— Il faut commencer par la réforme des institutions", disent les uns.
— "Tant que le cœur de l'homme ne sera pas converti, inutile de vouloir perfectionner l'ordre social", répondent les autres.
— "Faudra-t-il attendre à la fin du monde pour avoir quelque progrès, et crever de faim en attendant ?"
— "Avec des hommes corrompus par le péché, comment arriverons-nous à établir un régime d'ordre et par conséquent de christianisme ?"
Et la discussion se continue. Elle se résout parfois en animosité entre les travailleurs de l'action catholique et les travailleurs de l'action profane.
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Ils ne s'entendent pas parce que des deux côtés ils ont raison en partie, et parce que des deux côtés ils ont tort en partie.
Il est vrai de dire que les bonnes institutions aident les hommes à devenir meilleurs, et que les mauvaises institutions l'aident à perdre leur âme. Exemple : "le régime financier actuel que le Saint Père Pie XI accuse d'être cause qu'un nombre très considérable d'hommes y trouvent les plus grandes difficultés pour opérer l'œuvre, seule nécessaire, de leur salut éternel".
De cela, il est logique de conclure qu'il faille corriger les institutions si on veut aider les hommes à se corriger eux-mêmes.
D'ailleurs, il est également vrai de dire que les hommes pervertis ne peuvent instaurer un régime de justice. On ne peut certes pas rechercher la justice et l'injustice à la fois, et la perversion dans un ordre de mal entraîne la perversion dans tous les ordres, de même que la pratique d'une vertu entraîne la pratique des autres vertus, comme le dit saint Thomas d'Aquin.
De cela on doit logiquement conclure que les mauvaises institutions ne seront jamais purifiées par les injustes ni les impurs.
Les deux conclusions sont vraies. Et l'une n'exclut pas l'autre.
Mais, voici où est le danger pour ceux qui travaillent à la réforme sociale d'abord. Ils sont portés à ne considérer que leur point de vue. L'urgence de la réforme leur apparaît si aiguë qu'ils peuvent en oublier le reste. Qu'ils se rappellent donc de temps en temps que les vraies idées d'ordre dans tous les domaines ne pénètrent que dans les esprits et les cœurs droits. La preuve de cela, les créditistes la trouvent en ceci que le Crédit Social n'est accepté que par les gens de bien. Les autres, ceux qui bénéficient du désordre actuel, et par conséquent tiennent à le conserver, vomissent le Crédit Social.
Que les travailleurs d'action sociale se souviennent aussi que leur action n'est efficace que lorsque, dans l'organisation qu'ils entreprennent, les inspirateurs de doctrine et les directeurs de discipline prennent un grand soin de leur vie morale personnelle.
"La réforme des institutions dépend de la réforme primordiale de certains hommes", dit monsieur Théophile Bertrand, dans son article du présent numéro de VERS DEMAIN.
On y voit la distinction à faire. Il n'est pas nécessaire que tous les adhérents à un mouvement de réforme sociale soient des hommes parfaits, mais il est nécessaire que certains hommes, ceux qui tiennent des leviers de commandes, apportent de l'attention à leur réforme propre. Sans cela, point de succès possible, puisque tous les ordres se tiennent, étant tous issus de l'Ordre infini qu'on appelle la Providence divine.
Pour ceux qui s'adonnent à la réforme morale, le danger serait de vouloir convertir toute la terre avant de pouvoir songer à un ordre social meilleur. Eux aussi sont pénétrés du bien fondé de leur travail et de l'urgence d'une solution morale. Mais ils ne doivent pas oublier que l'homme est un composé de corps et d'âme, que si l'âme est plus importante que le corps, le corps a ses exigences qu'on ne saurait ignorer, et que, même, dans l'ordre du temps, il veut être le premier servi. On nourrit le corps, on l'habille et on le loge avant de songer à cultiver l'âme. C'est le Créateur qui l'a lui-même voulu ainsi.
"Les hommes gagnent toujours à posséder des institutions meilleures qu'ils sont", dit Maritain. Ce qui veut sans doute dire que des institutions réformées faciliteront la conversion des hommes. C'est pour cela que les papes n'ont pas dédaigné d'écrire des encycliques sur les réformes sociales pour recommander aux catholiques de s'en occuper.
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Il n'est pas question de savoir si l'une des deux réformes est plus urgente que l'autre. Les deux doivent marcher de pair. Les uns s'appliquent à la réforme morale, les autres s'appliquent à la réforme sociale, suivant les talents divers que chacun a reçus de la Providence.
Le succès des uns aidera au succès des autres, et sans doute que tous ces ouvriers d'ordre divisés par leur corps sur la terre matérielle seront réunis par leur esprit dans l'éternité spirituelle.
Gilberte COTÉ