Sans parler de nos représentants dans les législatures provinciales, nous sommes censés avoir 245 députés au parlement fédéral d’Ottawa, un pour chacune des 245 circonscriptions électorales du Canada. Y en a-t-il un dans votre comté ?
La question semble impertinente, mais à y regarder de près, du moins d’après notre expérience personnelle dans plusieurs comtés, nombre de ceux-ci n’ont pas de député. Voyons un peu.
Qu’est-ce qu’un député ? Le mot vient du latin deputare, signifiant déléguer. Et de fait le député est un délégué.
Lorsqu’un groupe, un corps quelconque délègue un de ses membres vers un autre groupe, une personne ou une autorité quelconque, c’est pour porter un message, une volonté, pour agir comme représentant du corps déléguant.
Le délégué reçoit les ordres, l’expression des désirs du corps qu’il représente, non pas de l’organisme vers lequel il est délégué. C’est du moins dans ce sens-là que nous déléguons des représentants à Québec ou à Ottawa. Si c’était pour aller chercher les ordres de Québec ou d’Ottawa, nous ne voyons pas comment il serait nécessaire d’encourir toutes les dépenses de telle délégation ; les fonctionnaires du gouvernement sont capables de nous transmettre les ordres, même les formules à remplir et à retourner avec un chèque couvrant notre part de l’impôt.
Remarquons, en passant, que bien des citoyens, en retour de leur déplacement le jour du vote, n’ont avec leur gouvernement d’autre liaison que celle du paiement des taxes.
Le député, donc, est le délégué de la population d’un comté auprès du gouvernement pour exprimer la volonté de la population du comté. Ainsi, le député du comté de Labelle, à Ottawa, est l’organe des électeurs et électrices du comté de Labelle pour faire valoir leurs désirs et leurs idées au gouvernement fédéral. De même le député de Sherbrooke pour les électeurs et électrices du comté de Sherbrooke, celui du Lac Saint-Jean pour les électeurs et électrices du comté du Lac Saint-Jean — et ainsi de suite. Et c’est admirable que cette députation qui permet ainsi aux privilégiés qui paient des impôts, et à la foule moins favorisée qui ne paie d’impôts que dans les prix des denrées qu’elle achète, de dire leur mot dans la conduite de la chose publique !
Si ce n’est pas cela, un député, qu’est-ce que c’est donc ? Sûrement pas un simple décor, ça coûte trop cher. Lorsqu’on paie un homme quatre mille dollars par année, on doit être certain qu’il va nous servir comme il faut. On ne se plaindra pas, ma foi, de cette dépense, parce que s’il fallait, par exemple, que les 23,000 électeurs et électrices du Lac Saint-Jean se transportent à Ottawa de temps en temps chaque année pour aller faire valoir leur point de vue, ça ferait une tout autre dépense ! Vraiment c’est une bonne invention que le député !
Puis comme il sait parler — il le prouve en temps de campagne électorale — surtout si c’est un avocat, il va bien prendre notre cause. Oui, pourvu toutefois qu’il la connaisse, car, avocat ou non, faut tout de même bien qu’il sache ce que nous voulons. Comme nous n’avons pas beaucoup le temps de lui écrire et comme cette méthode lui donnerait un courrier trop volumineux à dépouiller, notre député, qui reçoit la paye, fait sans doute les frais et vient à nous pour nous consulter, pour nous demander ce que nous voulons, ce que nous pensons de telle ou telle chose, si nous sommes pour ou contre la participation à la guerre, pour ou contre l’imposition de nouvelles taxes, pour ou contre une augmentation de l’argent en circulation. Il étudie un peu les questions publiques avec nous, nous venons à une entente et il est tout heureux de se faire notre porte-parole près des grands administrateurs du pays. Aussi sommes-nous satisfaits ; la gérance de la grande entreprise nationale fonctionne exactement au gré des membres qui font partie de l’association !
Ce n’est pas vrai, dites-vous ? Pauvres amis, dans quel comté êtes-vous ?, Vous n’avez pas de député ? Oui, mais il ne vient jamais vous voir ? Peut-être a-t-il l’intuition de votre volonté. Peut-être lui avez-vous donné carte blanche pour faire tout ce qu’il voudra.
Non ? Peut-être alors se fiche-t-il de vous et pense-t-il qu’il a gagné les seize ou vingt mille dollars qu’il touchera d’ici le prochain appel au peuple par les efforts qu’il déploya pendant les six semaines de sa dernière campagne électorale.
Qu’on l’interprète comme on voudra, il reste vrai que, presque partout où je demande à un groupe d’électeurs : Combien de fois votre député est-il venu vous voir depuis octobre 1935 ? — on me répond : Pas une fois. — Comment s’y est-il pris pour savoir que vous êtes contents de tout ce qui se fait et se vote à Ottawa ? — Mais on n’est pas content ! — Pourtant, vous payez !
Que dirait-on d’un cultivateur qui engage un employé, le paie bien pendant quatre ans, sans jamais lui donner d’ordre, sans jamais lui demander de rapport, même quand il trouve que quelque chose va de travers dans la marche de sa ferme ?
