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La politique - Un scandale national

Louis Even le samedi, 01 août 1942. Dans La politique

Les faits et les réflexions qui suivent sont extraits d'un sermon prononcé par le Révérend Dr Ernest Marshall House, à l'Église-Unie Westminster, de Winnipeg, le 24 mai dernier.

Priorité à la bière

La rareté de navires et le besoin désespéré de munitions de guerre a rendu si précieuses les cales de transport atlantique que chaque pouce cube compte. Aussi refuse-t-on de prendre les habits, pourtant empaquetés d'une manière très compacte, destinés aux bébés et aux petits enfants des ré­gions bombardées d'Angleterre. Il faut recourir aux bons offices d'une compagnie de navigation du Pacifique.

Or l'espace ainsi refusé aux femmes du Canada pour l'envoi d'articles essentiels est accordé, à dix fois le centuple, aux brasseurs du Canada.

Un article paru dans le numéro récent d'une revue nous apprend qu'en trois mois, au cours de l'hiver dernier, une brasserie canadienne a expédié outre-mer, à elle seule, 19 millions de bouteilles de bière. Dans l'ensemble, les brasse­ries du Canada se vantent d'avoir obtenu à bord des navires, l'espace suffisant pour transporter une quantité de bière qui remplirait à capacité un train de wagons-fourgons de 50 milles de lon­gueur.

Le Dr. James Mutchmor dit que, le mois même où l'on ne pouvait trouver que des cargos lents pour expédier des munitions de guerre essentielles à nos soldats de Hong-Kong, des tonnes de bière canadienne s'assuraient de l'espace à bord de na­vires rapides. La bière était rendue, mais les munitions étaient encore en route, à l'heure fatale.

En somme, depuis que le manque de cales pour la navigation alliée oblige à une stricte sélection dans les chargements, le fait damnable, c'est que la nourriture, les vêtements et les munitions at­tendent pendant des mois dans les ports cana­diens et la bière va à leur place.

Contre le progrès de la civilisation

Il ne s'agit pas ici d'insister pour une prohibi­tion absolue obligatoire. Si l'on n'entravait pas la tendance générale de la civilisation, le problème serait relativement aisé. Normalement, l'habitude de la boisson, dans nos pays, s'oriente vers la baisse, comme celle des narcotiques. Nous n'en sommes plus même au dix-huitième siècle, où l'ivrognerie était courante dans toutes les classes de la société. Il est vrai qu'alors, sur cinq enfants qui naissaient à Londres, quatre mouraient dans leur première année.

L'hygiène, l'éducation et de meilleures habitu­des de vie viendraient graduellement à bout de ce vieux fléau de l'alcoolisme sans l'action directe de ceux qui ont un intérêt pécunier à maintenir le commerce de la boisson. C'est la cupidité des pro­fiteurs qui s'oppose ici au progrès de la civilisa­tion.

De temps immémorial, la vente de l'alcool com­me breuvage a été une source de profits financiers énormes. Ce profit est devenu, à son tour, une source de corruption —corruption de tout ce qu'il touche, depuis les individus qu'il couche dans un fossé jusqu'aux gouvernements qu'il empoisonne par ses stipendes. Mais, en ces dernières années, le profit a revêtu une nouvelle et plus sinistre signification. Le commerce des liqueurs s'est rendu compte que sa puissance financière lui pla­çait entre les mains non seulement une force poli­tique, mais aussi une autre force dont les possibi­lités étaient demeurées à peu près inexploitées jusqu'ici : la puissance de la propagande moderne.

La propagande

C'est aux États-Unis, dans la campagne faite pour le rappel du 18e amendement, que la propa­gande organisée a montré ce dont elle était ca­pable. Rien ne fut épargné : fausse information, mensonges, cœrcition, contorsion des faits, appels à l'émotion, tout ce que des avocats, des psycho­logues, des experts en publicité peuvent inventer et que l'argent peut payer. On dit que le fameux maître-propagandiste allemand, Gœbbels, a pris sa technique de ceux qui avaient machiné cette extraordinaire campagne de propagande contre le 18e amendement. Toujours est-il qu'ils se vantè­rent eux-mêmes, avec emphase, d'avoir en trois ans effectué "le plus remarquable virement d'opi­nion publique dans l'histoire des États-Unis".

En 1932, les brasseurs d'Angleterre lancèrent une vaste campagne, avec le slogan "Beer is best". Ils savaient ce qu'ils faisaient et ce qu'ils voulaient. À une réunion de brasseurs, Sir Edward Saunders leur déclara sans ambages qu'ils fai­saient face à une situation sérieuse et qu'ils de­vaient se résigner à voir décliner leur commerce, à moins de s'emparer de la jeunesse et de lui incul­quer le goût de la bière. Textuellement :

"Nous avons besoin de faire prendre l'ha­bitude de boire de la bière à des milliers, même à des millions, de jeunes gens qui ne connaissent pas actuellement le goût de la bière".

Depuis une dizaine d'années, la propagande menée par les brasseurs n'a rien omis : grandes annonces dans les journaux ; annonces en couleurs, exploitant toutes les ressources de l'art et de la psychologie, dans les revues à grande circulation ; infiltrations sous forme de nouvelles ; accompagne­ment de livres de recettes culinaires ; patronage de concerts populaires ; livres de chansons ; scènes de cinéma délibérément ajoutées à la trame du jeu, etc., etc.

Et maintenant, les femmes

Le commerce des liqueurs a noté le succès re­marquable des fabricants de cigarettes qui, une fois le plafond de consommation atteint près des hommes, s'est ouvert un nouveau débouché im­portant en inaugurant l'habitude de la cigarette chez les femmes. Et les marchands de boisson ont bien l'intention de répéter le même exploit.

