Les grands plans qui enrégimentent les hommes dans des entreprises d'État — tels le plan quinquennal russe, les plans allemands, les plans d'après-guerre pour le Canada, l'Angleterre ou les États-Unis — sont certainement capables de donner une production remarquable. Mais cela ne suffit pas pour les justifier.
L'homme n'est pas né pour la production. La vie a un autre sens que la production de biens matériels.
La sécurité économique est nécessaire pour que la liberté ait un sens. Mais, une fois un minimum de sécurité économique garanti, la liberté devient bien supérieure à la richesse.
Or la production moderne, en temps normal, est déjà plus que suffisante pour fournir l'aisance à tout le monde. Pourquoi alors tous les plans d'embauchage, de production sur grande échelle, avec intervention de l'État partout où l'entreprise privée ne peut occuper tous les bras ? Quel est le but de tout cela ? Lorsqu'il y a suffisamment pour le nécessaire, pour l'aisance même, pourquoi ne pas laisser ceux qui le désirent se contenter de ce nécessaire, de cette aisance ?
Pour ceux que seuls retiennent des buts matériels, les plans d'embauchage et de production peuvent avoir un sens. Ils peuvent avoir un sens pour ceux qui veulent l'État socialiste. Ils peuvent avoir un sens pour les lumières sorties de l'École Économique de Londres, de ce "séminaire destiné à préparer les grands bureaucrates de l'État socialiste de demain".
Mais ils perdent leur sens pour ceux qui, comme les créditistes, ont un concept plus complet de la personne humaine. Ils répugnent à ceux qui refusent de sacrifier la liberté au matérialisme.
N'est-ce pas un peu ce que suggère le passage suivant de l'encyclique Quadragesirno Anno :
"De ce qu'une division appropriée du travail assure la production plus efficacement que des efforts individuels dispersés, les socialistes concluent que l'activité économique — dont les buts matériels retiennent seuls leur attention — doit, de toute nécessité, être menée socialement. Et de cette nécessité il suit, selon eux, que les hommes sont astreints, pour ce qui touche à la production, à se livrer et se soumettre totalement à la société. Bien plus, une telle importance est donnée à la possession de la plus grande quantité possible des objets pouvant procurer les avantages de cette vie, que les biens les plus élevés de l'homme, sans en excepter la liberté, seront subordonnés, et même sacrifiés, aux exigences de la production la plus rationnelle."
Voilà pour les fervents de la production rationnalisée. Les créditistes ne seront jamais de ceux qui placent la production rationnalisée au-dessus de la liberté. Les créditistes ne seront jamais de ceux pour qui le tout de l'activité économique consiste dans la production de biens matériels. Ils affirment, au contraire, que le premier but de l'activité économique devrait être de libérer l'homme en assurant à chacun un minimum vital. Et ils comprennent très bien l'Apôtre qui disait : "Dès lors que j'ai la nourriture, le vêtement et l'abri, je ne désire rien de plus" en fait de biens matériels. C'est alors que la liberté prend un sens et qu'il est odieux de la subordonner aux exigences des faiseurs de plans.
D'après W. J. Brown, député indépendant aU Parlement anglais, cinq voix se font entendre en Grande-Bretagne (on pourrait dire aussi au Canada) au sujet de l'après-guerre :
Première voix — Celle qui entrevoit la nation sortant de la guerre tellement chargée de dettes, qu'il faudra travailler, suer, peiner et se priver pendant au moins cinquante ans. Pour répondre à cette voix, il suffit de montrer le pays sortant de la guerre plus riche qu'il y est entré : avec une agriculture, une industrie, des moyens de transport plus parfaits et plus développés. La capacité de production sera plus grande que jamais : pourquoi faudrait-il se priver des produits ?
Deuxième voix — Celle qui réclame le retour aux conditions de 1939. Cette voix oublie l'histoire de la femme de Loth, changée en statue de sel parce qu'elle se tournait en arrière. Personne ne veut plus des conditions qui ont déshonoré la civilisation pendant la décade d'avant-guerre.
Troisième voix — La voix des Bevin, Beveridge, Marsh et tous leurs petits, qui conçoivent le monde nouveau pas mal semblable à celui de 1939, mais avec une extension dans les formules d'assurance collective, pour atténuer les cas extrêmes en rognant sur les meilleurs jours de tous et en diminuant le nombre de ceux qui sont en sécurité absolue.
Quatrième voix — La voix du parti communiste qui, dans l'espoir plutôt incertain de procurer la sécurité économique, exige, comme préliminaires, l'immolation de toutes les libertés — personnelle, civile, politique et religieuse — si chèrement achetées au cours des siècles.
