Louis Even
le dimanche, 01 mars 1942.
Dans La politique
Objectif et méthodes
Une ville s'est développée sur les deux rives d'une rivière. Plus la population grossit plus on sent le besoin d'un moyen rapide et commode de traverser la rivière.
Si les chefs de famille se réunissent pour examiner la situation, il est plus que probable qu'ils vont tous s'entendre sur l'opportunité d'avoir un pont. Le pont plairait à tous. Il ne déplairait à personne, sauf peut-être à l'exploitant d'un traversier.
Des hommes se réunissent pour décider ce qu'il leur faut. Pas pour décider ce qu'il faut à chacun d'eux, mais pour décider une chose qui serait bonne pour l'ensemble. C'est cela la démocratie. Et la chose bonne pour l'ensemble, c'est le bien commun.
S'il était question du bien particulier d'une famille, la famille elle-même y verrait. Une famille est bien à plaindre lorsqu'elle doit s'adresser à la collectivité pour régler ses propres problèmes. Cela arrive dans notre pays, de nos jours, justement parce que notre organisation sociale est loin d'être parfaite.
Le bien commun d'un groupe, d'une association, c'est ce qui constitue le but, la fin, l'objectif du groupe, de l'association. Le bien commun n'est pas le bien particulier, pas même la somme des biens particuliers de ceux qui font partie de l'association. Mais le bien commun permet aux membres de mieux atteindre leur bien particulier.
Dans le cas de notre ville, le pont est un bien commun. L'existence de ce pont permettra à chaque famille de mieux poursuivre ses intérêts particuliers, ses relations commerciales ou sociales.
Donc, nos hommes se réunissent et décident d'établir un pont sur la rivière entre les deux parties de la ville. Pas ou à peu près pas de voix discordante. On s'entend sur l'objectif : la construction d'un pont.
Si, maintenant, l'on se met à discuter sur le moyen de construire le pont, la manière de procéder dans les travaux, le genre de matériaux, la forme des piliers, leur diamètre ou leur section, leur hauteur, l'épaisseur des poutres, etc., vous pouvez jurer que l'unanimité cessera. Il y aura tellement d'opinions émises, soutenues, recourant à la cabale pour obtenir la prééminence, que, même s'il y a dans la salle un expert, un ingénieur en ponts, il risque de passer après des profanes.
C'est qu'ici, il n'est plus question de l'objectif, mais des méthodes. Les méthodes devraient être confiées aux experts. Lorsque la multitude se met à discuter sur les méthodes, la division se fait, les querelles commencent, les réalisations s'éloignent.
C'est pourtant ce qui arrive couramment dans nos démocraties. C'est pourquoi nos démocraties s'éternisent dans le bavardage et les problèmes restent sans solution.
Quoi et comment ?
Quoi ? Que veut-on avoir ? Que va-t-on demander ? Que va-t-on faire faire ?
Voilà à peu près la seule question qu'il faut soumettre au verdict du peuple. Et encore, à condition que le peuple ait quelque notion de ce qu'il lui faut.
Dans la ville bâtie sur les deux rives de la rivière, ce n'est pas aux enfants, ni à des gens dont la raison serait restée au fond d'une bouteille, qu'on soumettra la question d'un pont. Mais à la population raisonnable.
Ce sont bien les gens raisonnables de cette ville qui savent si, oui ou non, ils désirent un pont, si oui ou non un pont leur serait utile. Il n'y a pas besoin d'un dictateur pour leur dire ce qu'ils veulent. Ils le savent et ils le disent eux-mêmes.
À qui donc faut-il demander quoi faire dans l'association ? Il faut le demander aux membres de l'association eux-mêmes.
Les membres de l'Association pris en corps peuvent, mieux que personne, décider quoi faire, dicter l'objectif.
Et qui maintenant va dire comment le faire ? Si l'on veut un pont, un bon pont, est-ce le médecin de la ville qui va dire comment le faire ? Est-ce le marchand ? Est-ce l'instituteur ? Le gros rentier ? Le camionneur qui passera sur le pont ?
Ne sera-t-il pas infiniment plus sage pour ces braves gens d'aller trouver l'ingénieur et lui dire : Monsieur, on veut un pont à telle place, ou à peu près ; on le veut assez large pour passer deux gros camions de front ; on le veut assez fort pour porter quinze tonnes ; on le veut avec un trottoir de chaque côté ; on veut des approches larges et pas trop raides. Donnez-nous cela, donnez-le-nous pour telle époque, et on va vous payer.
