelle évangélisation pour la transmission de la foi chrétienne».
En plus d’apporter ses propres commentaires et conclusions sur ce Synode, le Pape discute aussi dans ce document de sa vision de ce que doit être l’Église pour les temps actuels, ce qui en fait un texte d’une extrême importance.
Et ce qui est encore plus intéressant pour les lecteurs réguliers de Vers Demain, c’est que le Pape fait le lien direct entre la nouvelle évangélisation et la justice sociale, la nécessité pour tout chrétien de travailler à changer les structures économiques, employant des mots très forts, allant même jusqu’à parler du système actuel comme étant «une économie qui tue». C’est tout le texte du Saint-Père qui serait à lire et à méditer; en voici tout de même de larges extraits (avec les numéros des paragraphes correspondant au texte intégral):
1. La joie de l’Évangile remplit le cœur et toute la vie de ceux qui rencontrent Jésus. Ceux qui se laissent sauver par lui sont libérés du péché, de la tristesse, du vide intérieur, de l’isolement. Avec Jésus-Christ la joie naît et renaît toujours. Dans cette Exhortation je désire m’adresser aux fidèles chrétiens, pour les inviter à une nouvelle étape évangélisatrice marquée par cette joie et indiquer des voies pour la marche de l’Église dans les prochaines années.
2. Le grand risque du monde d’aujourd’hui, avec son offre de consommation multiple et écrasante, est une tristesse individualiste qui vient du cœur bien installé et avare, de la recherche malade de plaisirs superficiels, de la conscience isolée. Quand la vie intérieure se ferme sur ses propres intérêts, il n’y a plus de place pour les autres, les pauvres n’entrent plus, on n’écoute plus la voix de Dieu, on ne jouit plus de la douce joie de son amour, l’enthousiasme de faire le bien ne palpite plus. Même les croyants courent ce risque, certain et permanent. Beaucoup y succombent et se transforment en personnes vexées, mécontentes, sans vie. Ce n’est pas le choix d’une vie digne et pleine, ce n’est pas le désir de Dieu pour nous, ce n’est pas la vie dans l’Esprit qui jaillit du cœur du Christ ressuscité.
3. J’invite chaque chrétien, en quelque lieu et situation où il se trouve, à renouveler aujourd’hui même sa rencontre personnelle avec Jésus-Christ ou, au moins, à prendre la décision de se laisser rencontrer par lui, de le chercher chaque jour sans cesse. Il n’y a pas de motif pour lequel quelqu’un puisse penser que cette invitation n’est pas pour lui, parce que « personne n’est exclus de la joie que nous apporte le Seigneur ».[1] Celui qui risque, le Seigneur ne le déçoit pas, et quand quelqu’un fait un petit pas vers Jésus, il découvre que celui-ci attendait déjà sa venue à bras ouverts. (...)
Le Pape François explique ensuite que tous doivent être missionnaires, et que même si des façons nouvelles de transmettre l’Évangile du Christ doivent être trouvées pour rejoindre les mentalités actuelles, le contenu de l’Évangile, lui, demeurera toujours le même et ne peut être dilué; les paroles du Christ demeureront toujours exigeantes, peu importe à quelle génération elles s’adressent; si nous voulons être disciples du Christ, nous devons porter notre croix, renoncer à nos penchants mauvais, et être attentifs aux besoins des autres:
41. Les énormes et rapides changements culturels demandent que nous prêtions une constante attention pour chercher à exprimer la vérité de toujours dans un langage qui permette de reconnaître sa permanente nouveauté. Car, dans le dépôt de la doctrine chrétienne «une chose est la substance […] et une autre la manière de formuler son expression». (Jean XXIII, Discours lors de l’ouverture solennelle du Concile Vatican II, 11 octobre 1962.)
42. Ceci a une grande importance dans l’annonce de l’Évangile, si nous avons vraiment à cœur de faire mieux percevoir sa beauté et de la faire accueillir par tous. De toute façon, nous ne pourrons jamais rendre les enseignements de l’Église comme quelque chose de facilement compréhensible et d’heureusement apprécié par tous. La foi conserve toujours un aspect de croix, elle conserve quelque obscurité qui n’enlève pas la fermeté à son adhésion. Il y a des choses qui se comprennent et s’apprécient seulement à partir de cette adhésion qui est sœur de l’amour, au-delà de la clarté avec laquelle on peut en saisir les raisons et les arguments. C’est pourquoi il faut rappeler que tout enseignement de la doctrine doit se situer dans l’attitude évangélisatrice qui éveille l’adhésion du cœur avec la proximité, l’amour et le témoignage.