Que font donc ces députés et qui représentent-ils ? De qui prennent-ils les ordres ? Du parti, sans doute — et qu’est-ce que le parti ? Est-ce le parti qui paie les députés ? Pourquoi alors donne-t-il les ordres ? Et d’où le parti tire-t-il sa ligne de conduite ?
Voilà bien des questions intéressantes. On pourrait en ajouter quelques autres, aux électeurs cette fois : Pourquoi vous êtes-vous laissé leurrer à ce point-là ? Pourquoi faites-vous, d’élection à élection, comme si vous n’aviez pas de député ? Pourquoi payez-vous pour un député de parure ?
N’est-il pas temps qu’on cesse cette farce et qu’on ait, non plus des représentants de partis, mais des représentants de la population de chaque comté, qui se tiennent en contact constant avec la population qu’ils représentent, qui discutent avec elle des grands problèmes et exposent au parlement les conclusions auxquelles ils sont arrivés avec leurs électeurs ?
Tout cela paraît tellement nouveau qu’on ne peut croire que ça devienne la manière générale. Pourtant, nous pourrions nommer des députés actuellement membres de la Chambre des Communes qui s’aperçoivent que leurs électeurs ont bien l’intention de procéder de la sorte désormais. C’est le fruit direct, et le premier dans l’ordre de la politique, du travail d’éducation de la multitude fait par les propagandistes du Crédit Social dans la province de Québec. Pour des députés habitués à la quiétude de ce côté, c’est un peu bouleversant et quelques-uns manifestent leur mauvaise humeur. Il en est qui nous critiquent d’attirer l’attention du public sur son mal ; ils croient qu’il vaut mieux tenir le malade endormi. Peut-être dans certaines maladies et avec certains médecins. Mais dans la politique, le malade a dormi assez longtemps et les’ "medecine men" ont assez festoyé autour de lui ; un réveil ne fera pas de mal.
D’autres M. P. regimbent plus directement encore contre des électeurs qui commencent à croire qu’ils ont droit de donner des ordres à ceux qu’ils paient. C’est le cas, par exemple, de M. Chas. B. Howard, le député de Sherbrooke, qui s’offense d’une formule impérative dans le télégramme à lui adressé par un groupe considérable de ses électeurs contre la participation à la guerre. Il l’écrit à M. Henri Dubuc, le président de l’assemblée anti-participationniste :
"La seule chose que je trouve un peu curieuse, c’est votre remarque : "ILS ORDONNENT À LEUR DÉPUTÉ." Vous pouvez être certain que je n’accepterai pas d’ordre de personne."
Nous comprenons que M. Howard ait été surpris par cette formule peu traditionnelle dans un pays où l’on a l’habitude de se laisser égorger silencieusement. S’il a cru à une inadvertance dans la rédaction du télégramme, la lettre que lui écrivit M. Dubuc par la suite a pu lui confirmer que quelque chose changeait dans la mentalité populaire :
"Mon cher député,
J’ai reçu votre lettre en date du 7 septembre en réponse au télégramme que je vous ai adressé au nom des 2 000 électeurs réunis au Parc Dufresne.
Je tiens à vous faire remarquer que ce n’est pas uniquement mon opinion personnelle que je vous ai exprimée, mais bien celle de tous les Canadiens-français qui représentent les quatre cinquièmes de la population du comté de Sherbrooke.
J’ai toujours été sous l’impression que l’on doit donner des ordres à ceux que nous payons, et c’est pourquoi, en leur nom, je vous donnais cet ordre. En pays démocratique, si démocratie il y a, vous êtes notre député et non celui d’un parti. On nous a tenus dans l’ignorance trop longtemps à ce sujet. »
Lorsque le député commencera à savoir qu’il y a des électeurs et des électrices pour lui passer leur volonté, les électeurs et les électrices commenceront à avoir un député. D’ici là, c’est comme s’ils n’en avaient pas.
Avez-vous un député dans votre comté ? Regardez autour de vous. Parlez un peu à vos concitoyens. Vous aurez vite trouvé si, oui ou non, la perpétuation du chômage, la continuation de la privation, de la mévente des produits, l’augmentation de la dette et des taxes, la rareté de l’argent, répondent à leurs désirs. Si quelque chose est détraqué dans le système, dans le domaine de l’argent surtout, à qui appartient-il de mettre les rouages en ordre, sinon à votre parlement souverain d’Ottawa ? S’il ne le fait pas, quelle explication en donne votre député ? Mais vous ne savez pas ! Mais il ne vous en parle pas ! Mais vous ne l’avez pas vu depuis que vous l’applaudissiez ou que vous applaudissiez son adversaire il y a quatre ans ? Alors vous n’avez pas de député dans votre comté ; vous avez un homme que vous payez, mais ce n’est pas un employé, c’est un bijou, un caniche de salon, ou tout ce que vous voudrez, mais ce n’est pas votre délégué, votre député. Hâtez-vous d’en avoir un. Faites comme les gens de Sherbrooke, et si le personnage s’insurge, donnez-lui congé aux prochaines élections.