Quel propagandise du Crédit Social ne s'est buté un jour ou l'autre à "l'incrédulité" d'esprits qu'on est convenu d'appeler des intellectuels ? Là où la lumière saute aux yeux de la multitude, eux ne regardent même pas et haussent les épaules avec un superbe dédain.
Des faibles s'y sont laissé prendre et se sont dit : "Après tout, ces gens ont étudié, pas nous ! Donc ils ont raison et nous sommes des naïfs !" Ajoutons immédiatement que le nombre de ces faibles diminue. On finit bien par croire qu'on a un peu de jugement, assez pour comprendre que cinq est plus grand que quatre, qu'une piastre qui doit grossir toute seule, sous peine de voir râfler des valeurs bien gagnées, est une piastre mal née, quoi qu'en disent ceux qui sortent des universités.
D'autres nous écrivent et nous pressent de nous adresser aux grands du jour, aux hommes considérés dans la politique, afin d'aller plus vite et de réussir plus tôt.
Endurcis — par l'expérience peut-être — nous ne faisons pas un pas pour aller mendier l'attention des phares de la nation. D'ailleurs, nous ne parlons point dans le secret, nous écrivons pour tout le monde : qu'ils se dérangent et qu'ils voient, si le cœur leur en dit !
Cela nous rappelle qu'au mois de juin 1939, quelqu'un nous abordait avec l'air de nous annoncer un grand événement :
— M. Z. de Montréal, nous dit-il, est allé avec M. Blackmore rencontrer le maire Camillien Houde. Ils ont causé pendant deux heures. Camillien Houde s'est montré très intéressé.
— Puis ?
— Mais est-ce que ce n'est pas une grande victoire ? Social Credit is coming !
Nous restions froid, et pour peu l'interlocuteur nous aurait lancé : M. Z. a fait plus par là que vous et tous les vôtres en trois ans !
À Dieu plût ! Mais nous nous demandons encore combien de gens de Montréal ou de la province cette entrevue de John Blackmore et de Camillien Houde a gagnés au Crédit Social.
Fascination de la grandeur ! Lâcheté, aussi, qui fait qu'on somnole doucement, dans l'espoir qu'un citoyen de renom viendra sauver son peuple. On épie la moindre marque de condescendance de ceux que les succès politiques ont déjà auréolés : Le sauveur est là ! Non, il est ici ! N'est-ce point plutôt cet autre ? Oyez ce qu'il dit, et c'est un homme haut placé !
Et pendant qu'on attend un renard plus honnête que le dernier, les boucs restent dans le trou, saturés d'exhortations à la patience !
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En ces jours de Noël, on ferait bien d'aller prendre des leçons là où toute grandeur mondaine fut déjouée.
Un Sauveur venait, pour le monde entier, pour tous les royaumes, toutes les tribus, toutes les générations. Et ce Sauveur, ne le cherchez pas dans les palais, ni parmi les législateurs du jour. Oh ! non, il est dans une étable. Et les premiers appelés, les premiers auxquels le Sauveur apporte le grand message de la délivrance, ce sont de pauvres bergers, des gens qui n'ont point de lettres, point de diplômes !
Il grandira, et il gardera les mêmes manières. Après une vie cachée sans éclat, il sort tout d'un coup en public, sans se joindre à aucun des partis du jour, et le voilà qui va aux pauvres ; pas aux financiers habiles, mais aux pêcheurs de poissons ; pas aux docteurs de la synagogue, mais aux ignorants des villages et des campagnes.
Ses miracles temporels, il les fait dans des secteurs bien terrestres : de l'eau devient du vin, des malades guérissent, des paralytiques marchent, des morts ressuscitent. Les Pharisiens, les purs, ceux qui affectent de mépriser le terre-à-terre, lui demandent quelque chose de plus élevé, de moins matériel : un signe dans le ciel ! Le Maître les renvoie à la baleine de Jonas. D'ailleurs, même sa résurrection ne les gagnera point : l'esprit de parti et de secte barre la porte à la vérité.
Les diplômés viennent lui poser d'astucieuses questions. Il leur répond par une autre question et ne perd pas son temps à leur faire une conférence.
De temps en temps, outré par le mal que leur prestige consolide au détriment des pauvres qui souffrent, il leur adresse la parole, mais pas pour les aduler, pas pour leur offrir des compliments, comme les grands de notre époque excellent à le faire entre eux. "Malheur à vous, leur crie-t-il. Malheur à vous, hypocrites, sépulcres blanchis, voleurs des veuves et des orphelins, qui promenez des textes sacrés sur votre front avec la turpitude dans votre cœur ! Vous vous faites décerner des honneurs, mais vos œuvres sont pourries !"
Pour les pauvres et les ignorants, le Maître se dérange ; il se fatigue, il va d'une place à l'autre, bien loin, jusque dans le désert, jusqu'au pays de Tyr et de Sidon. Mais pour les Pharisiens, les Scribes, les savants d'Israël, non. Pour eux, il se dérange lorsqu'il s'agit de les chasser du Temple à coups de fouet.