«Non à une économie de l’exclusion... Il n’est pas possible que le fait qu’une personne âgée réduite à vivre dans la rue, meure de froid ne soit pas une nouvelle, tandis que la baisse de deux points en bourse en soit une.» |
Parmi les défis du monde actuel qui peuvent arrêter ou affaiblir le renouveau missionnaire de l’Église, le Pape François mentionne en premier lieu les structures économiques dans lesquelles nous vivons, que le Saint-Père qualifie d’injustes:
53. De même que le commandement de «ne pas tuer» pose une limite claire pour assurer la valeur de la vie humaine, aujourd’hui, nous devons dire «non à une économie de l’exclusion et de la disparité sociale». Une telle économie tue. Il n’est pas possible que le fait qu’une personne âgée réduite à vivre dans la rue, meure de froid ne soit pas une nouvelle, tandis que la baisse de deux points en bourse en soit une. Voilà l’exclusion. On ne peut plus tolérer le fait que la nourriture se jette, quand il y a des personnes qui souffrent de la faim. C’est la disparité sociale. Aujourd’hui, tout entre dans le jeu de la compétitivité et de la loi du plus fort, où le puissant mange le plus faible.
Comme conséquence de cette situation, de grandes masses de population se voient exclues et marginalisées: sans travail, sans perspectives, sans voies de sortie. On considère l’être humain en lui-même comme un bien de consommation, qu’on peut utiliser et ensuite jeter. Nous avons mis en route la culture du «déchet» qui est même promue. Il ne s’agit plus simplement du phénomène de l’exploitation et de l’oppression, mais de quelque chose de nouveau: avec l’exclusion reste touchée, dans sa racine même, l’appartenance à la société dans laquelle on vit, du moment qu’en elle on ne se situe plus dans les bas-fonds, dans la périphérie, ou sans pouvoir, mais on est dehors. Les exclus ne sont pas des «exploités», mais des déchets, «des restes».
54. Dans ce contexte, certains défendent encore les théories de la «rechute favorable»1, qui supposent que chaque croissance économique, favorisée par le libre marché, réussit à produire en soi une plus grande équité et inclusion sociale dans le monde. Cette opinion, qui n’a jamais été confirmée par les faits, exprime une confiance grossière et naïve dans la bonté de ceux qui détiennent le pouvoir économique et dans les mécanismes sacralisés du système économique dominant. En même temps, les exclus continuent à attendre. Pour pouvoir soutenir un style de vie qui exclut les autres, ou pour pouvoir s’enthousiasmer avec cet idéal égoïste, on a développé une mondialisation de l’indifférence. Presque sans nous en apercevoir, nous devenons incapables d’éprouver de la compassion devant le cri de douleur des autres, nous ne pleurons plus devant le drame des autres, leur prêter attention ne nous intéresse pas, comme si tout nous était une responsabilité étrangère qui n’est pas de notre ressort. La culture du bien-être nous anesthésie et nous perdons notre calme si le marché offre quelque chose que nous n’avons pas encore acheté, tandis que toutes ces vies brisées par manque de possibilités nous semblent un simple spectacle qui ne nous trouble en aucune façon.
«L’adoration de l’antique veau d’or a trouvé un visage nouveau et impitoyable dans le fétichisme de l’argent, et dans la dictature de l’économie sans visage.» – Pape François |
55. Une des causes de cette situation se trouve dans la relation que nous avons établie avec l’argent, puisque nous acceptons paisiblement sa prédominance sur nous et sur nos sociétés. La crise financière que nous traversons nous fait oublier qu’elle a à son origine une crise anthropologique profonde: la négation du primat de l’être humain! Nous avons créé de nouvelles idoles. L’adoration de l’antique veau d’or (cf. Ex 32, 1-35) a trouvé une nouvelle et impitoyable version dans le fétichisme de l’argent et dans la dictature de l’économie sans visage et sans un but véritablement humain. La crise mondiale qui investit la finance et l’économie manifeste ses propres déséquilibres et, par-dessus tout, l’absence grave d’une orientation anthropologique qui réduit l’être humain à un seul de ses besoins: la consommation.
