Ils sont douze dans le salon. Des hommes et des femmes. Ils causent.
Monsieur Cossu tient la plateforme. Monsieur Cossu est un homme de grande taille, bien mis (il porte des habits faits de tissus anglais). Il manie la parole avec souplesse. Il en a l’habitude, c’est un vieux politicien !
Il sait faire des compliments aux dames. Des compliments qui ne veulent rien dire. Mais, ça ne fait rien, les femmes ça se contente de tout.
Monsieur Cossu fait aussi des compliments aux hommes. Des compliments d’un autre genre. Par exemple, quand il parle à monsieur Charette, cultivateur, il admire beaucoup "le bon habitant de chez nous qui respecte nos belles traditions canadiennes-françaises". Il l’admire parce qu’il se lève de bonne heure le matin, travaille très dur au champ toute la journée, se prive de machines agricoles modernes afin de suivre les traces de nos admirables ancêtres. Et patati et patata.
Et monsieur Charette est tout de suite gagné. Monsieur Cossu est tellement distingué et tellement intelligent !
Et monsieur Cossu : "N’est-ce pas, monsieur Charette, que c’est vous autres qui êtes les rois de la terre ? Vous êtes les êtres les plus libres dans le pays le plus libre du monde !"
Mais, madame Sanscartier, qui suivait très bien la conversation, intervient : "Monsieur Charette, dites franchement, est-ce que, aujourd’hui, en 1940, vous ne vivez pas avec de l’argent gagné dans les années autour de 1925 ?"
— "Oh ! non, je n’ai pas encore hypothéqué ma terre. Mais, c’est bien juste, comme de raison".
— "Vous voulez dire qu’il ne vous reste pas de bénéfice au bout de l’année ?"
— "Pour ça non, il ne me reste pas de bénéfice au bout de l’année".
— "Votre terre, monsieur Charette, vous l’avez payée déjà ?"
— "Et je l’ai payée cher : trois fois ce qu’elle vaut maintenant".
— "Comme ça, vous avez perdu de l’argent dessus depuis que vous l’avez ?"
— "C’est certain, madame, que je ne la vendrais pas le prix que je l’ai payée".
— "Et les taxes que vous payez dessus, ont-elles diminué en proportion de l’évaluation de la terre, monsieur Charette ?"
— "Je paye cinq fois plus de taxes qu’autrefois".
— "Ne remarquez-vous pas, monsieur Charette, que plus vous travaillez plus vous devenez pauvre sur une terre qui perd de la valeur avec les années et sur laquelle les charges fiscales augmentent, elles, avec les années ?"
Mais, monsieur Cossu revient :
"C’est la machine qui a tué l’épargne ! Il ne faut pas aller trop vite avec le progrès !"
— "Qu’est-ce que vous en concluez, monsieur Cossu ? Qu’il faille briser les machines, fermer les universités, les écoles polytechniques et les écoles techniques ?"
— "J’en conclus, madame, qu’il faut savoir se priver quand on n’a pas les moyens de faire autrement. Moi, je le répète, j’ai un profond respect pour nos belles traditions, j’admire nos belles familles canadiennes-françaises où tous les enfants s’unissent au père et à la mère pour exploiter la ferme. Le bas de laine, madame, le bienheureux bas de laine qui était l’assurance de nos ancêtres valeureux ! Notre beau pays, c’est notre race qui l’a fait, notre peuple, vertueux et fort sous la direction de nos grands hommes d’États. Notre peuple est ce qu’il est parce qu’il a toujours gardé les principes du travail acharné et du respect de l’autorité !"
—"J’admire votre admiration monsieur Cossu, mais je me demande si elle est assez profonde pour vous inspirer d’en faire autant !"
Tout le monde se tait dans le salon. Et l’on sent un malaise, car tout le monde sait (sauf monsieur Charette) que monsieur Cossu, lorsqu’il n’a pas vécu de l’argent de sa femme, a vécu du patronage du grand parti conservateur auquel sa famille, de père en fils, a voué un culte religieux... et désintéressé.
Pauvre monsieur Cossu ! Peut-être bien que le jour n’est pas loin où les "admirés" vous feront comprendre, plus rudement que madame Sanscartier, que l’admiration, c’est comme l’or, on n’en mange pas.