Il y a quelques années, lorsque des créditistes dénonçaient la pauvreté au sein de l'abondance, on admettait bien l'existence de la pauvreté et il eût fallu être triplement aveugle pour ne point la voir, mais plusieurs trouvaient exagéré l'exposé de l'abondance. Aussi tard que décembre 1939, M. Beaudry-Leman déclarait qu'il n'était point du tout prouvé qu'on fût entré dans un monde d'abondance.
Or voici le phénomène de la guerre : Le Canada nourrit, habille et loge les Canadiens mieux qu'avant la guerre. Le Canada contribue à nourrir l'Angleterre. Le Canada nourrit les poissons de l'Océan, vers lesquels les torpilles allemandes font dévier une partie de nos transports. Et le Canada fait tout cela, avec des centaines de mille bras solides soustraits à toute production, avec d'autres centaines de mille bras experts affectés à la production de munitions qui ne nourrissent et n'habillent personne, avec des milliers de machines et des millions de tonnes de matériel réservées pour l'industrie de destruction.
Le Canada peut-il produire l'abondance ? Ramenez ces armées d'hommes et de jeunes gens où ils étaient en 1938 ; libérez les machines et le matériel nolisés par la guerre ; que cesse l'engloutissement des cargaisons de bacon, de fromage, de sucre, de provisions de toutes sortes — puis dites si le Canada peut ou ne peut pas placer l'abondance dans toutes les familles canadiennes.
Qui donc avait raison, les créditistes ou leurs dénigreurs ?
il y a quelques années, lorsque des créditistes réclamaient une augmentation du volume d'argent pour distribuer la production immobilisée, pour animer le travail paralysé, on les traitait de charlatans. Le mal n'était pas dans l'argent, mais dans les esprits et dans les cœurs ! Il ne fallait pas blâmer l'absence d'argent, mais la paresse de notre génération ! Beaudry-Leman croyait vider la question en rappelant — ce que les créditistes savent mieux que lui — que l'argent n'est pas la richesse. Le Financial Post narguait : On ne bâtit pas une maison avec de l'argent, mais avec des briques et du mortier.
Tout de même, les briqueteries restaient fermées, les maçons chômaient, les familles se tassaient dans des taudis, la vraie richesse restait dans les entrepôts ou dans le néant, en attendant... la guerre.
Et voici le phénomène de la guerre : Urgence de mettre en branle toutes les énergies de la nation ; au diable les discours des politiciens ! Au diable les restrictions des financiers ! Des billets de banque neufs sortent de la Banque du Canada, des comptes neufs s'alignent dans les livres des banques à charte à mesure que le ministère des finances parafe des obligations neuves du gouvernement canadien.
L'effet est immédiat. De jeunes gaillards, qui n'avaient jamais pu trouver une ombre d'emploi ni une once de revenu ; se voient ouvrir à deux battants les portes de bureaux d'enrôlement ; on les habille gratis des pieds à la tête, on les nourrit à plein trois fois par jour ; on leur donne tous les soins médicaux dont ils ont besoin, et on leur garantit un salaire par-dessus le marché. Et des hommes, des pères de famille qu'on taxait de paresseux, de chômeurs volontaires, reprennent le chemin de l'usine, font des journées de dix heures, des semaines souvent de sept jours, et apportent à la maison des salaires et des bonis de vie chère.
L'argent n'est pas la richesse. Non, mais c'est tout de même, dans l'économie moderne, l'instrument qui détermine le mouvement de la richesse et dont l'absence place la richesse sous clef.
L'argent entre les mains du consommateur appelle la production des choses voulues par le consommateur. C'est tellement vrai que le gouvernement s'applique à retirer l'argent des mains du consommateur, afin d'arrêter la production des biens consommables et obliger l'industrie et la main-d'œuvre à se tourner vers la production de guerre. Il ne peut arrêter le mouvement du pain, de la viande, des habits, des chaussures, des meubles, du transport, tant que l'argent est là.
La production civile est trop active, dit le gouvernement ; nous allons la modérer en taxant et surtaxant, en imposant l'épargne obligatoire, en comprimant le pouvoir d'achat.
Paralyser la production utile en diminuant le pouvoir d'achat dans la masse : mais c'est exactement ce que faisait le système avant la guerre. L'absence d'argent est aussi efficace pour arrêter la production que la présence d'argent est efficace pour la motoriser. Il faut d'autre chose que l'argent, oui, mais l'autre chose ne manquait pas plus avant la guerre qu'aujourd'hui.
Qui donc disait vrai, les créditistes ou leurs dénigreurs ?
Les créditistes se trompaient-ils, lorsque, après le Pape, ils dénonçaient ceux qui, par le contrôle de l'argent et du crédit, peuvent mettre le monde entier en pénitence ?
Le 25 juin dernier, Beaudry-Leman disait à Sherbrooke, devant les membres du Club Social :
"La politique financière est d'ordre secondaire en temps de guerre et n'a qu'une influence minime sur la poursuite de la guerre si les facteurs physiques sont présents."
Pourquoi, en temps de paix, la politique des financiers a-t-elle une influence souveraine au lieu de minime ? Pourquoi, en temps de paix, lorsque les facteurs physiques sont présents, la politique financière passe-t-elle première ?
Pourquoi, si les hommes et les choses comptent plus que l'argent lorsqu'il s'agit d'organiser la tuerie, l'argent compte-t-il plus que les hommes et les choses lorsqu'il s'agit d'organiser la vie ? Beaudry-Léman aurait dû le dire au Club Social de Sherbrooke.
M. Leman remarque avec vérité :
"Le coût de la guerre devrait se chiffrer par la quantité des biens disponibles qui sont détournés de la consommation civile et réservée à des fins militaires. C'est le coût réel, qu'il ne faut pas confondre avec les opérations financières qui servent à mesurer notre participation, à l'exprimer en monnaie ou à répartir les charges résultant de la guerre... Nous qui vivons la guerre devons payer la guerre."
Voilà des paroles d'économie réaliste. Pourquoi, alors, une fois la guerre terminée, soldée par le détournement de biens disponibles de la consommation civile à des fins militaires, pourquoi faut-il la payer à des financiers pendant des années et des décades ?
Pourquoi, sinon parce qu'on est réaliste en temps de guerre, mais à condition de redevenir le jouet des artifices financiers après la guerre ?
Le coût réel de la guerre consiste dans la consommation absorbée par la guerre. Comme cela ressemble à la doctrine créditiste : le coût réel de la production, en une période donnée, consiste dans la consommation réalisée pendant cette période. Ce que Douglas exprime encore plus brièvement : Le véritable prix de la production, c'est la consommation. Et comme le coût financier, le prix marqué est toujours supérieur au montant de la consommation, il faut ramener au prix réel par le cœfficient de prix (escompte compensé). Mais, là, Beaudry-Leman n'y voit sans doute plus que du bleu. il ne voit clair qu'en économie de guerre, lorsque la politique financière n'a plus qu'un rôle minime. Ce sera lui rendre service que maintenir ce rôle minime.
Les créditistes avaient-ils tort ou raison, lorsqu'ils affirmaient l'existence d'une dictature d'argent, cause de la pauvreté artificielle ? Avaient-ils tort ou raison de proclamer que la finance tenait les rênes, et que les gouvernants n'étaient que des pantins ou des imbéciles ?