56. Alors que les gains d’un petit nombre s’accroissent exponentiellement, ceux de la majorité se situent d’une façon toujours plus éloignée du bien-être de cette heureuse minorité. Ce déséquilibre procède d’idéologies qui défendent l’autonomie absolue des marchés et la spéculation financière. Par conséquent, ils nient le droit de contrôle des États chargés de veiller à la préservation du bien commun. Une nouvelle tyrannie invisible s’instaure, parfois virtuelle, qui impose ses lois et ses règles, de façon unilatérale et implacable. De plus, la dette et ses intérêts éloignent les pays des possibilités praticables par leur économie et les citoyens de leur pouvoir d’achat réel.
S’ajoutent à tout cela une corruption ramifiée et une évasion fiscale égoïste qui ont atteint des dimensions mondiales. L’appétit du pouvoir et de l’avoir ne connaît pas de limites. Dans ce système, qui tend à tout dévorer dans le but d’accroître les bénéfices, tout ce qui est fragile, comme l’environnement, reste sans défense par rapport aux intérêts du marché divinisé, transformés en règle absolue.
L’exhortation apostolique du Pape François a été remise à des représentants des différents secteurs de l’Église à la fin de la messe, Place Saint-Pierre au Vatican, marquant la conclusion de l’Année de la foi, le dimanche 24 novembre, Solennité du Christ-Roi. Pour marquer l’événement, les reliques (ossements) de saint Pierre, le premier Pape, avaient été exceptionnellement exposées à la vénération du public et apportées dans une urne déposée à la droite de l’autel pour la messe. Le Pape François l’a symboliquement tenue entre ses mains au moment de la prière du Credo. |
57. Derrière ce comportement se cachent le refus de l’éthique et le refus de Dieu. Habituellement, on regarde l’éthique avec un certain mépris narquois. On la considère contreproductive, trop humaine, parce qu’elle relativise l’argent et le pouvoir. On la perçoit comme une menace, puisqu’elle condamne la manipulation et la dégradation de la personne. En définitive, l’éthique renvoie à un Dieu qui attend une réponse exigeante, qui se situe hors des catégories du marché. Pour celles-ci, si elles sont absolutisées, Dieu est incontrôlable, non-manipulable, voire dangereux, parce qu’il appelle l’être humain à sa pleine réalisation et à l’indépendance de toute sorte d’esclavage. L’éthique – une éthique non idéologisée – permet de créer un équilibre et un ordre social plus humain.
En ce sens, j’exhorte les experts financiers et les gouvernants des différents pays à considérer les paroles d’un sage de l’antiquité (saint Jean Chrysostome): «Ne pas faire participer les pauvres à ses propres biens, c’est les voler et leur enlever la vie. Ce ne sont pas nos biens que nous détenons, mais les leurs».
58. Une réforme financière qui n’ignore pas l’éthique demanderait un changement vigoureux d’attitude de la part des dirigeants politiques, que j’exhorte à affronter ce défi avec détermination et avec clairvoyance, sans ignorer, naturellement, la spécificité de chaque con-texte. L’argent doit servir et non pas gouverner! Le Pape aime tout le monde, riches et pauvres, mais il a le devoir, au nom du Christ, de rappeler que les riches doivent aider les pauvres, les respecter et les promouvoir. Je vous exhorte à la solidarité désintéressée et à un retour de l’économie et de la finance à une éthique en faveur de l’être humain.
«J’avais faim, et vous m’avez donné à manger... Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait», dit Jésus (Matthieu (25, 35s). Puisque Dieu est amour, c’est sur l’amour de Dieu et du prochain qu’on sera jugé. (Peinture de Simon Dewey.) |
178. Le mystère même de la Trinité nous rappelle que nous avons été créés à l’image de la communion divine, pour laquelle nous ne pouvons nous réaliser ni nous sauver tout seuls. À partir du cœur de l’Évangile, nous reconnaissons la connexion intime entre évangélisation et promotion humaine, qui doit nécessairement s’exprimer et se développer dans toute l’action évangélisatrice. L’acceptation de la première annonce, qui invite à se laisser aimer de Dieu et à l’aimer avec l’amour que lui-même nous communique, provoque dans la vie de la personne et dans ses actions une réaction première et fondamentale: désirer, chercher et avoir à cœur le bien des autres.
