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La politique – Corporatisme et démocratie

Louis Even le jeudi, 01 mai 1941. Dans Corporatisme, La politique

M. Jean-Charles Harvey a terminé dans Le Jour une série de 18 articles sur le corporatisme. Du moins, il dit que c'est du corporatisme qu'il écrit. La série s'intitulait d'abord : Une nouvelle lubie, le corporatisme. À la fin : Que faut-il penser du corporatisme ?

Voici comment débute le dix-huitième et dernier article :

"Nous avons amplement démontré que le corporatisme, prêché par les éléments antidémocratiques de cette province, soutenu par une caste désireuse de mettre le peuple en tutelle, afin de mieux garder ses privilèges inouïs, représenté par des sectaires et des doctrinaires qui ont intérêt à combattre la liberté individuelle, est absolument inacceptable. Pour le Canada français, ce serait une calamité."

L'auteur s'est peut-être démontré tout cela amplement à lui-même, pas au lecteur. Ce qui est intéressant, toutefois, c'est d'apprendre que les prédicateurs du corporatisme, à commencer par le pape, à continuer par les évêques et les curés, puis par des laïques sérieux — que tous ces gens-là sont des esprits antidémocratiques, des sectaires et des doctrinaires intéressés.

Un peu plus loin, M. Harvey juge que l'enseignement philosophique donné dans la province de Québec (est-ce parce que cet enseignement est catholique ?) bat en brèche la liberté de pensée, de croyance, de conscience, d'association.

Il fallait qu'il dise tout cela, et nous croyons bien que ni le prestige du pape, ni celui des évêques, ni celui de notre philosophie catholique n'en sera entamé.

Démocratie

Mais M. Harvey parle aussi démocratie. À la faveur de la guerre, de la guerre des démocraties contre les totalitaires, il trouve qu'un bon moyen de discréditer le corporatisme, c'est de le confondre avec les dictatures et de revendiquer les droits de la démocratie CONTRE le corporatisme :

"La propagande venue de pays de tradition autocratique, entre autres l'Allemagne, l'Italie, la Russie et même l'Espagne de Franco, a répandu sur tous les continents son cri antidémocratique et antilibéral. Depuis des années, cette semence empoisonnée a été jetée chez nous par une multitude d'agents à la solde de l'étranger. Nombre d'âmes simples s'y sont laissé prendre."

Qu'est-ce que l'Allemagne, la Russie et la propagande communiste ou raciste ont à faire avec le corporatisme ?

Sa conclusion, monsieur Harvey la résume ainsi :

"Aux yeux de tous ceux qui pensent et savent penser avec sincérité et désintéressement, le régime démocratique est, de tous les régimes connus, le plus juste, le plus avancé, le moins imparfait que l'on connaisse. C'est lui qui a produit dans le monde les résultats les meilleurs, et c'est encore lui qui, dans l'avenir, sauvera la société et le bonheur de l'individu."

Donc, M. Harvey ne veut pas du corporatisme parce qu'il aime la démocratie.

La démocratie, la véritable démocratie, selon nous, c'est le gouvernement du peuple pour le peuple. Car si le gouvernement est contre le peuple, peu importe qui choisit le gouvernement c'est de l'oppression. Si le gouvernement administre pour le peuple, s'il sert bien le peuple, peu importe comment le gouvernement est choisi, c'est du service.

Et M. Harvey croit-il que la démocratie, le service du peuple, n'est né qu'avec le suffrage universel ? Croit-il les individus bien représentés lorsque leurs intérêts fonctionnels sont ignorés et qu'on ne considère que leur situation dans l'espace ?

Représentation et élection

Comme d'autres, le directeur du Jour confond sans doute représentation avec élection. Il y a pourtant une marge. Il nous semble, par exemple, que, sans être élu, le chef de famille représente normalement sa famille. Il nous semble que, de quelque manière qu'ils soient nommés, les supérieurs d'une congrégation religieuse représentent leur congrégation. Il nous semble que, peu importe le mode de leur désignation, les directeurs d'une compagnie représentent cette compagnie. Les généraux représentent une armée, même s'ils ne sont pas élus par les soldats.

Nous pourrions multiplier les exemples. Élection et représentation ne sont point synonymes. L'élection n'est qu'un mode d'arriver à une représentation, mais il y en a d'autres. M. Harvey représente bien Le Jour, sans avoir été élu par les lecteurs du Jour.

De fait, on pourrait se demander si la manière de choisir des représentants dans ce qu'on appelle le gouvernement du pays est bien la meilleure manière d'obtenir une représentation adéquate. Ne faudrait-il pas que nos députés fussent des espèces de surhommes pour représenter véritablement les cultivateurs, les ouvriers, les colons, les journaliers, les rentiers, les avocats, les hommes de science, les journalistes, le clergé d'un comté ?

Est-ce que l'homme ne compte que par la place géographique qu'il occupe ? Est-ce que ses intérêts sont soudés à cette place géographique ? Mais c'est justement ce qu'il y a de moins stable, de moins particulier aujourd'hui. Avec les moyens de transport modernes, on peut être demain à cinq cent milles de la place où l'on couche ce soir.

Ce que l'homme fait, au contraire, son occupation, sa fonction dans la société, le suit partout. Journaliste à Québec autrefois, M. Harvey est encore journaliste à Montréal. Et s'il s'établit en Palestine demain, ce sera toujours, pensons-nous, pour répandre ses lumières autour de lui par sa plume de journaliste. Et à titre de journaliste, il aura des intérêts bien plus vitaux à réclamer ou à protéger dans la réglementation du service des nouvelles, dans le service postal de distribution des journaux, dans la liberté de la presse, que dans les règlements des fromageries, dans le creusage de grands canaux de drainage agricole au Saguenay ou dans l'octroi d'une charte aux chiropraticiens.