Non pas qu'il dédaigne ceux qui cherchent la vérité, d'où qu'ils soient. Mais eux, les grands, ils sont riches et en moyens, qu'ils viennent. Et c'est ainsi qu'il reçoit et instruit Nicodème qui, par respect humain, pour ne pas se compromettre devant ceux de sa clique, vient trouver Jésus dans la nuit. Ajoutons, pour la consolation des intellectuels, que Nicodème est gagné et que, le soir du Vendredi-Saint, il n'aura pas peur d'affronter les autorités pour réclamer et embaumer le corps de Jésus.
Les apôtres ne surent point tout de suite adopter l'esprit de leur maître : et combien de fois ne lui suggérèrent-ils pas de monter à Jérusalem, de faire éclater sa puissance devant les grands et de s'emparer du pouvoir !
S'emparer du pouvoir ! Combien, aujourd'hui encore, ne voient de salut que là et ne bougent que pour cela ! Et s'ils manquent leur coup, ils jugent tout perdu. Ils n'ont pas encore compris que changer le gouvernement est secondaire ; que changer le public, l'instruire, l'élever est l'essentiel.
Voyez, par exemple, dans la province de Québec, ceux qui composèrent le groupe de l'Action Libérale Nationale ; qui sortirent pour gagner l'électorat ; qui, après chaque échec, après le dernier surtout, en déduisent qu'ils sont dispensés d'agir, puisque le peuple ne veut pas leur confier le pouvoir. Que font-ils aujourd'hui ? L'un d'eux disait récemment : J'ai perdu mon dernier espoir le 25 octobre 1939. J'aurais eu un bel avenir dans le groupe de Paul Gouin. C'est fini !
Il va falloir plus de détachement de soi-même, plus d'abnégation et plus de vision pour opérer quelque chose de réel et de durable. Des changements de gouvernements, on n'en a pas manqué. Mais des changements dans la masse, c'est encore à faire.
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N'est-ce pas une forme d'égoïsme, que ce découragement en face d'un insuccès ? On dirait parfois que certains hommes d'action s'imaginent que le monde va finir avec eux ; s'ils n'entrevoient pas de leur vivant la réalisation de leur idéal, ils ne s'arrêtent qu'à une solution : tout abandonner.
Un peu de recueillement, pour se replacer en face de la vraie fin de l'ordre politique et pour se demander si, au lieu de suivre les sentiers battus, les manières consacrées par les politiciens de partis, il ne vaut pas mieux chercher des moyens nouveaux, conduirait sans doute à une tout autre conclusion.
Saint Paul lui-même donna dans le panneau, au moins en une occasion, mais il ne s'y attarda pas : il changea simplement de direction.
Nous voulons faire allusion à son fameux discours à Athènes. Athènes, ville de science, de philosophie, d'arts. Paul voulait convertir les Athéniens. Il brûlait de zèle et cherchait le moyen de gagner vite la population.
Il crut qu'en convainquant les intellectuels, les politiciens, les grands qui menaient la ville, il aurait tous les Athéniens.
Paul se rendit donc à l'Aéropage et commença adroitement son discours en appelant les Athéniens le peuple le plus religieux de la terre. Il était éloquent, on aimait l'éloquence et on l'écouta. Mais lorsqu'il vint à parler de résurrection des morts, ce fut la pierre d'achoppement, tout comme lorsque les créditistes parlent dividende en certains endroits. Les Aéropagites dirent à Paul : "La résurrection des morts ! Quelle utopie ! Tu es mieux d'arrêter là, on t'entendra une autre fois !" Et on le congédia avec toute la courtoisie apparente que savent garder les grands, même quand ils assassinent des cœurs.
Paul fit bien quelques disciples en cette occasion, entre autres saint Denis. Mais ce ne fut pas le succès qu'il avait prévu, bien au contraire.
Se tint-il pour battu ? Non ; il cessa seulement de croire à cette manière de convertir un peuple.
Il alla aux pauvres, aux esclaves, et fit merveille. Les autres apôtres aussi. Ils n'attendirent pas Constantin. Et il n'y aurait pas eu de Constantins sans trois siècles de travail préalable dans la grande masse des gens simples.
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Nous savons que ces rapprochements vont brûler certaines peaux, scandaliser extérieurement certains bourgeois qui ont pris un bon déjeuner ce matin, un copieux dîner ce midi, qui auront leur plantureux souper ce soir, coucheront dans un bon lit et sont assurés des trois repas de demain et d'après-demain. Nos propos vont surtout aigrir ceux qui se croient visés parce que, comme les Pharisiens et les Scribes d'il y a dix-neuf siècles, ils affichent leur science et leur supériorité, tout en pactisant au moins tacitement avec la combine politico-financière qui exploite la grande foule.
Mais la conclusion se tire d'elle-même. À qui aller ? Les créditistes le savent mieux que jamais.