180. En lisant les Écritures, il apparaît du reste clairement que la proposition de l’Évangile ne consiste pas seulement en une relation personnelle avec Dieu. Et notre réponse d’amour ne devrait pas s’entendre non plus comme une simple somme de petits gestes personnels en faveur de quelque individu dans le besoin, ce qui pourrait constituer une sorte de «charité à la carte», une suite d’actions tendant seulement à tranquilliser notre conscience. La proposition est le Royaume de Dieu (Lc 4, 43); il s’agit d’aimer Dieu qui règne dans le monde. Dans la mesure où il réussira à régner parmi nous, la vie sociale sera un espace de fraternité, de justice, de paix, de dignité pour tous. Donc, aussi bien l’annonce que l’expérience chrétienne tendent à provoquer des conséquences sociales. Cherchons son Royaume: «Cherchez d’abord son Royaume et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît» (Mt 6, 33). Le projet de Jésus est d’instaurer le Royaume de son Père; il demande à ses disciples: «Proclamez que le Royaume des cieux est tout proche» (Mt 10, 7).
182. Les enseignements de l’Église sur les situations contingentes sont sujettes à d’importants ou de nouveaux développements et peuvent être l’objet de discussion, mais nous ne pouvons éviter d’être concrets – sans prétendre entrer dans les détails – pour que les grands principes sociaux ne restent pas de simples indications générales qui n’interpellent personne. Il faut en tirer les conséquences pratiques afin qu’«ils puissent aussi avoir une incidence efficace sur les situations contemporaines complexes». (Compendium pour la Doctrine sociale de l’Église, n. 9. )
Les pasteurs, en accueillant les apports des différentes sciences, ont le droit d’émettre des opinions sur tout ce qui concerne la vie des personnes, du moment que la tâche de l’évangélisation implique et exige une promotion intégrale de chaque être humain. On ne peut plus affirmer que la religion doit se limiter à la sphère privée et qu’elle existe seulement pour préparer les âmes pour le ciel. Nous savons que Dieu désire le bonheur de ses enfants, sur cette terre aussi, bien que ceux-ci soient appelés à la plénitude éternelle, puisqu’il a créé toutes choses «afin que nous en jouissions» (1 Tm 6, 17), pour que tous puissent en jouir. Il en découle que la conversion chrétienne exige de reconsidérer «spécialement tout ce qui concerne l’ordre social et la réalisation du bien commun». (Jean-Paul II, Exhort. apost. post-synodale Ecclesia in America, n. 27)
183. En conséquence, personne ne peut exiger de nous que nous reléguions la religion dans la secrète intimité des personnes, sans aucune influence sur la vie sociale et nationale, sans se préoccuper de la santé des institutions de la société civile, sans s’exprimer sur les événements qui intéressent les citoyens. Qui oserait enfermer dans un temple et faire taire le message de saint François d’Assise et de la bienheureuse Teresa de Calcutta ? Ils ne pourraient l’accepter. Une foi authentique – qui n’est jamais confortable et individualiste – implique toujours un profond désir de changer le monde, de transmettre des valeurs, de laisser quelque chose de meilleur après notre passage sur la terre. (...)
187. Chaque chrétien et chaque communauté sont appelés à être instruments de Dieu pour la libération et la promotion des pauvres, de manière à ce qu’ils puissent s’intégrer pleinement dans la société; ceci suppose que nous soyons dociles et attentifs à écouter le cri du pauvre et à le secourir. Il suffit de recourir aux Écritures pour découvrir comment le Père qui est bon veut écouter le cri des pauvres: «J’ai vu la misère de mon peuple qui est en Égypte. J’ai entendu son cri devant ses oppresseurs; oui, je connais ses angoisses. Je suis descendu pour le délivrer […] Maintenant va, je t’envoie…» (Ex 3, 7-8.10), et a souci de leurs nécessités: «Alors les Israélites crièrent vers le Seigneur et le Seigneur leur suscita un sauveur» (Jg 3, 15) Faire la sourde oreille à ce cri, alors que nous sommes les instruments de Dieu pour écouter le pauvre, nous met en dehors de la volonté du Père et de son projet, parce que ce pauvre «en appellerait au Seigneur contre toi, et tu serais chargé d’un péché» (Dt 15, 9). Et le manque de solidarité envers ses nécessités affecte directement notre relation avec Dieu: «Si quelqu’un te maudit dans sa détresse, son Créateur exaucera son imprécation» (Si 4, 6). L’ancienne question revient toujours: «Si quelqu’un, jouissant des biens de ce monde, voit son frère dans la nécessité et lui ferme ses entrailles, comment l’amour de Dieu demeurerait-il en lui?» (1 Jn 3, 17). Souvenons-nous aussi comment, avec une grande radicalité, l’Apôtre Jacques reprenait l’image du cri des opprimés: «Le salaire dont vous avez frustré les ouvriers qui ont fauché vos champs, crie, et les clameurs des moissonneurs sont parvenues aux oreilles du Seigneur des Armées» (5, 4).
