Mais quelle serait l'attitude du Crédit Social vis-à-vis de la dette publique ? Les créditistes veulent-ils répudier la dette publique actuelle ? Sinon, comment fera-t-on pour la payer, puisqu'elle est impayable de par la manière même dont elle est faite ? Est-il juste aussi de payer une dette à des gens, comme les banquiers, qui ne se sont privés de rien en achetant les obligations (débentures) du gouvernement ? D'autre part, si on la répudie, est-il juste de priver les particuliers qui, eux, ont employé leurs épargnes, bien gagnées, à l'achat de débentures soit directement, soit par l'intermédiaire des banques ?
La première chose que fera un régime monétaire créditiste vis-à-vis de la dette publique, ce sera d'arrêter de bâtir des dettes. Payer en allant. Dès lors qu'on est capable d'exécuter, une chose, on est capable de la payer dans un système où les moyens de paiement sont en rapport avec les moyens de production.
C'est ce que comprennent ceux qui, en Angleterre, en Australie, en Nouvelle-Zélande, comme au Canada, demandent de faire immédiatement les changements voulus dans le système financier actuel, pour financer la guerre sans endetter le peuple. La guerre finie, tout ce qui a été nécessaire pour la conduire a été exécuté : pourquoi, après cela, la payer à des particuliers ?
Cela ne veut pas dire que le gouvernement doive faire et employer de l'argent nouveau pour financer la chose publique. Le Crédit Social ne reconnaît au gouvernement que la décision du volume d'argent, mais non pas la propriété de l'argent. L'argent nouveau est, logiquement, et doit être en réalité la propriété du public, chacun sa part.
Mais s'il y a dans un pays tout ce qu'il faut pour fournir une certaine quantité de biens privés et en même temps une certaine quantité de biens publics, le bon sens exige que ce même pays ait les moyens de payer et les biens privés et les biens publics.
Le gouvernement doit donc voir à ce qu'un volume suffisant d'argent soit mis en circulation pour financer les deux.
Il émet cet argent entre les mains des citoyens. Puis, par l'impôt, il prélève, à mesure des besoins, ce qu'il faut pour payer les dépenses publiques. Remarquons qu'il en faudra beaucoup moins, sans diminuer les services, lorsqu'il n'y aura plus de détournement vers les faiseurs d'argent. Ce sera un circuit d'argent, remettant en circulation par le service public TOUT l'argent prélevé par l'impôt.
L'impôt reste le moyen normal de financer le trésor public. Services profitant à tous, c'est le peuple qui paie. Mais ceux qui retirent plus d'avantage de la société doivent verser plus à la chose sociale. L'impôt graduel, d'après le revenu — les charges familiales étant considérées — reste le plus conforme avec la justice distributive. D'une main, le gouvernement donne à tous une part égale de l'argent nouveau devenu nécessaire pour le développement du pays ; de l'autre main, il en retire, au prorata des fortunes, ce qu'il faut pour ce qui concerne le service social.
La doctrine du Crédit Social ne répudie pas la dette existante. Ce ne serait guère recommandable de léser de justes intérêts pour opérer une réforme.
Mais les créditistes font certainement une distinction entre la dette signifiant l'épargne prêtée à l'État, et la dette signifiant le trait de plume qui engraisse gratuitement l'exploiteur en asservissant l'État.
Quelle proportion de la dette publique est détenue par les banques en retour de leur trait de plume ? Les banquiers nous disent 18 pour cent.
D'après M. Douglas, américain, qui fut directeur du budget à Washington, avant d'être pour quelque temps principal du MacGill à Montréal, les banques, aux États-Unis, possèdent au moins 53 pour cent des débentures du gouvernement.
