Un câblogramme de Londres, daté du 29 novembre et transmis par la presse canadienne, fait dire au premier-ministre Chamberlain que les Alliés doivent concentrer tous leurs efforts pour gagner la guerre et ne pas trop porter leur attention, à cette étape de la guerre, vers la proclamation des buts précis de paix devant constituer une nouvelle Europe.
"En pareilles circonstances, ce serait une erreur de poser les nouvelles conditions sur lesquelles le monde nouveau sera basé".
Il fait plaisir d’entendre un chef d’État parler, en plein temps de guerre, même s’il ne fait qu’en effleurer l’idée, de la construction d’un monde nouveau. Pourvu que, la guerre finie, le monde ne continue pas dans la même voie qu’après la dernière guerre — ce qu’il fera certainement s’il se laisse guider par la même philosophie.
Simple coïncidence ? Le même jour, le gouverneur-général du Canada, Lord Tweedsmuir, parlant au Club Canadien des Femmes de Toronto, réclame lui aussi un monde nouveau, mais basé sur des conceptions nouvelles :
"Nous avons appris de dures leçons depuis 1919... En ce moment, c’est l’anarchie dans le monde. Si nous voulons que règne la paix, pour qu’il nous soit possible de cueillir les fruits de la science et de la pensée, et d’améliorer les conditions de vie pour chacun, il faut mettre fin à l’anarchie".
Nous serait-il permis d’interjeter ici une réflexion, à l’effet que les créditistes ont depuis longtemps signalé où se trouve surtout une certaine anarchie, anarchie criante qui, au lieu de permettre aux Canadiens de cueillir les fruits de la science et de la pensée, en a réduit des centaines de mille à la vie de parias. Oui, il faut mettre fin à cette anarchie, pas seulement le dire.
Mais nous voulons surtout souligner l’aveu du manque de moteur, du manque d’âme dans les institutions auxquelles le monde accrochait ses espoirs :
"Nous avions construit une machine ingénieuse (la Société des Nations), mais est-ce qu’elle contenait le pouvoir moteur pour la mettre en action, l’esprit capable de donner la vie à son squelette ? J’en doute.
"On a fait l’essai de la Société des Nations, et elle n’a pas eu de succès. Mais il faut au monde une sorte quelconque de Société de Nations, ou bien le monde tombera en morceaux. Il nous faut créer un monde nouveau et abandonner plusieurs de nos vieilles conceptions de l’Empire".
L’échec de la Société des Nations n’a certes pas besoin d’être proclamé. Et ce n’est pas une société "quelconque" des nations qui réussira mieux. On fera bien d’y mettre un peu plus de papauté et un peu moins de bolchévisme.
Pour créer un monde nouveau, il faudra de toute nécessité abandonner plusieurs de nos vieilles conceptions, non seulement de l’empire, mais de la société en général.
Le monde nouveau ne se crée pas dans la lune, ni sur le papier, mais partout où il y a des personnes vivant en société.
Nous avons, dans notre propre pays, bien des vieilles conceptions à abandonner dans l’ordre politique et social. Allons-nous remplacer l’anarchie par l’ordre, tout en continuant de mettre en œuvre des forces de désunion, des forces de désintégration ?
L’ordre ne se bâtira pas avec des discordes, avec des partis politiques, avec des courses aux faveurs. L’ordre ne sera pas le fruit d’égoïsmes, d’ambitions, du mépris des autres et de la recherche de soi-même.
Une autre philosophie doit animer ceux qui travaillent à construire la cité : la philosophie de la personne humaine et du bien commun, dont les principes sont si clairement résumés dans les articles signés du Père Landry sous notre rubrique "L’Ordre Social Temporel Chrétien". C’est ce moteur-là qui manque aux institutions qui font échec au point de vue social.
Il faut assurément des organismes pour cultiver cette philosophie et la transporter dais nos structures sociales, dans nos législations. Mais ces organismes devront être quelque chose de nouveau. Selon la remarque de Maritain :
"Il semble normal et inévitable, qu’à des conceptions sociales et politiques nouvelles correspondent des organes d’action appropriés".
C’est toute la page 288 de "L’Humanisme Intégral" qu’il conviendrait de citer ici. Le grand philosophe catholique français entrevoit les nouvelles formations politiques appelées à établir un ordre social nouveau, non pas comme de nouveaux partis politiques, mais plutôt comme des fraternités temporelles d’un type actuellement inédit.
Toujours selon ses remarques, le communisme a fait cela dans la poursuite de son idéal, à lui. Tandis que d’autres s’entremangent par des partis politiques, le communisme se présente plutôt comme un Ordre — ordre profane athée ouvert à tous ceux qui professent la mystique communiste.
Chez nous, lorsqu’un parti arrive en majorité au parlement, le chef du parti devient premier-ministre. Chez les communistes, l’école d’idée forme des politiciens qui transportent le communisme dans les lois et les institutions. Staline n’est pas le chef du parti communiste, il n’en est que le secrétaire, et ce n’est pas parce qu’il remplit cette fonction qu’il préside aux destinées de la Russie ; mais c’est parce que celui qui préside aux destinées de la Russie est communiste athée que la Russie reçoit une direction communiste.
C’est improprement qu’on appelle parti un organisme qui ne connait même pas de frontières.
À cet Ordre profane athée, ne devrions-nous pas opposer des ordres profanes chrétiens dans les différents domaines sociaux et politiques ?
C’est nouveau et ça demande plus d’efforts et de constance que la manière ordinaire à laquelle nous sommes habitués dans la politique des partis.
"Ce seraient à l’origine, évidemment, des formations minoritaires, agissant comme des ferments et dépendant des initiatives d’un petit nombre".
Jacques Maritain ajoute que la naissance prochaine de ces fraternités temporelles est à souhaiter, car le retardement expose à rencontrer des circonstances extérieures qui les rendrait beaucoup plus difficiles. Peut-être entrevoit-il que, du statu quo actuel prolongé, ne peut sortir que la dictature ou la révolution, atmosphères peu favorables à l’éclosion de mouvements d’ordre.
Mais ces formations demandent de la préparation : instruction doctrinale, propagande, organisation. Ce que nous en ferions actuellement serait plutôt des ébauches, ébauches qui auraient toutefois au moins une valeur de lancement.
"Les nouvelles formations politiques dont nous parlons présupposent à vrai dire une profonde révolution spirituelle... un vaste et multiforme travail de préparation. Elles supposent la pénétration des conceptions nouvelles dans le monde ouvrier et paysan, car c’est du sein des élites prolétariennes collaborant avec les "intellectuels" qu’elles doivent surgir".
Nous souhaitons que le journal VERS DEMAIN, avec son organisation de directeurs, de propagandistes, de lecteurs, soit dans sa modeste sphère comme un Institut au sein de la multitude paysanne, ouvrière et même intellectuelle, institut d’où sortiront des hommes et des femmes animés de la sève voulue pour constituer les formations politiques nouvelles qui construiront vraiment nouveau.
L. E. vd 15 déc 1939 p4 L.E. 1,119 mots