188. L’Église a reconnu que l’exigence d’écouter ce cri vient de l’œuvre libératrice de la grâce elle-même en chacun de nous; il ne s’agit donc pas d’une mission réservée seulement à quelques-uns: «L’Église guidée par l’Évangile de la miséricorde et par l’amour de l’homme, entend la clameur pour la justice et veut y répondre de toutes ses forces». (Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Instruction Libertatis nuntius, 6 août 1984, XI, 1.) Dans ce cadre on comprend la demande de Jésus à ses disciples: «Donnez-leur vous-mêmes à manger» (Mc 6, 37), ce qui implique autant la coopération pour résoudre les causes structurelles de la pauvreté et promouvoir le développement intégral des pauvres, que les gestes simples et quotidiens de solidarité devant les misères très concrètes que nous rencontrons. Le mot «solidarité» est un peu usé et, parfois, on l’interprète mal, mais il désigne beaucoup plus que quelques actes sporadiques de générosité. Il demande de créer une nouvelle mentalité qui pense en termes de communauté, de priorité de la vie de tous sur l’appropriation des biens par quelques-uns.
189. La solidarité est une réaction spontanée de celui qui reconnaît la fonction sociale de la propriété et la destination universelle des biens comme réalités antérieures à la propriété privée. La possession privée des biens se justifie pour les garder et les accroître de manière à ce qu’ils servent mieux le bien commun, c’est pourquoi la solidarité doit être vécue comme la décision de rendre au pauvre ce qui lui revient. Ces convictions et pratiques de solidarité, quand elles prennent chair, ouvrent la route à d’autres transformations structurelles et les rendent possibles. Un changement des structures qui ne génère pas de nouvelles convictions et attitudes fera que ces mêmes structures tôt ou tard deviendront corrompues, pesantes et inefficaces.
«Tant que ne seront pas résolus radicalement les problèmes des pauvres, en renonçant à l’auto- nomie absolue des marchés et de la spéculation financière, et en attaquant les causes structurelles de la disparité sociale, les pro- blèmes du monde ne seront pas résolus, ni en définitive aucun problème. La disparité sociale est la racine des maux de la société.» |
202. La nécessité de résoudre les causes structurelles de la pauvreté ne peut attendre, non seulement en raison d’une exigence pragmatique d’obtenir des résultats et de mettre en ordre la société, mais pour la guérir d’une maladie qui la rend fragile et indigne, et qui ne fera que la conduire à de nouvelles crises. Les plans d’assistance qui font face à certaines urgences devraient être considérés seulement comme des réponses provisoires. Tant que ne seront pas résolus radicalement les problèmes des pauvres, en renonçant à l’autonomie absolue des marchés et de la spéculation financière, et en attaquant les causes structurelles de la disparité sociale, les problèmes du monde ne seront pas résolus, ni en définitive aucun problème. La disparité sociale est la racine des maux de la société.
203. La dignité de chaque personne humaine et le bien commun sont des questions qui devraient structurer toute la politique économique, or parfois elles semblent être des appendices ajoutés de l’extérieur pour compléter un discours politique sans perspectives ni programmes d’un vrai développement intégral. Beaucoup de paroles dérangent dans ce système! C’est gênant de parler d’éthique, c’est gênant de parler de solidarité mondiale, c’est gênant de parler de distribution des biens, c’est gênant de parler de défendre les emplois, c’est gênant de parler de la dignité des faibles, c’est gênant de parler d’un Dieu qui exige un engagement pour la justice. D’autres fois, il arrive que ces paroles deviennent objet d’une manipulation opportuniste qui les déshonore. La commode indifférence à ces questions rend notre vie et nos paroles vides de toute signification. La vocation d’entrepreneur est un noble travail, il doit se laisser toujours interroger par un sens plus large de la vie; ceci lui permet de servir vraiment le bien commun, par ses efforts de multiplier et rendre plus accessibles à tous les biens de ce monde.
