C'est de l'industrie que nous voulons parler, ou, plus généralement, des activités de production, de transformation, de transport. C'est donc de l'agriculture, des manufactures, des usines, du commerce.
Quel est le but de toutes ces activités ? Pourquoi existent-elles ? Évidemment, leur raison d'être, c'est de satisfaire les besoins des êtres humains. C'est la fin de toute économie saine : mettre des biens appropriés au service des besoins.
La production, l'industrie existe donc pour servir.
Nous croyons qu'avec les moyens modernes de production et de transport, il est possible, et relativement facile, de placer suffisamment de biens à la disposition de tous les consommateurs pour satisfaire tous leurs besoins essentiels. Si ce résultat n'a pas lieu, la cause en est externe à la production elle-même, elle est externe aussi à la volonté des consommateurs.
Puisque la production a pour but de satisfaire les besoins des consommateurs, il faut que les consommateurs aient le moyen d'exprimer à la production leurs besoins. C'est au maître à exprimer ses volontés au serviteur.
On entend souvent parler de ce temps-ci d'économie dirigée. Des écrivains et des orateurs bien intentionnés demandent pour l'après-guerre une économie dirigée.
Dirigée, cela veut dire tirée, poussée ou contrainte dans une certaine direction. Dans quelle direction ? Si elle n'est pas orientée dans la direction de sa fin, elle fait fausse route. Et si sa fin est de satisfaire les besoins des consommateurs, est-ce que ce n'est pas aux consommateurs d'indiquer la direction ? Qui connaît les besoins des consommateurs aussi bien que les consommateurs eux-mêmes ?
Pourtant, est-ce bien là l'idée de ceux qui réclament une économie dirigée ? Ne conçoivent-ils pas plutôt une économie dans laquelle le gouvernement ou des institutions de contrôle diront à la production ce qu'elle doit faire et aux consommateurs ce qu'ils doivent accepter ?
C'est ce qu'on appelle faire de l'industrie, de la production, un instrument de gouvernement, de conduite.
Si c'est cette direction-là qu'on réclame, constatons tout de suite qu'on a déjà aujourd'hui, et depuis plusieurs décades, une économie dirigée. Elle est dirigée par ceux qui sont à même de passer leurs commandes à la production, par ceux qui sont à même de dicter leurs conditions aux producteurs. Et nous sommes loin de pouvoir dire que ce sont les hommes avec des besoins qui passent leurs commandes à la production.
Où est la faim ? Dans des maisons où il y a plus d'estomacs à nourrir que d'argent dans le portefeuille. Est-ce de là que partent les ordres aux producteurs de nourriture ?
Où est le froid ? Où la nudité ? Où la maladie ? Est-ce de ces lieux que partent les appels effectifs aux fournisseurs de bois, aux fabricants de vêtements, aux médecins et aux pharmaciens ?
Où sont surtout les besoins ? Dans les maisons ordinaires. Or, est-ce pour les familles qui habitent ces maisons que travaillent les milliers d'ouvriers de nos villes industrielles ? Où vont les choses qui sortent de nos usines à pleins wagons ?
La production est détournée de sa fin. Au lieu de fabriquer des chaussures pour couvrir des pieds, le manufacturier fabrique des chaussures pour faire de l'argent. Pieds nus ou douze paires de chaussures pour chaque paire de pieds, cela pèse très peu dans la balance : la manufacture est active si elle fait de l'argent, elle ferme si elle n'en fait pas.
Cette condition est d'ailleurs imposée à la source même d'où émane l'argent qui permet d'entreprendre la fabrication.
C'est entre le manufacturier qui emprunte et le banquier qui prête que se discute l'emploi de l'argent demandé. C'est là qu'est rendu le verdict sur la production envisagée, et de là que partent les permissions d'accélérer ou les ordres de freiner la production en marche. Le livre du banquier est suprême, les besoins des consommateurs ne comptent pas pour un iota.
Tout le monde sait bien que la production moderne, potentiellement surabondante, n'a pas servi des besoins immensément criants. Et c'est sur ce fait le plus révoltant de l'histoire que se basent ceux qui réclament une économie dirigée.
Mais il est remarquable que la plupart des voix qui s'élèvent en faveur d'une économie dirigée se gardent bien de faire la moindre allusion au pouvoir qui dirige actuellement l'économie. Elles admettent que l'économie n'est pas orientée vers les besoins des consommateurs, et elles demandent simplement au gouvernement d'intervenir pour dicter les ordres à la production.
C'est d'abord oublier que le gouvernement lui-même prend ses ordres d'une puissance externe, puisqu'il pose si peu d'actes ordonnés au bien commun. Le gouvernement étant lui-même sous la tutelle des contrôleurs de l'argent, comment peut-il intervenir autrement que selon les dictées et sous la pression des contrôleurs de l'argent ? Il faudrait commencer par libérer le gouvernement.
Mais, même cela fait, est-ce bien au gouvernement qu'il appartient d'exprimer les besoins des consommateurs ? Sa fonction n'est-elle pas plutôt d'abaisser les obstacles pour que les consommateurs expriment eux-mêmes leurs besoins ?
Il existe un moyen bien simple pour les consommateurs d'exprimer leurs besoins à la production, et le premier devoir d'un gouvernement digne du nom devrait être de placer ce moyen-là entre les mains des consommateurs.
Le moins érudit des lecteurs de Vers Demain sait de quoi il s'agit.