Cinquième voix — La voix du bon sens. La voix qui dit que les Anglais (et les Canadiens aussi) sont capables de solutionner leurs propres problèmes ; que le problème de la production étant depuis longtemps réglé, il doit être facile d'assurer la distribution.
Et le député anglais, sans oser encore signer la technique créditiste, reconnaît que les principes du Crédit Social sont entièrement d'accord avec la cinquième voix, la voix de la sanité, la voix du bon sens.
Et à Ottawa ? Et à Québec ?... Voix de perroquets !
Le bulletin No. 22 (édition de mars) de "Canada at War", publié par le gouvernement fédéral, nous apprend que le Canada, tout en nourrissant mieux sa population qu'avant la guerre, est devenu le grand nourricier de l'Angleterre.
En 1942, le Canada a pu exporter à l'Angleterre 65 pour cent de sa production de fromage, 15 pour cent de sa production d'œufs, 75 pour cent de ses porcs abattus, toute sa capture de saumon et de harengs de l'année, de grosses quantités de fruits, de légumes, de miel et de céréales.
Et pourtant, remarque le bulletin officiel, "la consommation domestique de nourriture a substantiellement augmenté au Canada depuis le commencement de la guerre".
Pourquoi donc faisait-on pénitence avant la guerre ?
Ce que l'agriculture canadienne peut produire aujourd'hui, avec tant de bras soustraits vers l'armée et vers les industries de guerre, elle pouvait le produire beaucoup plus facilement avant la guerre. Pourquoi ne le produisait-elle pas ?
La question est posée au banquier-économiste Beaudry Leman qui, aussi tard que les derniers mois de 1939, disait dans son mémorable discours à la Chambre de Commerce cadette de Montréal : "D'abord, il n'est pas prouvé que l'abondance existe."
L'avez-vous maintenant, la preuve, monsieur le banquier ?
Peut-on, ou ne peut-on pas, nourrir les Canadiens en temps de paix ?
"Pour aller : vouloir. Pour aller droit : se vaicre. Pour aller vite : aimer." (Père Faber)
À la radio B. B. C., en Angleterre, quelqu'un pose la question : "Comment se fait-il qu'on peut tant dépenser en temps de guerre alors qu'on prêche toujours l'économie en temps de paix ?"
Réponse donnée par une autre voix : "Parce que nous avons de grandes ressources de richesse pour servir de base au crédit, mais en temps de paix on nous demande moins de sacrifices."
Cela voudrait dire que le crédit est bien basé sur la richesse, et non pas sur l'or, mais que l'usage de la richesse est un sacrifice ! Avouons que ce sacrifice en temps de paix ferait bien des heureux...
Mais le grand économiste de réputation mondiale, Sir William Beveridge, a donné à la radio une autre réponse à cette question. D'après Sir Beveridge, en temps de guerre, l'argent n'a pas d'importance, seules les réalités ont alors de l'importance. C'est pourquoi, en temps de guerre, on peut se permettre des choses qui sont "financièrement absurdes".
La guerre finie, il faut sans doute cesser les absurdités financières et, revenir aux absurdités réelles : crever de faim devant des greniers trop pleins.
Le grand Beveridge a continué son explication en disant que l'argent n'est qu'un moyen pour mesurer la richesse réelle, et si l'on n'en dépense pas plus en temps de paix, c'est parce qu'on ne s'accorde pas pour décider sur quoi le dépenser.
Ces demi-dieux du jour ont d'étranges idées. En temps de guerre, d'après Beveridge, tout le monde est d'accord : il faut tuer. En temps de paix, il y a de sérieuses divergences d'opinion quant à la nécessité de manger, de s'habiller et de se loger.
Salut, grands esprits, bâtisseurs de l'ordre mondial de demain !
Pour les bonnes gens qui attendent un ordre nouveau de plans cuisinés par des économistes pendus aux jupes des maîtres de la finance :
"J'ai déjà exprimé l'opinion que le but de l'ordre nouveau est d'empêcher tout remède effectif aux défauts de l'ordre ancien.
"Le caractère dominant des soixante-quinze dernières années a été l'extension de l'insécurité, tant économique que politique. En dépit de l'immense accroissement dans la production possible, non seulement le "pauvre", mais l'individu de tout secteur de la population, se trouve beaucoup moins sûr, dans sa position et dans sa personne, et beaucoup moins capable d'améliorer cette condition, qu'il ne l'était il y a une génération.
"La nouvelle technique politique consiste à reconnaître ce mal, à plaider repentir et changement de cœur, à nommer une commission royale et à publier un rapport". (Major C.-H. Douglas).