Plaignons le pauvre député qui doit parler pour les avocats comme pour les cantonniers, pour les forgerons comme pour les artistes, pour les bouchers comme pour les gardes-malades.

Il est vrai qu'on a aujourd'hui le cerveau collectif qu'on appelle parti. La lutte des partis, la succession des partis au pouvoir constitue d'ailleurs pour plusieurs l'essence de la démocratie, alors que c'en est la perversion.

Protection et liberté

Le corporatisme est infiniment plus démocratique que la poussière d'individus sans protection qui constitue les aggrégations actuelles. La bonne administration n'est pas facilitée par la suppression des autonomies intermédiaires et par la remise à un gouvernement suprême du soin de voir directement au bien de tous les individus. C'est alors, au contraire, qu'on a ou la négligence ou la dictature. Pour remplacer les juridictions professionnelles, les États modernes sont obligés d'ériger toute une bureaucratie où se casent des amis et où se perdent les réclamations des humbles.

La liberté n'est pas le droit de dévorer le voisin ou le privilège de se laisser manger par lui. La Tour du Pin la définit mieux "le respect de tous les droits, protégé par les lois et garanti par les institutions."

Comment peut-on espérer qu'un gouvernement central, qu'on cherche toujours à éloigner du peuple, va protéger efficacement les droits des individus qui composent la société ? Prenons, par exemple, le premier des droits de l'individu, le droit de vivre ? Qu'est-ce qui protège le droit de vivre d'un ouvrier de la chaussure qu'on vient de mettre sur le pavé ? du terrassier qu'on remercie de ses services parce qu'on installe une pelle mécanique ? du mineur du Lac-Noir qu'on prie de rester chez lui parce qu'on n'a pas reçu de commandes de New-York ?

Opposer la démocratie au corporatisme ! Est-ce que la démocratie consiste dans une société désorganisée, dans une société qui n'est plus un corps avec des organes, mais une juxtaposition d'atomes depuis le bout des orteils jusqu'au sommet de la tête ? Ni membres, ni estomac, ni poumons, ni cœur, ni cerveau, mais, au-dessus du tas, quelques atomes élus par les autres atomes pour essayer de faire marcher ce chaos.

Autrefois

Pour faire voir que le sens démocratique n'est pas un article contemporain, nous citons quelques passages de la plaquette de G. de Pascal  : Le régime corporatif du passé :

"À la base, le village agricole, groupement de familles rurales, était une démocratie, mais non pas au sens des théoriciens modernes qui proclament l'égalité des droits sans pouvoir réaliser l'égalité des conditions... L'unité n'était pas l'individu, mais le foyer. La propriété collective était largement constituée ; chaque famille avait, en dehors de son enclos, un droit sur la propriété commune. À la tête du groupe, des gérants, des administrateurs élus, agissant sous le contrôle de l'assemblée des villageois, dont ils tenaient le pouvoir.

"Avec son administration politique, le village avait sa justice et, comme l'administration, la justice résidait dans l'assemblée des habitants. Tantôt, celle-ci jugeait elle-même ; tantôt, elle déléguait le pouvoir judiciaire à des jurés, à des jugeurs, qui exerçaient leur pouvoir en présence de tous.

"Un grand esprit de solidarité et de fraternité unissait les communautés. Cet esprit se traduisait dans les usages touchants d'une généreuse hospitalité. Le village était vraiment une société de secours mutuels. À la famille incombait naturellement d'abord l'obligation d'entretenir les parents pauvres, de recueillir et d'élever leurs enfants ; mais à défaut de la famile, la société intervenait et nourrissait ses indigents.

"Avec ses pouvoirs, son administration, sa justice, son patrimoine, la société rurale ainsi constituée formait un organisme complet d'une saisissante originalité. Les paysans avaient pour la liberté vraie un respect profond que n'ont pas, en dépit de leurs belles phrases, nos rhéteurs parlementaires. Ils s'attachaient, dans les décisions communes, à des règles de bon sens, non de comptabilité bureaucratique ; ils pesaient les voix au lieu de les additionner, et, pour eux, la majorité ne décidait que si elle était prépondérante, sérieuse, indiscutable."

Dans le régime corporatif, il y avait représentation, du haut en bas de l'échelle, et représentation bien plus proche des représentés. Au lieu de loups, c'étaient des hommes. Au lieu d'une cohue, c'était un corps social, pas artificiel, mais formé naturellement.

"Ce corps social ne se composait que de collectivités. La loi politique n'avait pas à les créer ; elle les trouvait à l'état d'organismes vivants, et elle reconnaissait leur existence de fait. C'était uniquement comme membre d'une corporation que le citoyen était un être politique... Comme il n'existait pas d'individualités isolées, et que toute la vie était collective, le droit politique n'était refusé à personne."

"En Espagne, dès le douzième siècle, les représentants des villes siègent au Parlement. Les affaires les plus importantes leur étaient soumises ; aucune loi ne pouvait être promulguée ou abrogée sans le consentement des ordres ou brazos ; aucune taxe ne pouvait être imposée sans leur approbation, et ils réclamaient le droit de surveiller l'emploi des services publics."

Cela se passait bien avant les écrits de Jean-Jacques Rousseau sur la démocratie, sur l'autorité des majorités, et bien avant les actes de foi en la démocratie de M. Jean-Charles Harvey.

Louis Even

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