À l'issue de la conférence interprovinciale, M. Mitchell Hepburn, premier-ministre d'Ontario, répéta publiquement sa déclaration qu'il est temps, et grand temps, de changer notre système monétaire. Il ajoutait que le gouvernement, au lieu de surtaxer les citoyens, devrait faire lui-même une émission d'argent pour financer en partie l'effort de guerre du Canada.
Ce que nous pensons de Hepburn et de sa déclaration, on le verra ailleurs (page 7 de ce numéro). Ici, c'est la réponse de l'Honorable J.-L. Ilsley qui nous intéresse, car le ministre fédéral des Finances s'est hâté de bondir au secours du système qu'on ose dénoncer.
"Tant que M. Aberhart prêchait seul la doctrine d'après laquelle nous pouvons poursuivre la guerre sans sacrifices d'ordre économique, dit M. Ilsley, il n'y avait guère de danger que cette théorie fît beaucoup d'adeptes. Si M. Hepburn lui apporte du renfort, l'erreur peut se répandre davantage."
L'erreur est erreur, qu'elle soit répandue par un premier-ministre de la petite province d'Alberta ou par un premier-ministre de la grosse province d'Ontario. Est-ce le contenant ou le contenu, le tonneau ou le vin, qui compte pour les politiciens ?
Si la doctrine créditiste est de l'erreur, le gouvernement est bien coupable de la laisser se répandre. Nous y contribuons tant que nous pouvons dans le Canada français, et ça prend. M. Ilsley ne doit pas s'étonner, après avoir laissé prêcher les enragés du Crédit Social, de voir que même un gros d'Ontario se laisse détourner de la voie orthodoxe. Frappe ta poitrine si tu fus assez idiot pour mépriser les petits et les abandonner à leurs erreurs !
Voyez aussi la rouerie du politicien : "Tant qu'Aberhart prêchait seul la doctrine d'après laquelle nous pouvons poursuivre la guerre sans sacrifice d'ordre économique..." La guerre est une chose trop tragique, dont on a fait pardessus le marché une chose ultra-sacrée, pour que même le ministre des Finances se permette de l'exploiter ainsi pour insinuer toutes espèces de faussetés.
M. Aberhart prêchait la doctrine créditiste dès 1934. Était-on en guerre en 1934 ? Nous la prêchons nous-même depuis 1935. Était-on en guerre en 1935 ?
Et où a-t-on vu qu'il soit question, par le Crédit Social, de gagner la guerre sans sacrifice d'ordre économique ? Il y a au moins un sacrifice que nous réclamons depuis longtemps : l'immolation du pouvoir des banquiers. C'est d'ordre économique. Le sacrifice de vieilles lubies, de théories sans fondement, d'anomalies insultantes — toutes d'ordre économique.
M. Ilsley a vite fait de qualifier d'erreur la doctrine qui demande une réforme monétaire. Une chose de dire, une autre de prouver. S'il suffit d'aller contre des idées généralement reçues pour être dans l'erreur, il faudra dire que le Christ apporta l'erreur sur la terre, puisqu'il prêchait une doctrine nouvelle, puisqu'il allait à l'encontre de toutes les acceptations de son temps.
Comme toujours, l'opposition pousse le cri "inflation", sans même définir ce qu'est l'inflation.
Si augmenter l'argent était de l'inflation, on devrait accuser le Canada d'avoir fait de l'inflation, puisque, selon M. Ilsley lui-même, l'argent a été augmenté depuis 1933.
Si c'est une augmentation désordonnée d'argent qui constitue l'inflation, il faudra d'abord démontrer où commence le désordonné. Tant qu'il y a pénurie d'argent par rapport aux produits, il est tout à fait dans l'ordre d'augmenter l'argent pour écouler ces produits.
Le mot "inflation", qui vient de "enfler", s'applique aux prix des produits. C'est quand les prix des produits montent démesurément qu'il y a inflation. Et quand y a-t-il danger que les produits montent démesurément ? Lorsqu'on manque de produits pour répondre aux commandes. Lorsqu'il y aura moins de produits dans les vitrines que d'argent dans les poches, il y aura danger d'inflation. D'ici là, vous pouvez faire venir de l'argent dans les poches : le seul résultat sera de faire marcher les produits, pas de les faire manquer.