La campagne pour la vente de boissons aux femmes est commencée. Les préliminaires furent faits avec une stratégie calculée. Ce fut d'abord la publicité de l'heure du coquetel. Puis l'introduc­tion de figures féminines dans les annonces par l'image. Enfin, ce printemps, la campagne pour la vente de bière aux femmes a été lancée sans camouflage.

Première offensive : une annonce pleine-page dans des grandes revues américaines qui vont à un total de 60 millions de lecteurs : Life, Liberty, Collier, The Woman's Home Companion. C'est le premier pas, fait avec un ensemble qui n'est pas du hasard. On peut être sûr que les autres pas vont suivre.

Par les annonces dans les magazines, les épiso­des de cinéma, les allusions constantes aux par­tis de coquetels, les rapports de mariages, d'œu­vres charitables et d'autres affaires sociales tintés de propagande, les exploiteurs comptent réussir sans peine à gagner d'abord un certain nombre de femmes à la bière. Puis, faisant jouer les cordes de la vanité, de l'ambition et du snobisme, les premières victimes ronronneront qu'elles sont in­dépendantes, fashionables, modernes. Les autres ne voudront pas rester en arrière.

Les propagandistes croient qu'il est plus facile de vendre une idée aux femmes qu'aux hommes. Et dans le cas de la bière, si c'est plus facile, c'est en outre immensément plus profitable. Une fois les femmes gagnées, ce sera un jeu d'avoir les jeunes, garçons et filles.

La dernière guerre

À peine la guerre de 1914 en train, Lord Kit­chener demandait au public de s'abstenir d'offrir de la boisson aux hommes en uniforme. Plus tard, Lloyd George déclarait la boisson plus nuisible à l'effort de guerre anglais que tous les sous-marins ennemis ensemble. Le roi George V montrait l'exemple en banissant toute liqueur de son palais pour la durée de la guerre. Le trafic des liqueurs perdit du prestige.

Les profiteurs de la boisson n'ont pas oublié cette expérience, et ils sont bien décidés à en éviter la répétition à cette guerre-ci. Les faits rap­portés plus haut démontrent qu'ils ont bien dressé leurs plans, et avec succès.

La présente guerre

Avez-vous remarqué que les taxes de guerre du gouvernement frappent plusieurs articles de luxe, et que des décrets rationnent des choses aussi né­cessaires que le sucre, mais que la bière échappe aux restrictions et au rationnement ?

Le commerce de la bière est plus florissant que jamais. Le New World, mensuel de propagande des brasseurs, donne les profits réalisés par Can­adian Breweries et note avec satisfaction que "des agrandissements importants ont été faits à plusieurs établissements de la compagnie, aug­mentant ainsi leurs capacités productives."

Des agrandissements importants... alors qu'on limite le matériel pour la construction de mai­sons ; alors que le gouvernement fait des appels pathétiques aux petits enfants pour qu'ils met­tent de côté les débris de leurs jouets, parce que le pays manque désespérément de métal pour fabri­quer des canons et des chars d'assaut.

Pendant que les nations se battent pour sauve­garder leurs libertés, les profiteurs de bière font consister leur victoire à prendre de l'ascendant dans notre société. C'est pour cela que les bras­seurs ont lancé leur campagne près des femmes. C'est pour cela qu'ils mettent tout en œuvre pour inonder de bière l'armée canadienne.

Un éditorial exultant du Brewers' Digest déclare que la décision de servir de la bière à l'armée est la meilleure chose qu'on eût jamais pu souhaiter. Et le rédacteur continue :

"Voici une chance pour les brasseurs de cultiver le goût de la bière chez des millions de jeunes gens qui constitueront avec le temps la plus grosse section de consomma­teurs de bière de notre population."

La soif du gain se moque de la vertu comme de la santé de ces millions de jeunes : l'armée est un champ à exploiter.

"En considération"

À l'été de 1940, une délégation attitrée de re­présentants de l'Église catholique et des églises protestantes demandait au gouvernement fédéral d'user de ses pouvoirs, en ces temps tragiques au moins, pour mettre obstacle au gaspillage honteux des boissons alcooliques. Le gouvernement promit de prendre le problème en considération.

Il lui fallut y penser pendant dix-huit mois, pour conclure qu'il ne pouvait rien faire, que c'est une question du ressort provincial et qu'il ne vou­lait pas empiéter sur les prérogatives des provinces.

Dieu sait pourtant si le fédéral a été si scrupu­leux pour mettre la main sur de multiples préro­gatives provinciales ! Mais, dans le cas de la boisson, il déclare n'avoir aucune raison d'inter­venir, parce que, après mûre considération, il juge qu'il ne s'agit pas d'un cas de nécessité nationale !

Nos soldats vont en Angleterre, en Égypte. Des tonnes de bière canadienne font 18,000 milles de route océanique pour aller les rejoindre, malgré le manque de cales pour les munitions essentielles. C'est que, paraît-il, ni la bière d'Angleterre ni la bière d'Égypte ne peuvent les satisfaire : elles manquent de la saveur voulue. N'est-ce pas plu­tôt parce que les brasseurs canadiens, dont les représentants exercent une forte influence sur le gouvernement, ne veulent pas manquer leurs profits ?

Et nous sommes en guerre comme champions de la civilisation et de la chrétienté ! Sans doute aussi pour sauver les âmes de milliers de jeunes gens en leur inculquant le goût et l'habitude de la bière pour le reste de leurs jours !

Louis Even

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