Si nos habitants de la ville font cela, ils comprennent leurs intérêts : dicter l'objectif, confier l'exécution à des experts et exiger le résultat.
Si nos habitants de la ville se chicanent entre eux sur le comment faire, si un groupe l'emporte et que, le pont commencé à la manière des meneurs du groupe, l'autre groupe critique, soulève l'opinion, finit par l'emporter et retape le pont d'une autre façon, quand auront-ils le pont et quel pont auront-ils ?
Chez nous
Dans notre pays ; quand est-ce que le peuple a eu des chances de signifier ses objectifs, ses désirs généraux ? On vient devant le peuple avec deux programmes qui sont surtout faits de méthodes. On lui demande son verdict sur des méthodes. Il peut bien se diviser.
Le premier objectif des citoyens pris en corps, et même de tous les citoyens pris individuellement, c'est bien un minimum de sécurité économique, d'assurance du pain quotidien pour eux, leurs femmes et leurs enfants. Puis c'est, sans renoncer à ce minimum de sécurité économique, la liberté de vivre selon leurs aspirations, en autant que ces aspirations sont conformes à l'ordre et au bien commun.
Cet objectif de sécurité et de liberté est justement le bien commun de la société, le bien commun de l'État, la prospérité temporelle commune.
La même chose pour ce qui est des représentants du peuple. Ils représentent le peuple, non les experts. Ils ne sont pas eux-mêmes des experts. Leur fonction est de faire ce que le peuple ferait s'il était réuni au parlement : décider la chose à faire, rendre verdict sur l'objectif. Qu'est-ce que nous, représentants du peuple, voulons avoir pour le peuple ?
Le peuple veut sa liberté d'être humain, un degré de bien-être en rapport avec les possibilités de son pays. Voilà ce que les députés, les représentants du peuple doivent réclamer en son nom.
Pourquoi alors passent-ils leur temps à débattre des méthodes, à débattre de quel endroit on va enlever l'argent au peuple, de quelle manière on va établir des enquêtes, des inspections, des restrictions ?
Et le ministère ? Pourquoi est-ce lui qui dicte l'objectif, puis qui force les chambres à accepter ces objectifs, leur laissant le droit de parler sur le moyen d'atteindre l'objectif ?
Comparez avec la forme la plus pure de régime démocratique dont nous ayons des exemples sous les yeux. Prenez une coopérative. Des gens s'associent. Ils s'associent certainement pour être tous mieux ensemble que s'ils étaient séparés, dans la poursuite d'un bien qui les intéresse tous : production et vente de beurre, achats d'engrais chimiques, etc.
Comment s'y prennent-ils ? Ils se choisissent des directeurs. Ils confient à ces directeurs le soin de voir à ce que l'objectif de la coopérative soit atteint. Les directeurs engagent un gérant. Les directeurs dictent l'objectif au gérant, mais ils ne lui dictent point les méthodes. Si le gérant, leur employé, donne les résultats, ils le gardent et le paient. S'il ne donne pas les résultats, ils le congédient. Le gérant est l'expert ; il ne décide pas de l'objectif, du but de la coopérative, mais il place son expertise au service de ce but.
Appliquez à la démocratie dans la grande politique. Le peuple a des fins communes à poursuivre : sécurité, liberté, défense contre l'aggression, police intérieure, ordre général, voies de communication, facilités d'instruction, etc.
Le peuple choisit des représentants pour agir à sa place, pour faire ce qu'il ferait s'il pouvait se réunir. Les députés doivent donc agir comme les coopérateurs, décider ensemble des objectifs communs, dans l'ordre où ils pressent le plus. Les ministres sont le bureau de direction responsable au parlement (aux représentants du peuple). Ce sont les députés qui, au nom du peuple, expriment l'objectif lorsqu'ils se réunissent. Le cabinet, bureau de direction chargé de voir à l'exécution de l'objectif exprimé par les représentants du peuple, engage ou congédie les experts, auxquels il impose l'exécution de cet objectif.
Est-ce bien cela qu'on a à Québec ? À Ottawa ?
On connaît mieux des députés qui jouent aux experts. Des experts, surtout financiers, qui imposent l'objectif. Un bureau de direction, le cabinet, qui transmet l'objectif des financiers aux représentants du peuple. Puis, évidemment, un peuple qui ne comprend rien à tout ce chaos, mais qui en sent terriblement les résultats. Sa consolation : Tu votes pour choisir ceux qui vont, en ton nom, recevoir les objectifs des financiers et accepter les lois pour atteindre ces objectifs. Tu votes, donc tu es en démocratie !