Donc, inflation signifie absence de produits vendables. En est-on rendu à ce danger-là ?
Monsieur Ilsley fait des aveux intéressants dans la partie de son discours où il parle de l'expansion du crédit depuis 1933. Lisez :
"Depuis cette date (1933), en particulier depuis le début de la guerre, l'expansion monétaire et le développement du crédit ont été aussi rapides que les besoins du pays l'exigeaient. Les dépôts canadiens dans les banques à charte ont augmenté de près d'un milliard de dollars depuis leur faible niveau de 1933, et de près de 350 millions de dollars depuis le commencement de la guerre. Ils dépassent maintenant de près de 600 millions le maximum atteint en 1929."
Nous allons analyser cet alinéa.
Tout d'abord, nous nous inscrivons en faux contre l'assertion que, depuis 1933, l'expansion monétaire et le développement du crédit aient été aussi rapides que les besoins du pays. Tous ceux qui ont chômé depuis 1933, parce qu'il n'y avait pas d'argent pour acheter leur travail ; tous les cultivateurs qui ont dû sacrifier leurs produits ou diminuer leur production depuis 1933, parce qu'il n'y avait pas d'argent pour acheter leurs produits ; tous les commerçants et les industriels ruinés, tous les jeunes gens déroutés, tous les parents acculés au désespoir, s'insurgeront contre ce mensonge effarant du ministre des finances de leur pays.
Il reste qu'il y a eu augmentation d'argent, même si elle a été très insuffisante, et M. Ilsley nous donne les chiffres. Voici ce que nous comprenons :
« En 1933, le crédit bancaire était tombé très bas... Pourquoi ? À qui la cause ?
En 1939, il avait augmenté de 650 millions... Sortis d'où ?
Depuis 1939, autre augmentation de 350 millions... Sous la baguette magique de qui ?
Aujourd'hui, le crédit, toujours d'après M. Ilsley, est renfloué à 600 millions au-dessus de 1929. Comme il a augmenté de 1,000 millions depuis 1933, il résulte qu'en 1933, il y avait 400 millions de moins qu'en 1929.
Où étaient allés ces 400 millions ?
M. Ilsley ne veut pas que le gouvernement fasse d'argent, ça ferait trop de plaisir aux Allemands ! Mais il nous fait constater que, depuis 1929, le crédit s'est d'abord contracté de 400 millions, puis dilaté de 1,000 millions...
Est-ce parce que la production du pays, les besoins du pays, baissaient puis remontaient ? Sont-ce les estomacs des Canadiens qui rapetissent, puis augmentent ?
Si la contraction et la dilatation n'ont rien à faire avec les possibilités et les désirs du pays quelle est la norme qui règle tout cela ?
Et puisque le gouvernement ne doit pas faire les augmentations et diminutions, quel est l'heureux démon qui s'en charge et qui mène la danse à son goût ?
Les réponses à ces petites questions nous feraient découvrir en M. Ilsley ou un grand savant que nous n'avions pas compris, ou un vulgaire magicien qui prétend continuer de nous mystifier. Son silence nous laisse le choix.
Dans ce même alinéa de la déclaration de M. Ilsley, on pourrait d'ailleurs trouver matière à plusieurs autres questions, très opportunes :
"En particulier depuis le début de la guerre, dit-il, l'expansion monétaire et le développement du crédit ont été rapides."
Pourquoi ? Parce que, pour conduire la guerre, il faut activer la production, et pour activer la production il faut augmenter l'argent.
C'est admettre qu'il ne manquait que l'argent pour activer la production. Ne le savait-on pas auparavant ? Pourquoi, au lieu de se pâmer sur le problème du chômage, ne faisait-on pas l'expansion monétaire assez rapide pour le résorber ? Le mal n'était pas assez grand pour déterminer une expansion monétaire ? Lorsqu'il n'y a pas de guerre, ça ne fait rien que le monde crève de misère au pays ?
M. Ilsley semble admettre que, tant qu'il reste de la production inutilisée, on peut songer à l'augmentation du crédit. Comme c'est une concession, il l'enveloppe sous un euphémisme : "Je puis comprendre qu'au cours de la dépression, lorsqu'il y avait des ouvriers sans emploi et des ressources non utilisées au Canada, le profane aurait pu avoir de la difficulté à saisir les principes plutôt techniques qui déterminent le degré de l'expansion de la monnaie et du crédit auquel on peut judicieusement avoir recours sans donner lieu à l'inflation."
