Voici copie d'une lettre-circulaire adressée le 22 avril, par M. Alphonse Savoie, secrétaire de la Commission de l'Industrie Laitière de la province de Québec, aux distributeurs de lait de la province :
Cher monsieur,
Il est venu à la connaissance de la Commission de l'Industrie Laitière que des laitiers ou des distributeurs de produits laitiers acceptent en paiement de leur lait des coupons d'une soi-disant "Association Créditiste", chaque coupon donnant droit à une réduction de 5 pour cent sur le prix d'achat.
La Commission de l'Industrie Laitière m'a chargé de vous avertir que ce genre de procédé est absolument contraire à ses ordonnances, en ce sens qu'il constitue un moyen détourné de réduire le prix au-dessous du niveau fixé pour les différents marchés de la province de Québec.
J'attire en conséquence votre attention sur l'article 23-C de la Loi des Produits Laitiers, (article 28 des Statuts de 1941).
Escomptant que vous ne nous mettrez pas dans l'obligation de sévir contre vous, je demeure,
Votre tout dévoué,
Alphonse SAVOIE, Secrétaire.
Qu'est-ce que Monsieur Savoie connaît au juste de cette "soi-disant Association Créditiste ?" Quel est le mobile qui pousse la Commission à menacer les laitiers de sévir contre eux s'ils acceptent ce que son secrétaire appelle les "coupons" de l'Association Créditiste ? C'est M. Savoie et la Commission qui peuvent répondre à ces questions.
Des laitiers font partie de l'Association Créditiste, et ils en ont parfaitement le droit, tout comme ils ont le droit d'être membres d'un club de baseball, qu'ils aient ou n'aient pas de lait à offrir. Quant à la manière, pour les laitiers, de traiter avec leurs clients co-associés sans s'attirer les foudres de la Commission, nous les croyons suffisamment avertis, nous voyons à ce qu'ils le soient.
Mais la circulaire de M. Lavoie suscite quelques commentaires intéressants.
Les ordres de transferts de l'Association Créditiste ne sont point du tout un moyen détourné de réduire le prix du lait ou d'autre marchandise, mais un moyen proclamé d'augmenter la consommation du lait et d'autres produits.
Comment la Commission de l'Industrie Laitière peut-elle conclure à une tentative de réduction du prix du lait ?
Monsieur Duclos achète de son laitier, en une semaine, 20 pintes de lait à 10 sous la pinte, cela fait $2.00. Si Monsieur Duclos passe à son laitier, en paiement, un gallon de sirop d'érable évalué à $2.00, le prix du lait est-il abaissé ?
Si, au lieu de passer à son laitier le gallon de sirop, Monsieur Duclos lui donne un billet lui permettant d'obtenir un gallon de sirop d'érable, le prix du lait est-il abaissé ?
Mon laitier me vend pour $5.00 de lait. Je lui donne cinq billets de banque d'un dollar chacun. Il est payé, les cinq billets lui permettant d'acheter pour $5.00 de marchandises.
Mais voici que mon laitier et moi sommes tous les deux membres d'une association d'hommes intelligents. Par convention, au lieu de cinq billets d'un dollar, je lui donne quatre billets d'un dollar, trois pièces de 25 sous et un transfert lui permettant d'obtenir à ma place 25 sous de certaines marchandises qui lui conviennent. Le laitier peut, avec cela, se procurer : $4.00 + $0.75 + $0.25 = $5.00 de marchandises — exactement comme dans le premier cas. En quoi le prix du lait est-il diminué ?
Répétons aussi que, grâce au transfert en usage dans l'Association Créditiste, la famille qui achetait pour $5.00 de lait pourra, si elle veut, en acheter pour $5.25. Le laitier qui recevait $5.00 en billets de banque pour 25 pintes de lait continuerait alors de recevoir $5.00 en billets de banque ; mais pour les deux pintes et demie de plus, il recevrait de son client, au lieu d'un vingt-cinq sous en métal, un billet lui permettant de se procurer 25 sous de marchandises : n'est-ce pas le but de tout argent sain ?
L'accusation la plus courante lancée contre le Crédit Social par les banquiers et par les tenants de l'orthodoxie, c'est que le Crédit Social mènerait infailliblement à l'inflation. Le Crédit Social, disent-ils, perdrait la valeur de l'argent et ferait monter les prix, exactement comme en Allemagne en 1923.
Or, voici que la première expérience conforme aux principes du Crédit Social fait crier que c'est un moyen d'abaisser les prix !
Monsieur Savoie, ou ses maîtres de la Commission de l'Industrie Laitière, devraient aller discuter de la chose avec M. Beaudry-Leman. Le dialogue des experts serait intéressant :
LEMAN. — Le Crédit Social est de l'inflation pure et simple. Il ferait monter les prix à des niveaux astronomiques.