La politique - La démocratie - Quoi et comment ?
Louis Even le dimanche, 01 mars 1942. Dans La politique
Objectif et méthodes
Une ville s'est développée sur les deux rives d'une rivière. Plus la population grossit plus on sent le besoin d'un moyen rapide et commode de traverser la rivière.
Si les chefs de famille se réunissent pour examiner la situation, il est plus que probable qu'ils vont tous s'entendre sur l'opportunité d'avoir un pont. Le pont plairait à tous. Il ne déplairait à personne, sauf peut-être à l'exploitant d'un traversier.
Des hommes se réunissent pour décider ce qu'il leur faut. Pas pour décider ce qu'il faut à chacun d'eux, mais pour décider une chose qui serait bonne pour l'ensemble. C'est cela la démocratie. Et la chose bonne pour l'ensemble, c'est le bien commun.
S'il était question du bien particulier d'une famille, la famille elle-même y verrait. Une famille est bien à plaindre lorsqu'elle doit s'adresser à la collectivité pour régler ses propres problèmes. Cela arrive dans notre pays, de nos jours, justement parce que notre organisation sociale est loin d'être parfaite.
Le bien commun d'un groupe, d'une association, c'est ce qui constitue le but, la fin, l'objectif du groupe, de l'association. Le bien commun n'est pas le bien particulier, pas même la somme des biens particuliers de ceux qui font partie de l'association. Mais le bien commun permet aux membres de mieux atteindre leur bien particulier.
Dans le cas de notre ville, le pont est un bien commun. L'existence de ce pont permettra à chaque famille de mieux poursuivre ses intérêts particuliers, ses relations commerciales ou sociales.
Donc, nos hommes se réunissent et décident d'établir un pont sur la rivière entre les deux parties de la ville. Pas ou à peu près pas de voix discordante. On s'entend sur l'objectif : la construction d'un pont.
Si, maintenant, l'on se met à discuter sur le moyen de construire le pont, la manière de procéder dans les travaux, le genre de matériaux, la forme des piliers, leur diamètre ou leur section, leur hauteur, l'épaisseur des poutres, etc., vous pouvez jurer que l'unanimité cessera. Il y aura tellement d'opinions émises, soutenues, recourant à la cabale pour obtenir la prééminence, que, même s'il y a dans la salle un expert, un ingénieur en ponts, il risque de passer après des profanes.
C'est qu'ici, il n'est plus question de l'objectif, mais des méthodes. Les méthodes devraient être confiées aux experts. Lorsque la multitude se met à discuter sur les méthodes, la division se fait, les querelles commencent, les réalisations s'éloignent.
C'est pourtant ce qui arrive couramment dans nos démocraties. C'est pourquoi nos démocraties s'éternisent dans le bavardage et les problèmes restent sans solution.
Quoi et comment ?
Quoi ? Que veut-on avoir ? Que va-t-on demander ? Que va-t-on faire faire ?
Voilà à peu près la seule question qu'il faut soumettre au verdict du peuple. Et encore, à condition que le peuple ait quelque notion de ce qu'il lui faut.
Dans la ville bâtie sur les deux rives de la rivière, ce n'est pas aux enfants, ni à des gens dont la raison serait restée au fond d'une bouteille, qu'on soumettra la question d'un pont. Mais à la population raisonnable.
Ce sont bien les gens raisonnables de cette ville qui savent si, oui ou non, ils désirent un pont, si oui ou non un pont leur serait utile. Il n'y a pas besoin d'un dictateur pour leur dire ce qu'ils veulent. Ils le savent et ils le disent eux-mêmes.
À qui donc faut-il demander quoi faire dans l'association ? Il faut le demander aux membres de l'association eux-mêmes.
Les membres de l'Association pris en corps peuvent, mieux que personne, décider quoi faire, dicter l'objectif.
Et qui maintenant va dire comment le faire ? Si l'on veut un pont, un bon pont, est-ce le médecin de la ville qui va dire comment le faire ? Est-ce le marchand ? Est-ce l'instituteur ? Le gros rentier ? Le camionneur qui passera sur le pont ?
Ne sera-t-il pas infiniment plus sage pour ces braves gens d'aller trouver l'ingénieur et lui dire : Monsieur, on veut un pont à telle place, ou à peu près ; on le veut assez large pour passer deux gros camions de front ; on le veut assez fort pour porter quinze tonnes ; on le veut avec un trottoir de chaque côté ; on veut des approches larges et pas trop raides. Donnez-nous cela, donnez-le-nous pour telle époque, et on va vous payer.