Le 18 pour cent avoué par nos banquiers est probablement en dessous de la marque. Il y a des moyens de disposer des débentures tout en les laissant dans l'orbite des banques. Les banques sont faites d'hommes, et ces hommes peuvent devenir obligataires en achetant les débentures justement avec la part de dividende qui leur revient du commerce des débentures, de l'intérêt sur les traits de plume. C'est un peu comme les monopoles greffés sur les banques, grâce aux mêmes sources généreuses de revenus.
Quoi qu'il en soit, il nous semble qu'un gouvernement qui veut changer de régime monétaire devrait prier les obligataires de faire valoir leurs titres. Toutes les fois que l'acquéreur aurait véritablement acheté sa débenture, il devrait continuer d'en toucher régulièrement l'intérêt jusqu'à échéance. Toutes les fois que le porteur d'obligation n'en serait le propriétaire que par le magique trait de plume, un autre trait de plume annulerait immédiatement cette valeur.
Du coup, on déchargerait la dette publique d'une portion importante de son fardeau. L'intérêt en serait allégé d'autant.
Pour ce qui est des obligations entre les mains des épargnants, les seules à reconnaître, l'intérêt serait servi fidèlement. Mais elles ont une échéance. Les échéances ne viennent pas toutes en même temps. Les obligations en cours le sont depuis des périodes diverses et émises pour des longueurs de termes variées. Tous les ans, plusieurs fois par an, des lots d'obligations atteignent leur maturité.
Sous le régime actuel, où le gouvernement est pauvre et impuissant, ces obligations sont simplement renouvelées, "converties" autant que possibles en d'autres portant des intérêts un peu moins élevés.
Sous un régime créditiste, on rembourserait pleinement aux obligataires la valeur nominale de leur obligation. Où prendre l'argent ? Une simple ouverture de crédit, d'argent de chiffres, dans le livre du crédit national.
Vous avez en main deux obligations de mille dollars. L'échéance arrive. Vous les rendez au gouvernement qui vous inscrit un crédit de $2,000. Il n'aura plus à vous payer d'intérêt. Votre contrat avec le gouvernement est fini.
De ce $2,000 dont vous vous étiez départi et qui vous revient, vous ferez ce que voudrez. Si vous l'employez en achats, vous le remettez dans la grande circulation. Cela fera autant d'argent de plus par vos mains, autant de moins à faire sous forme de dividendes à tous. Si vous le placez dans l'industrie, l'augmentation de production justifiera l'augmentation d'argent remis en circulation par vous ; elle pourra même être assez forte pour nécessiter un surcroît additionnel d'argent par les dividendes à tous. Si vous le laissez dormir, il n'aura aucune portée sur le volume de l'argent en circulation, et celui-ci continuera d'être normalement mis au niveau nécessaire par l'office national de crédit, selon la méthode créditiste.
Ce qui veut dire que le gouvernement fera, lors de l'expiration de la débenture, ce qu'il aurait dû faire au commencement : une création d'argent nouveau pour répondre aux besoins du développement du pays.
Chaque année, le montant des obligations en cours, réclamant intérêt, ira en diminuant ; l'intérêt sur la dette publique ira donc en diminuant, déchargeant le contribuable d'autant ou permettant une augmentation correspondante de services sociaux.
À mesure aussi que diminueront les charges publiques créés par l'intérêt annuel et les remboursements à terme, il restera plus de disponibilités pour les émissions de dividendes aux citoyens.
Et voilà comment la dette publique, impayable sous le régime actuel, le devient sous un régime créditiste. Mais celui-ci se gardera bien de la renouveler, car il a comme objectif non le bien de quelques privilégiés, mais le bien commun, le bien de TOUS et de CHACUN.
Cela semble assez clair et tout à fait possible en ce qui concerne la dette intérieure, représentée par des obligations détenues par des Canadiens. Ils accepteront volontiers l'argent légal du pays, honoré par la production du pays, aussi bon donc que de l'or en tant qu'il leur donne droit à n'importe quoi dans le pays.
Mais peut-on payer, en crédit canadien, des détenteurs anglais, hollandais, français, etc., d'obligations canadiennes ?