SAVOIE. — Le Crédit Social est un moyen détourné d'abaisser les prix.
De quoi amuser la galerie créditiste et même la non-créditiste. Les lecteurs de VERS DEMAIN, eux, savent que le Crédit Social est simplement le moyen de mettre plus de choses dans les maisons, même du lait. C'est le contraire du système qui immobilise les bons produits dans les magasins, dans les entrepôts ou dans le néant pendant qu'on chôme et qu'on se prive.
On serait porté à croire que, dans le domaine de la production et de la distribution du lait, toutes les activités et les réglementations humaines doivent viser à fournir du lait, du bon lait, beaucoup de bon lait, avec le minimum d'obstacles, aux consommateurs qui en ont besoin. N'est-ce pas le but logique de toute activité écoitomique digne du nom ?
Mais voyez la belle philosophie des commissions greffées sur un système détraqué. Qu'un ouvrier à petit salaire, ému de compassion pour un voisin plus pauvre que lui, passe à ce voisin une pinte de lait sans rien exiger en retour, on n'a que des compliments pour cet ouvrier charitable, et c'est juste. Mais qu'un laitier fasse pareil cadeau à un client pauvre, c'est un crime digne de châtiment. S'il a trop de lait dans sa voiture, il lui est parfaitement loisible d'en jeter des gallons à l'égoût, personne ne lui dira rien. Mais s'il a le malheur d'en donner gratuitement un demiard à l'un de ses clients, la Commission va mettre la loi à ses trousses : sévir, dit la circulaire, et le laitier sait ce que cela signifie.
Mais peut-on attendre le respect du consommateur d'un régime où ceux qui contrôlent l'argent et le crédit tiennent nos vies entre leurs mains, à tel point que nul ne peut plus respirer sans leur permission ?
Quant à la protection que la Commission fournit aux producteurs et distributeurs de lait eux‑mêmes, n'étant point du nombre, nous ne pouvons guère en parler en connaissance de cause. Tout de même, il nous serait très agréable de savoir si la Commission donne plus de satisfaction aux gros intérêts comme la Laiterie Laval, ou aux simples producteurs indépendants, par exemple ceux d'Ancienne-Lorette. Des malins nous font remarquer que le président de la Laiterie Laval siège au bureau de direction de la Commission et que, par un hasard de naissance conjugué avec un accident politique, le même président est frère d'un ministre du cabinet provincial. Mais la politique est si propre que cela ne peut que sanctifier les décisions de la Commission.
Et voici justement que les Commissaires de l'Industrie Laitière descendent de leur Sinaï avec des commandements nouveaux. La "Gazette" du 4 mai nous en donne la substance, à défaut du texte exact.
D'après les nouveaux règlements, les laitiers, au moins dans les zones de Québec et de Montréal, devront désormais obtenir un permis de la Commission pour distribuer du lait. À part, évidemment, des licences municipales, provinciales ou fédérales déjà exigibles. Si le distributeur a plusieurs voitures, il lui faudra un permis pour chaque employé. Ces permis, il est vrai, ne coûteront rien, mais ils seront le moyen pour la Commission de maintenir une surveillance serrée et d'exercer un droit de vie et de mort sur le gagne-pain du laitier.
Le laitier qui demandera un permis devra répondre à plusieurs questions et donner les noms de tous ses fournisseurs ; il ne pourra prendre de nouveaux fournisseurs sans la permission de la Commission : excellent moyen de couper les approvisionnements à un distributeur qui ne file pas au gré de la Commission.
Toute personne qui livre du lait ou autres produits laitiers, pour elle-même ou pour un autre distributeur, est tenue de porter sur elle un carnet de livraisons dans lequel devront être inscrits le nom et adresse de chaque client, le volume de chaque livraison, le prix chargé, et le mode de paiement : en argent ou en crédit.
Les laitiers ne doivent pas oublier, non plus, que l'on est à cultiver un régime d'inspections, de délations et de mouchardage. Comme quoi : Tout inspecteur peut, en tout temps, examiner le carnet de livraison, en copier ce qui lui plaît, accompagner le distributeur dans sa ronde et même prendre place dans son véhicule.
Remarquable personnage, le laitier moderne : du lait dans sa voiture, un code de règlements dans sa poche, un gendarme à ses côtés. Si, avec cela, il ne fait pas son salut...
Accusation vivante contre notre civilisation dégradée, ces centaines de mille individus qui erraient, sans revenus, sans sécurité pour le lendemain, pendant les années de paix. Vient la guerre, et ces mêmes individus trouvent de quoi vivre. Qui les blâmera de craindre intérieurement les incertitudes économiques de la paix ?" (D. Mirror, édition du 30 septembre).