On a longtemps défini l'argent un instrument d'échange. C'est un instrument d'échange, mais ce n'est pas rien que cela. La définition ne convient plus. Il faut l'élargir. Le major Douglas en a fait la remarque et elle est juste.
Selon d'autres, l'argent est une récompense et quiconque ne mérite pas de récompense ne doit pas avoir d'argent. À la suite de Douglas, nous avons, en maints articles, fait foin de cette théorie puisée dans l'Ancien Testament par des puritains et acceptée à l'état de dogme par des esprits étroits.
L'argent, quelle que soit sa provenance, est un titre à la production. L'argent donne un droit. L'absence d'argent prive de ce droit.
Un banquier grossit le compte d'un emprunteur de $100,000. L'emprunteur, sans avoir rien encore à échanger, a tout de même immédiatement le droit sur $100,000 de marchandises, de services.
Un gouvernement n'a rien dans son trésor et ne peut bouger. Il signe une débenture. La banque lui ouvre un compte de $200,000,000. Le gouvernement qui n'avait rien à échanger a immédiatement le droit de tirer pour 200 millions de dollars sur le travail et la capacité de production du pays. Il bouge, il conduit sa guerre.
La même chose arriverait si, par décret, un gouvernement créditiste faisait augmenter les comptes créditeurs de tout le monde de $10. Ce seraient des droits à une production qui attend, et ces droits seraient valables même pour l'enfant, le malade, le vieillard, qui n'ont rien à offrir en échange. Ils seraient valables tant qu'il y a de la production pour y répondre.
Quelle forme revêt ce droit, ce titre à la production ? En quoi consiste l'argent ?
L'argent est un chiffre.
Chiffre sur une pièce ronde de métal.
Chiffre sur un rectangle de papier.
Chiffre dans un livre de banque.
Prenez une pièce de 25 sous. Pourquoi vaut-elle 25 sous ? Pas parce qu'elle est faite en métal coûtant 25 sous : ce n'est pas le cas ; mais parce que sur la pièce est gravée l'inscription "25 cents". Qu'est-ce qu'on regarde sur la pièce, pour savoir combien elle vaut ? On ne s'arrête ni à la couleur, ni au poids, ni à la composition chimique ; on regarde le chiffre.
Prenez un billet de papier-monnaie. Il vaut un dollar s'il porte l'inscription $1.00 ; deux dollars, s'il porte l'inscription $2.00 ; cinq, dix, vingt, cinquante, cent dollars, s'il porte l'inscription $5.00, $10.00, $20.00, $50.00, $100.00. Dans tous les cas, c'est la même surface et la même espèce de papier, le même travail pour le faire. Ce morceau de papier, même s'il vaut $100.00, ne coûte pas trois sous.
Prenez un compte de banque. La dernière ligne au crédit est de l'argent pour la personne désignée en tête du compte. La même plume qui grossit ou diminue un compte de $10.00 peut le grossir ou le diminuer de $100,000, de cent millions, avec la même goutte d'encre, sans y mettre plus de temps.
Dans tous ces cas, métal, papier ou compte, c'est le chiffre qui fait l'argent.
Et ce chiffre indique à combien de produits ou de services le bénéficiaire du chiffre a droit.
Un chiffre de 25 sur une pièce ronde me donne droit, si j'ai la pièce en main, à 25 sous de n'importe quoi d'un bout à l'autre du Canada.
Le chiffre 5 inscrit sur un rectangle de papier imprimé par la Canadian Bank Note Co. Limited me donne droit, si je l'ai en main, à 5 dollars de n'importe quoi d'un bout à l'autre du Canada.
Le nombre 43 inscrit à la dernière ligne de mon compte de banque me donne droit à 43 dollars de n'importe quoi d'un bout à l'autre du Canada.
C'est cela, l'argent, un chiffre.
Chiffre qu'on passe de main à main, de poche à poche, s'il est sur une pièce de métal ou sur un morceau de papier.
Chiffre que le banquier passe de compte à compte, sur commande, s'il est dans un livre de banque.
Dans le premier cas, c'est un chiffre qu'on porte en poche, dont on a la garde, qu'il faut protéger contre les voleurs, contre la perte par distraction, et qu'il faut soi-même placer dans la main ou sur le comptoir d'un autre lorsqu'on veut s'en servir.
Dans le second cas, c'est un chiffre bien en sécurité sous la garde du banquier, qu'on n'a pas à craindre de voir voler ou de perdre en faisant de la gymnastique. Un chiffre qu'on n'a pas la peine de placer dans la main ou sur le comptoir d'un autre, même lorsqu'on s'en sert pour acheter. Le banquier fait l'ouvrage. Vous pouvez acheter à Vancouver, vous n'avez pas la peine d'allonger le bras jusque-là, ni de prendre le train ou l'avion pour y aller déposer votre chiffre ; le banquier va opérer le transfert sur votre ordre.
