Cet article n'est pas écrit pour l'égoïste que seul intéresse son propre sort. Il s'adresse à ceux de nos amis et concitoyens qui jugent qu'un changement s'impose dans l'ordre économique et social. Point donc n'est besoin d'argumenter sur l'urgence de la réforme. C'est plutôt de l'orientation en vue d'une réforme qu'il va être question.
Vous est-il arrivé de causer réforme avec des gens qui se reconnaissent la vocation de réformateurs ? Sept fois sur dix, pour ne pas dire davantage, ces braves esprits ne voient rien de mieux à faire que se débarrasser des gouvernants actuels et s'installer à leur place. Et cela au plus tôt, tout de suite, parce que ça presse.
Ne prêtons que des intentions pures à ces âmes sociales, dont nous apprécions d'ailleurs l'objectif. Nous craignons cependant qu'elles s'illusionnent en s'imaginant dépasser leurs devanciers avec le même peuple tenu dans la même ignorance.
Il s'agit de conduite des hommes, non pas de conduite d'animaux. Qu'un éleveur mieux renseigné, plus attentif, puisse mieux réussir qu'un autre avec le même troupeau, soit. C'est l'initiative de l'éleveur qui est en cause. Le troupeau se prête passivement à cette initiative.
Mais avec les humains, il n'en va plus exactement de même. Envisager la multitude comme une masse à enrégimenter, à classer, à embaucher, à faire rendre au gré du maître, ce n'est pas faire preuve du sens de conducteur d'hommes.
Le peuple, vous dira tel aspirant-réformateur, est ignorant, abruti, avachi, incapable de participer à la chose publique ; c'est la férule qu'il lui faut. Rétorquez que le peuple est déjà sous la férule, on vous réplique sérieusement que le fouet est mal tenu aujourd'hui : qu'on passe donc le manche aux mains de l'aspirant-réformateur, vous verrez marcher le troupeau vers de délicieux abreuvoirs.
À Dieu plaise que le peuple connaisse de délicieux abreuvoirs, mais il y a tout de même autre chose qu'une aggrégation de pibèdes dans l'humanité.
À vos observations, l'aspirant-réformateur assure que, rendu au pouvoir, il verra à l'éducation de la multitude qu'il juge aujourd'hui inéducable. Il prendra les moyens de l'instruire... dans ce temps-là.
Mais pourquoi pas aujourd'hui ? Malgré tous les désordres de notre régime actuel, on n'en est pas encore venu, Dieu merci, à défendre aux hommes de bonne volonté de travailler à l'instruction et à l'éducation du public.
Mais cela demande des efforts, des efforts constants souvent récompensés par l'insouciance ou l'ingratitude. Et c'est cela qui rebute.
C'est fausser l'échelle des valeurs que placer un changement de gouvernants au-dessus de l'élévation du niveau d'éducation des gouvernés.
Courte vue, ou absence de génie ? On croit arriver à renouveler l'ordre social par la même méthode que les partis politiques : en changeant d'équipe. C'est minimiser, nous allions dire avilir, la portée de l'œuvre à accomplir.
Les constructeurs sociaux que nous avons en vue ont pourtant un tout autre idéal que celui des partis politiques. Ce n'est pas une appropriation du fromage public qu'ils cherchent, mais l'instauration de l'ordre dans le social temporel. Ils veulent bâtir nouveau et bon. Qu'ils prennent donc des moyens nouveaux, sans jamais oublier qu'ils ont affaire à des éléments humains.
À des conceptions sociales et politiques nouvelles doivent correspondre des moyens d'action appropriés. L'expression est de Jacques Maritain. Si l'on base la conception nouvelle de la politique sur le respect de la personne humaine, ce n'est certainement pas à une dictature qu'il faut songer, mais à l'éducation de la personne humaine dans le domaine politique. Et cela doit se faire tout de suite, dans la mesure des moyens dont on dispose. Ces moyens sont beaucoup plus vastes qu'on pense si l'on y met seulement de l'effort, des énergies.
Au lieu de prendre modèle sur les partis politiques des démocraties, ou sur les coups de force des dictateurs, dont on ignore trop d'ailleurs les activités éducationnelles même avant leur accession au pouvoir, qu'on prenne donc modèle sur l'institution la mieux organisée et la plus durable de l'univers. Nous voulons dire l'Église catholique.
Si une institution a entrepris une tâche gigantesque, c'est bien celle-là. La face du monde à changer. Toutes les puissances au service du mal, de l'idolâtrie, du vice. Les apôtres ont-ils procédé par la dictature ou par l'enseignement ? Ont-ils attendu de prendre le pouvoir pour commencer à instruire les populations ? Aujourd'hui encore, l'Église y va-t-elle par le fouet ou par la formation de convictions dans les âmes.
L'Esprit-Saint est avec l'Église, dira-t-on. Oui, et c'est justement pourquoi il faut prendre modèle sur l'œuvre inspirée par l'Esprit-Saint, plutôt que sur les méthodes inspirées par l'esprit de division et d'ambition, par l'esprit de Satan.
Ne faut-il donc pas chercher à placer au pouvoir des hommes moins liés et mieux éclairés ? Oui, assurément. Mais prenons les moyens d'avoir ces hommes, en formant parmi le peuple une élite pensante de plus en plus nombreuse. C'est du sein de cette élite que sortiront naturellement, soutenus, appuyés et surveillés par elle, les chefs dont le pays a besoin.
— Mais ça prend trop de temps ! On veut quelque chose tout de suite.
Veut-on la récolte avant la semence ? la fleur avant la tige ? Pendant même que nous disons que ça prend trop de temps, que faisons-nous pour former cette élite ? S'asseoir et gémir, et condamner, ne mène à rien.
Sachons aussi nous rappeler que nous sommes dans un monde dynamique, dans un monde en marche, dont notre devoir est d'orienter la marche, sans espérer d'arriver au terme. Le monde ne doit pas finir avec nous.
Il ne nous sera pas donné d'assister au règne d'une humanité parfaite. L'histoire s'écrit continuellement. Appliquons-nous à bien écrire notre page, dès aujourd'hui, dès cette heure, et toujours, avec les yeux sur l'objectif final. Dépensons-nous sans compter pour cet objectif. Mais soyons assez humble, ou assez philosophe, ou assez chrétien, ou simplement assez réaliste pour savoir que, malgré notre dévouement à l'instant présent, il ne nous sera pas donné de signer le glorieux chapitre final.
Nous citions Jacques Maritain tout à l'heure. C'est la lecture et la méditation de la page 288 de son Humanisme Intégral qui ont fait éclore l'Institut d'Action Politique greffé sur les idées préconisées dans Vers Demain. Eh bien, nous estimons l'apostolat du membre de l'institut qui remplit ses engagements très au-dessus des agitations de l'impatient en mal de pouvoir. Le membre de l'institut est un actif artisan de la réforme, parce que toute réforme durable, avec des êtres humains, doit commencer par l'éducation.
L'écueil trop fréquent des réformateurs ou de ceux qui se croient appelés à le devenir, c'est d'aspirer à conduire sans chercher d'abord à instruire. Leur erreur, après tout, ne serait-ce pas de prendre l'humanité pour un bétail ?
Louis EVEN