204. Nous ne pouvons plus avoir confiance dans les forces aveugles et dans la main invisible du marché. La croissance dans l’équité exige quelque chose de plus que la croissance économique, bien qu’elle la suppose; elle demande des décisions, des programmes, des mécanismes et des processus spécifiquement orientés vers une meilleure distribution des revenus, la création d’opportunités d’emplois, une promotion intégrale des pauvres qui dépasse le simple assistanat. Loin de moi la proposition d’un populisme irresponsable, mais l’économie ne peut plus recourir à des remèdes qui sont un nouveau venin, comme lorsqu’on prétend augmenter la rentabilité en réduisant le marché du travail, mais en créant de cette façon de nouveaux exclus.
205. Je prie le Seigneur qu’il nous offre davantage d’hommes politiques qui aient vraiment à cœur la société, le peuple, la vie des pauvres! Il est indispensable que les gouvernants et le pouvoir financier lèvent les yeux et élargissent leurs perspectives, qu’ils fassent en sorte que tous les citoyens aient un travail digne, une instruction et une assistance sanitaire. Et pourquoi ne pas recourir à Dieu afin qu’il inspire leurs plans? Je suis convaincu qu’à partir d’une ouverture à la transcendance pourrait naître une nouvelle mentalité politique et économique, qui aiderait à dépasser la dichotomie absolue entre économie et bien commun social.
207. Toute la communauté de l’Église, dans la mesure où celle-ci prétend rester tranquille sans se préoccuper de manière créative et sans coopérer avec efficacité pour que les pauvres vivent avec dignité et pour l’intégration de tous, court aussi le risque de la dissolution, même si elle parle de thèmes sociaux ou critique les gouvernements. Elle finira facilement par être dépassée par la mondanité spirituelle, dissimulée sous des pratiques religieuses, avec des réunions infécondes ou des discours vides.
208. Si quelqu’un se sent offensé par mes paroles, je lui dis que je les exprime avec affection et avec la meilleure des intentions, loin d’un quelconque intérêt personnel ou d’idéologie politique. Ma parole n’est pas celle d’un ennemi ni d’un opposant. Seul m’intéresse de faire en sorte que ceux qui sont esclaves d’une mentalité individualiste, indifférente et égoïste puissent se libérer de ces chaînes si indignes, et adoptent un style de vie et de pensée plus humain, plus noble, plus fécond, qui confère dignité à leur passage sur cette terre.
263. Il est salutaire de se souvenir des premiers chrétiens et de tant de frères au cours de l’histoire qui furent remplis de joie, pleins de courage, infatigables dans l’annonce, et capables d’une grande résistance active. Il y en a qui se consolent en disant qu’aujourd’hui c’est plus difficile; cependant, nous devons reconnaître que les circonstances de l’empire romain n’étaient pas favorables à l’annonce de l’Évangile, ni à la lutte pour la justice, ni à la défense de la dignité humaine. A tous les moments de l’histoire, la fragilité humaine est présente, ainsi que la recherche maladive de soi-même, l’égoïsme confortable et, en définitive, la concupiscence qui nous guette tous. Cela arrive toujours, sous une forme ou sous une autre; cela vient des limites humaines plus que des circonstances. Par conséquent, ne disons pas qu’aujourd’hui c’est plus difficile; c’est différent. Apprenons plutôt des saints qui nous ont précédés et qui ont affronté les difficultés propres à leur époque. À cette fin, je propose que nous nous attardions à retrouver quelques motivations qui nous aident à les imiter aujourd’hui.
264. La première motivation pour évangéliser est l’amour de Jésus que nous avons reçu, l’expérience d’être sauvés par lui qui nous pousse à l’aimer toujours plus. Mais, quel est cet amour qui ne ressent pas la nécessité de parler de l’être aimé, de le montrer, de le faire connaître? Si nous ne ressentons pas l’intense désir de le communiquer, il est nécessaire de prendre le temps de lui demander dans la prière qu’il vienne nous séduire. Nous avons besoin d’implorer chaque jour, de demander sa grâce pour qu’il ouvre notre cœur froid et qu’il secoue notre vie tiède et superficielle. Placés devant lui, le cœur ouvert, nous laissant contempler par lui, nous reconnaissons ce regard d’amour que découvrit Nathanaël, le jour où Jésus se fit présent et lui dit : «Quand tu étais sous le figuier, je t’ai vu» (Jn 1, 48).