Glissez quelques rectangles de papier d'un aspect bien connu dans la poche de chaque consommateur, ou donnez-lui simplement un compte sur lequel il est autorisé à tirer des chèques, et vous verrez si chaque consommateur ne commencera pas immédiatement à passer des ordres à la production. Et pour peu que cette condition persévère, la production se dirigera vers les besoins des consommateurs.
L'argent, c'est le droit de vote sur les produits. Si la production existe pour les consommateurs, c'est aux consommateurs qu'il faut assurer le droit de vote. La piastre est le bulletin de vote par lequel le consommateur choisit le produit qui lui convient. C'est donc, muni de ce bulletin, que le consommateur va "diriger" l'industrie, financer par ses achats l'entreprise qui travaille pour lui et éliminer, en lui refusant son bulletin, celle qui poursuit d'autres fins.
La production, répétons-le, est très efficace, pourvu qu'on la laisse opérer dans son ordre.
Prenons le cas de la chaussure. Une femme achète trois paires de chaussures pour les membres de sa famille. Vous n'entendrez jamais le marchand dire qu'il ne peut laisser aller ces trois paires de chaussures, de crainte que le manufacturier soit incapable de les remplacer. Le manufacturier n'attend que l'ordre d'en fournir d'autres, et le marchand le sait.
Les chaussures se remplaceront aussi immanquablement qu'une cause produit ses effets.
Mais faites intervenir un règlement qui enlève à la femme la possibilité d'acheter les chaussures, la production ralentira d'autant. Par exemple, le mari ne travaille pas. Ne travaillant pas, il n'a pas de salaire ; et en vertu du système de récompenses et de châtiments qui a envahi le domaine de l'économie, puisqu'il ne travaille pas, il ne doit avoir aucun droit à la production. Le droit à la production est réservé comme récompense ; l'homme n'ayant pas gagné cette récompense, les chaussures resteront là, avec les membres de la famille non chaussés.
Le manufacturier ne fournira pas de chaussures à tous les pieds, non pas parce qu'il n'en est pas capable, mais parce qu'un règlement s'y oppose.
Dans le deuxième chapitre de son livre Social Credit, qu'il intitule justement "L'industrie— gouvernement ou service", le major Douglas fait la remarque suivante :
"La différence pratique entre la théorie de récompenses et châtiments, et la conception scientifique moderne de cause à effet, peut être établie très simplement. La seconde fonctionne automatiquement et la première ne le fait pas."
La production fournira automatiquement la consommation, tant que la consommation pourra librement exprimer ses besoins à la production, sans l'intervention d'une volonté externe au producteur et au consommateur.
Mais, sous une philosophie fortement empreinte de judaïsme, on inflige à l'économie la poursuite d'une fin qui ressort de la morale. On fait de l'industrie, de la production, un instrument de conduite au lieu d'un instrument de service.
On place ainsi l'industrie dans une fausse position. On lui demande d'accomplir ce qui n'est pas sa fonction et on l'empêche d'atteindre sa fin propre.
Sa fin propre lui commande de fournir le plus de biens utiles possibles avec le moindre effort possible. Et plus elle y parvient, plus on la paralyse avec le règlement de la récompense et du châtiment : l'homme qui n'est pas attelé à produire ne doit pas participer aux fruits de la production.
Plus l'industrie se perfectionne, plus elle libère du labeur hurriain. Plus elle élimine le labeur humain, plus elle supprime le consommateur autorisé — toujours par suite du système de récompenses et de châtiments. Plus elle supprime le consommateur autorisé, plus elle se condamne à l'immobilisation, à moins d'être orientée vers des activités de destruction, comme c'est le cas actuel. La guerre est le salut du système.
Le conditionnement du droit aux choses nécessaires à la vie est tellement devenu un instrument pour conduire que, sans trop s'en apercevoir, c'est à cet instrument que recourent ceux qui veulent conduire les autres et n'ont ni assez de vertu ni assez de compétence pour réussir autrement.
C'est là-dessus que pivote le patronage politique, l'intimidation, la dictature économique à tous les degrés.
C'est le gouvernement invisible des puissances d'argent, le gouvernement de ceux qui, "maîtres absolus de l'argent et du crédit, les dispensent selon leur bon plaisir et régissent jusqu'à notre droit de respirer."
Lorsque les créditistes réclament un minimum vital assuré à tout le monde, par un dividende national indépendant de toute contribution personnelle à la production, les adversaires ne s'empressent-ils pas toujours de présenter une objection morale ? Si, tout d'un coup, l'homme mangeait sans avoir à peiner, quelle catastrophe et comment le tenir sous le joug ?
L'économie n'a pourtant pas comme fonction de gouverner, mais de servir. Sa fin est de placer des biens terrestres à la disposition des besoins temporels des hommes. Sa moralité consiste à accomplir cette fin-là, pas à remplacer la morale.
La morale a sa fin, comme l'économie a la sienne. Mais ne demandons pas plus à la morale de remplacer l'économie, qu'à l'économie de remplacer la morale. Qui donc s'aviserait de recommander à un homme affamé d'aller à confesse pour passer sa faim ? Ou qui recommanderait à un homme en état de péché mortel de prendre un bon repas pour se réconcilier avec Dieu ?
C'est pour mystifier la multitude et pour empêcher ou retarder les réformes, que les profiteurs du système financier actuel se réfugient derrière des considérations morales dès qu'on cherche des moyens de mettre fin à leur banditisme.