Quels sont ces principes techniques qui interdisaient une expansion suffisante pour triompher de la dépression avant la guerre ? "Profane", ne cherche pas à le savoir ! Incline-toi devant les augustes pontifes qui jugent du fonctionnement de leur système d'après d'autres critères ! Des ouvriers sans emploi, des ressources paralysées en face des besoins, ça n'a pas d'importance. Il y a d'autres principes techniques... la technique du diable, sans doute, et on ne la révèle pas.
M. Ilsley sait très bien où est la limite du crédit. Écoutez-le :
"Il est évident que, lorsque nous aurons atteint le point culminant de l'emploi, l'expansion de la monnaie et du crédit ne pourrait conduire à un plus grand accroissement de l'emploi et de la production, mais simplement à la hausse des prix."
Lorsqu'on sera rendu à l'emploi culminant, au plafond de la production, il faudra arrêter d'augmenter l'argent. C'est ce que les créditistes ont toujours dit. Mais tant qu'on n'est pas rendu là ?
Voilà donc des hommes en charge du bien commun, qui savent très bien que la limite du crédit se trouve à la limite de l'emploi, et qui, au lieu de pousser le crédit jusque-là, préfèrent laisser les gens sans emploi et dans la misère. Comment qualifier ces hommes-là ?
Et ces mêmes hommes, qui savent très bien ce qu'ils font, jettent des cris de saints scandalisés lorsqu'on réclame des morceaux de papier ou des écritures dans un grand-livre pour permettre aux Canadiens de vivre décemment dans leur pays !
C'est l'honorable ministre des Finances lui-même qui, nous le dit :
"Depuis le début des hostilités, environ 600,000 personnes ont trouvé de l'emploi ou se sont enrôlées dans l'armée".
Et, comme il nous disait tantôt :
"Depuis le début de la guerre, le crédit a été dilaté de 350 millions de dollars".
Que faisaient ces 600,000 hommes avant la guerre ? Qu'attendaient-ils pour trouver de l'emploi ? Pourquoi les 350 millions de dollars de crédit ne pouvaient-ils sortir avant la guerre ?
Que penser de l'accumulation des souffrances, des misères, des désordres de toute espèce dus à ce que ces 600,000 personnes étaient alors sans emploi ? Que penser de gouvernants qui ont attendu la guerre pour prendre les moyens de trouver de l'emploi pour ces 600,000 travailleurs en souffrance ?
Et en terminant, posons quelques questions pertinentes relativement à cette dilatation du crédit de 1933 à 1941.
Pourquoi n'est-ce pas le gouvernement lui-même qui a fait cette augmentation d'argent ?
Pourquoi la fait-il faire par les banques ? Est-ce que les écritures du gouvernement ne seraient pas aussi valables que les écritures des banques ?
Est-ce pour le simple plaisir d'avoir une dette publique — cette source de richesse des pays civilisés, au dire du banquier Graham Towers ?
Le ministre des Finances convient que l'expansion monétaire doit se faire au régime de l'expansion de la production. Pourquoi cette expansion doit-elle se traduire en dette envers les banques ?
Sont-ce les banquiers qui font le développement du pays et qui nous vendent ce développement ?
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Nous devons remercier M. Ilsley d'avoir fait le procès du système qu'il comptait défendre.
Nos hommes publics ne sont pas tout à fait aussi ignorants qu'ils en ont l'air. Pourquoi alors leur dévotion envers un régime d'étranglement qui fait tant souffrir leurs administrés ?
À première impulsion, on serait tenté de les traiter de criminels. Mais il faut se raviser. La responsabilité est partagée. Nous sommes en démocratie. C'est nous qui choisissons nos gouvernants. Si, après les avoir choisis, nous avions soin de faire sentir, derrière eux une force puissante — celle d'une mutitude renseignée et vigilante — ils pourraient faire face aux puissances qui travaillent contre nous.
Ce qui est regrettable, c'est que M. Ilsley se plaint dès qu'une voix un peu sonore attire l'attention du peuple sur la bêtise du système dont les gouvernants devraient être heureux de pouvoir s'affranchir. Un malade qui ne veut pas entendre parler de remèdes ! Faudra-t-il prendre d'autres moyens ?