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On en parle

Théophile Bertrand le samedi, 01 février 1941. Dans Réflexions

Oui, de la question monétaire, ce sphinx de notre fastueux savoir. En France, en Europe, même chez nous !

La Relève de décembre publiait une lettre de France, d'Emmanuel Mounier. L'auteur y analyse avec maîtrise les causes profondes de la défaite de la France, "tout au moins d'une certaine France et derrière elle, d'une certaine forme de l'Occident."

Monsieur Mounier esquisse la philosophie de l'histoire contemporaine, il remonte aux causes de la décomposition actuelle, œuvre de "l'esprit bourgeois, cette plaie invisible du monde moderne." Il montre du doigt "l'internationale du confort et de l'égoïsme personnel." Il souligne l'idéalisme vain, la perte du sens de la vie, du réel, de cette pseudo-élite bourgeoise," dont le meilleur était (est) si loin de l'histoire." Cette élite a plus donné, chez nous aussi, de "glorieux morts" qu'elle n'a "formé des vivants."

De plus, il parle d'argent,... et il parle d'or. Écoutez :

Ce monde bourgeois "était largement entamé par un autre internationalisme, celui du monde de l'argent, de ses valeurs, de ses intérêts..."

Et entendez ce diagnostic magistral de la décadence de notre époque  ; :

1° "L'esprit" bourgeois en est le cœur, si ce mot désigne non pas tant un secteur social qu'un état d'âme, fait d'avarice, d'indifférence à autrui... de confort médiocre..."

2° "L'individualisme en est la racine,... les rapports sociaux ramenés à la lutte pour la vie, à la surveillance mutuelle, à la bousculade."

3° "Le monde de l'argent en est l'instrument économique et social,... avec ses classements bizarres des images de Dieu (les hommes) par le nombre de cylindres d'une machine bruyante et nauséabonde."

M. Mounier comprend donc bien ce que j'osais appeler jadis le primat fonctionnel de l'argent.

Et il indique, en maître toujours, les conséquences désastreuses de cette dictature de l'argent sur l'homme : l'incompétence, l'irresponsabilité, le débraillé de la vie publique et de la vie des affaires, la stupidité générale qui préside à tout, quasi animalia muta.

Passent ensuite devant nous les prodromes, les préliminaires d'un ordre nouveau, avec les réactions frénétiques des totalitaires.

Le salut ?

"Après un siècle de langueur bourgeoise, l'aventure réclame à nouveau sa part dans le monde."

Renouveau spirituel d'abord, pour la révolution anti-individualiste, communautaire, personnaliste. Pour un monde humain, pour le triomphe de l'homme, non de la physique et des chiffres.

Le triomphe du réel, non des signes, non des symboles, non du préter-réel.

"La plus traditionnelle doctrine chrétienne de la propriété affirme le devoir pour chaque individu de distribuer à la communauté la totalité de son superflu matériel. Voilà qui nous semble pittoresque, et qui est pourtant bien plus naturel que nos vies," ajoute Mounier.

Certains d'entre nous, des intellectuels la plupart du temps, inconsciemment embourgeoisés, trouvent cette conception plus que pittoresque, mais inconcevable, folle, utopique. Un dividende ! Quelque chose pour rien ! Le minimum vital pour rien ! Allons donc ! Après tout, les penseurs orthodoxes, nos universitaires, ne sont pas tous dans l'erreur ! Quelques-uns des défenseurs de l'économie classique chez nous sont des intelligences hors ligne et des autorités incontestables !

Et dire qu'on peut avoir lu Du Régime Temporel et de la Liberté de Maritain, pour en citer un, et ne pas encore toucher du doigt les déficiences philosophiques, humanistes, incroyables de nos meilleurs économistes orthodoxes ! Dire qu'on peut avoir fait des années de scolastique, et donner pratiquement, de fait, dans ses attitudes vis-à-vis des questions en cause, la priorité à l'argument d'autorité. C'est à désespérer d'un grand nombre de philosophes, sinon de la philosophie et des lumières propres au troisième degré d'abstraction.

Je continue de citer Mounier :

"Quiconque n'a pas fait une sérieuse révision de sa philosophie de la liberté et des formes politiques qu'elle implique, est un conservateur, fût-il classé parmi les esprits "avancés". C'est à trouver la place de la liberté dans les régimes autoritaires (je ne dis pas totalitaires) que nous sommes désormais conviés, et non plus à mettre un peu d'ordre dans des régimes libertaires. L'argent vagabond, insouciant dans ses spéculations du destin des personnes et de la réalité organique des communautés sociales, était (est) un autre instrument du désordre libéral. Lui aussi condamné par sa mort."