Qu’il est doux d’être devant un crucifix, ou à genoux devant le Saint-Sacrement, et être simplement sous son regard! Quel bien cela nous fait qu’il vienne toucher notre existence et nous pousse à communiquer sa vie nouvelle! Par conséquent, ce qui arrive, en définitive, c’est que «ce que nous avons vu et entendu, nous l’annonçons» (1 Jn 1, 3). La meilleure motivation pour se décider à communiquer l’Évangile est de le contempler avec amour, de s’attarder en ses pages et de le lire avec le cœur. Si nous l’abordons de cette manière, sa beauté nous surprend, et nous séduit chaque fois. Donc, il est urgent de retrouver un esprit contemplatif, qui nous permette de redécouvrir chaque jour que nous sommes les dépositaires d’un bien qui humanise, qui aide à mener une vie nouvelle. Il n’y a rien de mieux à transmettre aux autres.
265. Toute la vie de Jésus, sa manière d’agir avec les pauvres, ses gestes, sa cohérence, sa générosité quotidienne et simple, et finalement son dévouement total, tout est précieux et parle à notre propre vie. Chaque fois que quelqu’un se met à le découvrir, il se convainc que c’est cela même dont les autres ont besoin, bien qu’ils ne le reconnaissent pas: «Ce que vous adorez sans le connaître, je viens, moi, vous l’annoncer» (Ac 17, 23). Parfois, nous perdons l’enthousiasme pour la mission en oubliant que l’Évangile répond aux nécessités les plus profondes des personnes, parce que nous avons tous été créés pour ce que l’Évangile nous propose: l’amitié avec Jésus et l’amour fraternel. Quand on réussira à exprimer adéquatement et avec beauté le contenu essentiel de l’Évangile, ce message répondra certainement aux demandes les plus profondes des cœurs.
) Appelée aussi théorie du ruissellement ou de retombée favorable (en anglais trickle-down economics), cette théorie suppose que les revenus des individus les plus riches sont automatiquement réinjectés dans l’économie, contribuant ainsi à l’activité économique générale et à l’emploi dans le reste de la société. Cette théorie est avancée pour défendre l’idée que les réductions d’impôt pour les hauts revenus ont un effet bénéfique pour l’économie globale. L’image utilisée est celle des cours d’eau qui ne s’accumulent pas au sommet d’une montagne mais ruissellent vers la base.
«Je ne suis pas marxiste», dit le PapeOn vient de le voir, l'exhortation apostolique du Pape François contient beaucoup de paroles fortes sur les structures économiques qui régissent le monde actuel. Certains milieux conservateurs, n'ayant probablement jamais étudié l'enseignement social de l'Église, ont été choqués par ces propos, allant jusqu'à accuser le Pape François d'être un disciple de Karl Marx! Dans une interview accordée au journaliste Andrea Tornielli, et publiée dans le quotidien italien La Stampa du 15 décembre 2013, le Saint-Père a profité de l'occasion pour répondre à ces critiques: «Il n'y a rien dans l'exhortation apostolique qui ne soit dans la doctrine sociale de l'Église. Je ne me suis pas exprimé d'un point de vue technique, mais j'ai cherché à présenter une photographie de ce qui se passe. L'unique citation spécifique est celle de la théorie de la “rechute favorable” (n. 54), selon laquelle toute croissance économique, favorisée par le libre marché, réussit à produire, par elle-même, une meilleure équité et inclusion sociale dans le monde. Soit la promesse que quand le verre serait rempli, il déborderait, et les pauvres alors en profiteraient. Mais quand il est plein, le verre, comme par magie, s'agrandit et jamais rien n'en sort pour les pauvres. Ce fut là ma seule référence à une théorie spécifique. Je le répète, je ne me suis pas exprimé en technicien mais selon la doctrine sociale de l'Église. Cela ne signifie pas être marxiste.» Le problème avec ces détracteurs du Pape, c'est qu'ils s'imaginent que puisque le communisme ou marxisme est mauvais et anti-chrétien, son soi-disant contraire, le capitalisme, est donc nécessairement parfait, et n'a pas besoin d'être corrigé. Si on étudie bien ce que l'Église enseigne (voir l'article à la page suivante), on verra que ce que l’Église reproche au capitalisme actuel n’est ni la propriété privée ni la libre entreprise, mais que trop d’individus n’ont pas accès à un minimum de biens matériels, permettant une vie décente, parce que le capitalisme a été vicié par le système financier qui crée l'argent sous forme de dette. |