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Oraisons funèbres

Louis Even le mercredi, 15 octobre 1941. Dans Réflexions

Une oraison funèbre, dit le dictionnaire, c'est un discours prononcé en l'honneur d'un mort illustre.

D'un mort illustre. Il faut être mort, et il faut être illustre. Tout le monde meurt, mais tout le monde n'est pas illustre. Aussi tout le monde n'a pas l'honneur d'une oraison funèbre. Pas même de quelques lignes d'éloges dans la presse ordinaire du pays. Ce qui ne change rien à la situation faite dans l'autre monde au mort, illustre ou non.

Il serait intéressant aussi de faire l'inventaire des titres à l'épithète "illustre". Une chose certaine, c'est qu'un pauvre diable qui n'a pas le sou, même s'il observe fidèlement les dix commandements de Dieu, ne sera déclaré illustre ni pendant sa vie ni le jour de ses funérailles. Tandis qu'un homme qui a réalisé une fortune fabuleuse — même s'il a fallu pour cela ignorer le premier et surtout le second des commandements, — gageons que cet homme-là recevra plus qu'une simple mention de décès, jusque dans des journaux qui prêchent avec raison le retour à la loi de Dieu.

* * * *

Ces réflexions nous sont suggérées par la disparition de deux personnages.

À quelques heures d'intervalle, le 28 septembre, Sir Herbert Holt et M. Lorne-C. Webster allaient rejoindre Charles Gordon — et d'autres — dans le ciel des financiers qui ont brillamment joué leur partie sur la terre.

Sir Herbert Holt — roi de la finance canadienne, celui qui fit la plus grosse banque du Canada, magnat de l'électricité, président ou directeur de plus de trente grosses compagnies, colonne remarquable d'entreprises de commande dans des rayons aussi divers que le transport, le ciment, les textiles, la farine, l'acier, le tabac, l'assurance, etc., etc.

Lorne-C. Webster — magnat du charbon, lié lui aussi à l'électricité, à l'acier, à l'air liquide, à l'assurance, à tout ce qui paie — et sénateur par dessus le marché.

Vraiment, ce jour-là, il dut y avoir commotion à la porte du bon saint Pierre : le Canada lui expédiait des célébrités — et des cas chargés.

Quant aux journaux de la terre, ils nous disent sérieusement que Sir Herbert Holt doit ses succès en affaires à sa puissance de concentration sur des tâches ardues. À ses belles qualités, quoi ! Modèle à présenter à la jeunesse, sans doute, puisque Holt commença sans le sou, jeune immigrant irlandais de 19 ans.

Ardues, les tâches qu'il entreprit. Monter le capital de la Banque Royale de 4 millions à 20 millions, son actif de 46 millions à 584 millions ; tirer de compagnies papetières en banqueroute une corporation avec un actif de 100 millions ; faire pousser les millions, comme un cultivateur fait pousser des patates : ce n'est pas une tâche bénigne. Moins fins, sans être moins avides, d'autres ont essayé par d'autres méthodes et, malgré leur audace, malgré leurs bandes armées, ont échoué derrière les barreaux où l'on enferme les brigands.

♦ ♦ ♦

Les panégyristes de Sir Herbert Holt ajoutent que ce fut un philanthrope. Grand mot, qui veut dire "ami des hommes".

L'illustre disparu était donc un ami des hommes. Comme banquier, en effet, il faisait sortir de son encrier de l'argent pour endetter les autres. Comme président et directeur de grosses entreprises industrielles, il faisait sortir de la poche du public des profits pour ses compagnies. Puis, pour faire taire les gardiens des hommes, il savait signer un chèque de quelques milliers de dollars au bon moment, à la bonne place. Selon les termes de l'agence de presse B. U. P. :

"Il s'était distingué par ses dons généreux aus œuvres de bienfaisance. Il se serait départi de la sorte de plusieurs centaines de milliers de dollars."

Ce grand philanthrope mérite dès lors la reconnaissance de tous, même de ceux sur le dos desquels il fit ses millions. Il eut soin d'ailleurs, en bon patriote, ces dernières années, de retirer du Canada, la plus grande partie de sa fortune pour la mettre à l'abri des taxes aux Îles Bahamas.

Les journaux nous apprennent que le gouvernement canadien va tout de même toucher, en impôts sur la succession Holt, 30 millions de dollars.

Le gouvernement ne prend pas tout ; il laisse une somme très substantielle aux successeurs. Il ne les met pas dans le chemin, loin de là. Ce qui veut dire que Sir Herbert Holt avait au moins 30 millions de plus qu'il en faut pour faire bien vivre ses héritiers. Il dut travailler dur pour "gagner" tant d'argent !

Comme d'autres qui sortirent riches de l'autre guerre, Herbert Holt reçut du roi, en 1919, le titre de Sir. Ce titre, comme ses millions, l'ont accompagné jusqu'à sa mort ; l'ont-ils suivi jusqu'au Ciel ?

♦  ♦  ♦

De l'autre disparu, nous lisons dans une note de rédaction ajoutée par L'Action Catholique au texte de la B.U.P. :

"Le sénateur Webster était reconnu comme philanthrope. Il encourageait plusieurs mouvements civiques. Un de ses derniers gestes fut de garantir $25,000 à la ville de Québec pour l'achat de l'église Whesley afin de la convertir en bibliothèque municipale."

Il est sûrement une foule de pauvres gens qui eussent préféré voir le président de la British Coal Corporation, le directeur du Quebec Power, user de son influence pour abaisser le prix du charbon et de l'électricité. Qu'ils se consolent. Lorsqu'ils grelotteront de froid, lorsqu'ils seront fatigués de leurs taudis mal éclairés, ils s'en iront à la bibliothèque municipale et, en garnissant leur esprit, béniront pieusement la mémoire du sénateur Lorne-C. Webster. Certains loustics chuchotteront tout de même que ces 25,000 dollars ne sont qu'une partie des centaines de mille dollars tirés de leurs poches.

Qu'en a pensé saint Pierre ?

Louis Even

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