Passage fort intéressant, et que la philosophie créditiste, qu'on me passe l'expression, peut ainsi commenter :

La plèbe, accédant à sa majorité historique, a conquis, au moins psychologiquement, ses libertés politiques. Il lui reste à conquérir sa liberté économique. Quand on sait, pour vrai, pas seulement en théorie, combien l'homme dépend de la matière, du ventre, qu'il est substantiellement matière comme il est substantiellement esprit, et qu'on reluque sa "philosophie de la liberté", de la liberté véritable, humaine, avec tous ses présupposés, ses exigences, ses harmoniques, on s'aperçoit souvent qu'une révision de ses concepts est ici nécessaire.

Sans la liberté économique, la liberté politique devient un mythe, une farce, et la démocratie se prostitue.

Au fond, il s'agit de ne pas se griser de mots et de regarder en face l'existence, le concret.

Et, comme mû par l'instinct du vrai, (d'ailleurs une vérité n'en appelle-t-elle pas spontanément une autre qui s'y rapporte de quelque façon, chez le penseur digne de ce nom ?) Mounier parle précisément, dans ce paragraphe sur la liberté, de "l'argent vagabond, insouciant dans ses spéculations du destin de la personne." Je dis "mû par l'instinct du vrai," car je crois et c'est peut-être une supposition téméraire, que Mounier ne connaît pas le problème monétaire à son plan propre, dans sa spécificité, plan qui est bien loin de la philosophie ; mais il constate des faits patents et remonte judicieusement aux causes, à la lumière de son enviable culture.

Dans les mêmes perspectives, nous songeons à une monnaie d'abord soucieuse de la personne, et qui tourne, primario et per se, messieurs les philosophes, dans sa naissance même, autour de la personne, avant de tourner autour des capitaux. Nous changeons le coryphée.

Avant de terminer, Mounier rappelle la condamnation à mort de cette monnaie bâtarde. Notons qu'il parle argent et non seulement finances.

Puissent donc enfin nos penseurs, au moins les plus sincères, accorder autant d'importance, s'ils tiennent d'abord à l'argument d'autorité, aux témoignages, aux idées d'un Daniel-Rops et de tant d'autres dont l'idéologie vaut certainement celle des économistes du Québec, qu'aux idées-forces d'autres maîtres en idéologie ; ils auront ainsi moins de crainte à ne pas penser, sur la question monétaire, ce que pensent des notoriétés de chez nous, en dépit des faits les plus évidents. C'est facile et simple, du moins au niveau du substratum idéologique des théories économiques, au niveau des premiers principes.

Ce premier pas fait, ils auront plus de chance de se déprendre de cette "langueur bourgeoise" qui nous englue souvent à notre insu, d'aller joyeusement à l'aventure, de risquer, donc de devenir vraiment personnels. "Les temps de conquête ne sont pas des temps de facilité !"

Glanons, pour finir, ces lignes, tirées du même numéro de La Relève, dans une note sur Zundel :

"La conquête de la personne est désormais le terme absolu de la civilisation occidentale."

Or, la conquête spéculative de la réalité personne est faite depuis longtemps par la saine philosophie, même si trop de tenants de cette saine philosophie n'ont pas encore de la personne une notion exhaustive, réflexe, vraiment consciente. Il reste à mettre la vie, la vie concrète, at large, en équation avec nos spéculations trop souvent vaines.

Pour ce grand œuvre, il faut des réalistes, des "intégralistes", des bâtisseurs qui voient tous les registres de l'être, du réel, dans leur vivante unité. "Savoir dire oui à tout", même à l'argent, mais pour le mettre à sa place, au service de la personne.

Que tous les économistes en herbe, que tous ceux qui sont appelés à se pencher désormais sur les problèmes économiques, s'entraînent à aimer pour vrai, pas en rêve et dans la lune, (que de saintes âmes pressent dans la paix de leur home, les Chinois sur leur cœur, quand on crève de misère à leurs côtés !) mais concrètement, effectivement, efficacement, la personne humaine, en pensant même l'économie en fonction de cette première valeur. Ce n'est pas ce qui les fera dévier de la spécificité du domaine particulier où ils travailleront. La vie de certains penseurs aura ainsi plus de facilité de passer au niveau de leur savoir.

Et "comme toute chose se définit par rapport à notre amour," (toujours de La Relève), ces précurseurs auront certainement au moins autant de sympathie pour les essais des "utopistes" qui jouent leur pain quotidien à les construire, que pour les thèses des "autorités" qui semblent tenir pour premier critère de vérité la naissance au sein de leurs cénacles.

Théophile Bertrand

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