On peut les payer simplement en devises de leur propre pays. Quiconque connaît le mécanisme des échanges internationaux sait que de nombreuses lettres de change ou traites sur divers pays sont constamment jetées sur le marché pour le paiement des marchandises entre divers pays.
Nous expliquerons ce mécanisme à nos lecteurs dans un article spécial. Pour aujourd'hui, disons simplement qu'il existe sur le marché international des lettres de change tirées sur Montréal, sur Londres, sur Paris, sur Amsterdam, sur New-York, etc. C'est-à-dire des ordres de payer, en monnaie des pays respectifs, des marchandises achetées par des importateurs canadiens, anglais, français, hollandais, américains, etc.
Supposons maintenant que le gouvernement canadien veut s'acquitter d'une dette de $10,000 à un obligataire d'Orléans, en France. Il n'a qu'à acheter sur le marché du change des traites tirées sur Paris par des vendeurs canadiens, pour un montant total de $10,000. l'équivalent disons de 50,000 francs français, et payer son obligation à son créancier d'Orléans en endossant ces lettres de change en sa faveur. Et le gouvernement, s'il est créditiste, paie les lettres de change en ouvrant aux vendeurs canadiens un crédit de $10,000 sur lequel ils peuvent tirer à leur aise.
Concrétisons par un exemple, en simplifiant autant que possible pour mieux faire saisir.
Une obligation canadienne de $10,000 est détenue par M. Albert de Grandmaison, Orléans (France). D'autre part, une compagnie exploitant l'élévateur de Flannystelle (Manitoba) a vendu pour $10,000 de blé à la minoterie française Moulinard et Frères, Meudon (France).
La compagnie de Flannystelle a fait tirer par sa banque une traite (lettre de change) de $10,000. sur Moulinard et Frères, payable à Paris en 50,000 francs français.
Le gouvernement canadien achète cette traite, l'endosse et la passe à son créancier de Grandmaison, à Orléans. Pour payer la traite, il ouvre un crédit de $10,000 à la compagnie de Flannystelle.
Le résultat est le suivant : la compagnie de Flannystelle sera payée en dollars canadiens, faits par le gouvernement pour l'extinction d'une débenture. Le créancier d'Orléans, M. de Grandmaison, sera payé en francs français fournis par la minoterie Moulinard et Frères de Meudon.
Le commerce aura été fait comme d'habitude, et le gouvernement aura acquitté son obligation extérieure d'une manière tout à fait satisfaisante pour son créancier, celui-ci étant revenu en possession des francs dont il s'était départi pour acheter une obligation canadienne.
L'argent canadien sera augmenté de $10,000, exactement comme si le gouvernement remboursait simplement des obligations à des créanciers domestiques. Le résultat sur l'argent du pays est exactement le même que dans le cas analysé ci-dessus pour la liquidation de la dette intérieure.
Dans l'un et l'autre cas, cela revient à payer la dette publique au moyen de droits sur la production canadienne passés aux obligataires, que ceux-ci résident au Canada ou à l'étranger. Si M. Grandmaison d'Orléans reçoit des droits sur la production française, comme il préfère, les droits correspondants sur la production canadienne ont été passés, par l'entremise d'un autre français, Moulinard et Frères, à un consommateur canadien, la compagnie de Flannystelle, qui est à même de s'en servir.
La dette à M. de Grandmaison a été payée, en définitive, par la production de $10,000 de blé. Et les producteurs de ce blé sont récompensés du service ainsi rendu à leur pays en recevant de leur gouvernement le droit à $10,000 d'autre production canadienne à leur gré.
Pris dans son ensemble, le problème revient à s'acquitter de sa dette en produits. Or le Canada est certainement capable d'augmenter suffisamment sa production pour payer graduellement sa dette. Voilà le résultat d'un système où l'argent est réglé d'après la production, et non plus la production d'après l'argent. Simple redressement d'un désordre.
Louis EVEN