Si nos habitants de la ville font cela, ils comprennent leurs intérêts : dicter l'objectif, confier l'exécution à des experts et exiger le résultat.
Si nos habitants de la ville se chicanent entre eux sur le comment faire, si un groupe l'emporte et que, le pont commencé à la manière des meneurs du groupe, l'autre groupe critique, soulève l'opinion, finit par l'emporter et retape le pont d'une autre façon, quand auront-ils le pont et quel pont auront-ils ?
Chez nous
Dans notre pays ; quand est-ce que le peuple a eu des chances de signifier ses objectifs, ses désirs généraux ? On vient devant le peuple avec deux programmes qui sont surtout faits de méthodes. On lui demande son verdict sur des méthodes. Il peut bien se diviser.
Le premier objectif des citoyens pris en corps, et même de tous les citoyens pris individuellement, c'est bien un minimum de sécurité économique, d'assurance du pain quotidien pour eux, leurs femmes et leurs enfants. Puis c'est, sans renoncer à ce minimum de sécurité économique, la liberté de vivre selon leurs aspirations, en autant que ces aspirations sont conformes à l'ordre et au bien commun.
Cet objectif de sécurité et de liberté est justement le bien commun de la société, le bien commun de l'État, la prospérité temporelle commune.
La même chose pour ce qui est des représentants du peuple. Ils représentent le peuple, non les experts. Ils ne sont pas eux-mêmes des experts. Leur fonction est de faire ce que le peuple ferait s'il était réuni au parlement : décider la chose à faire, rendre verdict sur l'objectif. Qu'est-ce que nous, représentants du peuple, voulons avoir pour le peuple ?
Le peuple veut sa liberté d'être humain, un degré de bien-être en rapport avec les possibilités de son pays. Voilà ce que les députés, les représentants du peuple doivent réclamer en son nom.
Pourquoi alors passent-ils leur temps à débattre des méthodes, à débattre de quel endroit on va enlever l'argent au peuple, de quelle manière on va établir des enquêtes, des inspections, des restrictions ?
Et le ministère ? Pourquoi est-ce lui qui dicte l'objectif, puis qui force les chambres à accepter ces objectifs, leur laissant le droit de parler sur le moyen d'atteindre l'objectif ?
Comparez avec la forme la plus pure de régime démocratique dont nous ayons des exemples sous les yeux. Prenez une coopérative. Des gens s'associent. Ils s'associent certainement pour être tous mieux ensemble que s'ils étaient séparés, dans la poursuite d'un bien qui les intéresse tous : production et vente de beurre, achats d'engrais chimiques, etc.
Comment s'y prennent-ils ? Ils se choisissent des directeurs. Ils confient à ces directeurs le soin de voir à ce que l'objectif de la coopérative soit atteint. Les directeurs engagent un gérant. Les directeurs dictent l'objectif au gérant, mais ils ne lui dictent point les méthodes. Si le gérant, leur employé, donne les résultats, ils le gardent et le paient. S'il ne donne pas les résultats, ils le congédient. Le gérant est l'expert ; il ne décide pas de l'objectif, du but de la coopérative, mais il place son expertise au service de ce but.
Appliquez à la démocratie dans la grande politique. Le peuple a des fins communes à poursuivre : sécurité, liberté, défense contre l'aggression, police intérieure, ordre général, voies de communication, facilités d'instruction, etc.
Le peuple choisit des représentants pour agir à sa place, pour faire ce qu'il ferait s'il pouvait se réunir. Les députés doivent donc agir comme les coopérateurs, décider ensemble des objectifs communs, dans l'ordre où ils pressent le plus. Les ministres sont le bureau de direction responsable au parlement (aux représentants du peuple). Ce sont les députés qui, au nom du peuple, expriment l'objectif lorsqu'ils se réunissent. Le cabinet, bureau de direction chargé de voir à l'exécution de l'objectif exprimé par les représentants du peuple, engage ou congédie les experts, auxquels il impose l'exécution de cet objectif.
Est-ce bien cela qu'on a à Québec ? À Ottawa ?
On connaît mieux des députés qui jouent aux experts. Des experts, surtout financiers, qui imposent l'objectif. Un bureau de direction, le cabinet, qui transmet l'objectif des financiers aux représentants du peuple. Puis, évidemment, un peuple qui ne comprend rien à tout ce chaos, mais qui en sent terriblement les résultats. Sa consolation : Tu votes pour choisir ceux qui vont, en ton nom, recevoir les objectifs des financiers et accepter les lois pour atteindre ces objectifs. Tu votes, donc tu es en démocratie !