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Mamours démocratiques

Théophile Bertrand le mercredi, 15 avril 1942. Dans Réflexions

Depuis hier que je me demande ce qu'il reste de la démocratie chez nous ? Il apparaît trop souvent que certains qui l'ont toujours aux lèvres, qui s'en font les zélateurs ardents, portent dans leur cœur le culte de la déesse totalitaire.

Évidemment, le mot démocratie est pris ici dans un sens démophilique (ami du peuple), dans le sens fondamental que lui prêtent la plupart des penseurs et des politiques anglais, américains et français ; et, en ce sens, la démocratie signifie un régime respectueux de la liberté humaine, par op­position aux totalitarismes de toutes couleurs.

Faux démocrates

Mais plusieurs ont malheureusement d'autres conceptions de la, démocratie. Notre bienveillance n'aurait jamais voulu trop l'imaginer, mais ces faux démocrates s'obstinent à nous ouvrir les yeux. Des circonstances surviennent où ils ne peuvent cacher leurs tendances caporalistes. Petits Hitlers de bureau qui jouent au prussianisme.

Ces faux démocrates se classent en plusieurs ca­tégories. Mais nous vous faisons grâce de ce pano­rama vaseux, où rampent les reptiles de la politi­caillerie, des soviets de fonctionnaires, de la finan­ce interlope et sacro-sainte. Il faudrait y passer toute la bondieuserie d'une civilisation forte en ventre et dont le nazisme est un des tristes pro­duits. Dieu nous garde de cette lessive !

Hitler accoucherait-il ?

Et chez nous par-dessus le marché ? En effet, nous nous rappelons tels films que nous avons vus sur les méthodes hitlériennes de museler quelqu'un, de le circonvenir discrètement, pour enfin s'en dé­barrasser ; et devant ce qui nous arrive, nous nous demandons sincèrement si nous n'en sommes pas là.

Visite amicale

Ainsi, mardi, le trente-et-un mars, vers une heu­re de l'après-midi, quatre policiers fédéraux, en civil, arrivaient chez moi avec un mandat de per­quisition. On faisait en même temps, (synchroni­sation parfaite), une descente identique au bureau de "Vers Demain", de même que chez M. Ed­mond Major.

La manière dont on procède nous a montré de façon préremptoire que les Règlements de la Dé­fense Nationale constituent en quelque sorte une épée de Damoclès suspendue sur la tête de tout ci­toyen qui ne pense pas standard, i. e. qui ose pen­ser tout simplement.

Disons d'abord que les quatre policiers descen­dus chez moi furent d'une parfaite courtoisie. Mais enfin, imaginez la scène ! Nos quatre gaillards s'installent dans mon bureau, qui à mon pupitre, qui à mes armoires, qui à mes tiroirs, qui à ma bibliothèque. Ils feuillettent mes livres de classe, mes livres de lecture, mes "scrap books", mes ca­hiers de notes. Ils lisent mes lettres ; heureusement je n'en avais pas d'Hitler.

Pensez-y ! J'accumule notes et coupures de jour­naux depuis une douzaine d'années. Quelle corvée !

La scène est du dernier pittoresque ! Ils passent des philosophes Maritain, Filion et Grenier, à Buffalo Bill et à Nick Carter. De mes dictionnai­res latins et grecs à mes livres de prières. Bref, j'ai pu me payer le luxe d'un inventaire fédéral et j'ai appris que je possédais encore des papiers qui dormaient depuis longtemps dans la poussière de l'oubli.

Et je sentais fort bien que les pauvres diables obligés par devoir d'état à une telle besogne, chez des citoyens aussi loyaux et paisibles que quicon­que (ce n'est pas si difficile à constater), ne de­vaient pas avoir une très haute opinion de la tâ­che qu'on leur faisait accomplir.

Pauvre peuple de fonctionnaires, dont un tiers surveille l'autre deux-tiers ! Avant-goût des régi­mes hitlérien, fasciste ou communiste !

Mouchardage

Et le plus terrible, c'est que la façon dont on procède favorise la délation de n'importe quel mouchard. Qu'un homme nous en veuille parce que la démocratie n'est pour nous ni les rouges, ni les bleus, ni la haute finance, parce que nous ne lé­chons les bottes de personne, il peut nous dénon­cer. Et comment nous défendre ? Nous ne pou­vons même pas savoir d'où vient le coup ? Nous sommes aux prises avec les héros de l'ombre et de l'anonymat.

Avouons que ce n'est guère rassurant au sein des mœurs politiques que nous vivons. Pour arriver à certaines fins, on emploie certaines "gangs" bien connues dans certains quartiers de la ville de Montréal ; et pour arriver à d'autres fins, on peut bien employer d'autres moyens tout aussi "chré­tiens" et "civilisés". Nous n'accusons pas, nous constatons ce qui pourrait être. Les chers bonshommes...

De plus

Comment avoir à l'œil quatre hommes à la fois qui cherchent et fouillent partout ? Surtout lors­qu'une femme est prise seule à la maison ? Que ne peut-on se permettre alors ? Qui pourrait empêcher un de ces limiers de glisser quelque part un texte compromettant ? Belle occasion de chicane ! En d'autres domaines et en d'autres circonstances, on a bien déjà vu, chez nous, des exploits aussi ma­lodorants !

C'est dire que lorsque l'on veut arrêter un hom­me, on y peut parvenir très facilement, même s'il n'a enfreint aucun règlement de la défense natio­nale.

Tout se passe de telle sorte qu'on peut prendre une première visite pour un avertissement, surtout si on a à se reprocher de servir trop sincèrement les véritables idéals de la démocratie.

Arbitraire

Je comprends mieux maintenant les protesta­tions de la "Civil Liberty Association" de Toron­to, et même du colonel George A. Drew qui pou­vait déclarer, à Hamilton, en novembre 1940, que les règlements de la défense nationale ont donné lieu à "des procédures dignes de la Star Chamber". Surtout la mise en garde d'un grand nombre d'u­niversitaires anglo-canadiens contre la voie dange­reuse où nous nous engagions, par le régime actuel, qui permet à des policiers d'arrêter n'importe qui, de l'incarcérer et de le détenir à leur bon plaisir. Pouvoirs discrétionnaires d'un régime fondé sur de simples règlements édictés par le gouvernement.

Tristesse et espoir

Je coupe court cet article déjà trop long, par les quelques réflexions suivantes :

Que ceux qui trahissent notre régime de liberté et qui le savent, jouets qu'ils sont de puissances auxquelles ils n'osent se soustraire et qui les empê­chent de promouvoir les réformes nécessaires au salut de la démocratie qui ne peut mourir que si on la trahit du dedans ; que ceux-là songent que le jour viendra fatalement où ils seront eux-mêmes victimes de leur propre lâcheté. Pourquoi jouer aux sous-hommes, alors qu'ils ont la chance d'être des hommes plus grands que le commun des mor­tels ?

Et quant aux frêles junkers prussiens de chez nous, aux roitelets des basses-cours partisanes, pour qui l'idéal démocratique n'est pas plus haut que leur bassin, et qui ravalent cet idéal à la mesu­re de leur auge, comment ne pas les abandonner à leur funeste destin ? Quand on est trop lâche pour se battre visière baissée...

Mais qu'on ne craigne rien ! La démocratie, pas un masque, vivra chez nous et par toute la terre ! Car partout des hommes se lèvent et d'autres se lèveront, l'amour de la liberté au cœur, pour cou­rir sus à tous ceux qui, même chez nous, vou­draient faire de la terre une géhenne totalitaire.

Théophile Bertrand

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