C'est bien moderne, l'argent de chiffre dans un livre de banque. C'est l'argent idéal.
Imaginez-vous le temps où l'on disait à nos arrière-grand'pères : L'argent, c'est de l'or et rien que de l'or. Lourd à porter, l'or. Et tentant, ce métal brillant, pour un voisin pas trop scrupuleux qui le surprenait dans votre main !
Puis on a eu l'argent de papier. On s'en est défié pour commencer. Mais aujourd'hui, quelqu'un qui a dans sa poche quarante ou quatre-vingts pièces blanches de 25 sous en argent sonnant, se hâte de s'en débarrasser pour un ou deux billets de dix dollars.
Puis on a eu le compte de banque. On s'en est encore défié pour commencer : le banquier va connaître notre fortune !... Aujourd'hui, l'homme d'affaires qui reçoit du métal ou du papier se hâte de s'en défaire. Il le porte au banquier au plus tôt, pour avoir un simple compte de banque.
Hygiénique, le compte de banque. Pas de microbes à craindre, comme en recevant de l'argent de papier qui a passé peut-être par des poches où l'on aurait horreur de mettre la main.
Plus l'argent est chiffre, et rien que chiffre, plus il est parfait. Plus il est véritablement argent, parce que plus il est véritablement et purement un droit à la production, dégagé de toute valeur intrinsèque, ne tirant sa valeur que de l'autorité constituée qui la lui confère.
Pendant que les pauvres serrent précieusement des billets d'un dollar ou des pièces blanches et brunes, les riches n'ont pas besoin d'argent en matière. Ils vont où ils veulent sur la planète et se font servir, en commandant au banquier de vouloir bien passer des chiffres de leur compte dans le compte de celui qui les sert.
Qu'y a-t-il de plus facile à faire qu'un chiffre ? Et qu'y a-t-il de plus facile à ajuster qu'un chiffre ?
On est au 15 juin aujourd'hui, au 16 demain. On écrivait une lettre hier et on datait 15, on écrit aujourd'hui et on date 16. Le chiffre s'ajuste.
L'horloge marque le temps et le chiffre change aussi vite que le temps avance. Ajustable, le chiffre.
Le chiffre s'additionne, se soustrait, se multiplie, se divise, s'élève au carré, au cube, à n'importe quelle puissance, avec une souplesse insurpassable.
On exprime ce qu'on veut en chiffres : des unités, des dizaines, des centaines, des milles, des millions. Placez 4 tout seul, il compte pour quatre ; placez-le à gauche d'un autre chiffre, il compte pour 40 ; à gauche de six chiffres, pour 4 millions.
Écrivez $000,000,000,001, vous exprimez la fortune d'un homme, qui possède le droit à trois ou quatre repas. Écrivez $1,000,000,000, vous exprimez celle d'un milliardaire.
L'argent, le droit aux choses, est un simple chiffre, un simple nombre formé de chiffres. Il est donc facile d'ajuster l'argent aux choses.
Le Canada offre-t-il sept milliards de choses dans une année — il est facile de placer suffisamment de chiffres dans des comptes pour que les Canadiens puissent faire valoir, en tout, des droits sur sept milliards de production.
La production augmente-t-elle, il est facile d'augmenter les comptes, pour que les droits à la production augmentent en même temps.
La production devient tellement abondante qu'il y en a plus qu'il faut pour tout le monde. Il est facile d'écrire un compte créditeur à tout le monde, pour que tout le monde ait au moins quelques droits à cette production, sans causer de tort à personne, puisqu'il y en a plus qu'il en faut pour tout le monde.
Eh bien, le croirait-on si ce n'était un fait à crever les yeux ? Le chiffre, si souple, si obéissant sous la plume d'un écolier, semble se raidir et refuser d'obéir lorsqu'il s'agit d'exprimer des droits à la production faite pour ceux qui en ont besoin.
Ce n'est pas le chiffre, évidemment, qui est rebelle. Mais ceux qui écrivent les chiffres qui donnent droit aux choses en écrivent beaucoup moins qu'il y a de choses.
Manque de chiffres, des êtres humains crèvent. Et les gouvernements qui voient crever le monde refusent de faire des chiffres ; ils renvoient le monde à des gens qui ne veulent pas en faire.
La plume du banquier n'augmente les chiffres qu'en augmentant les dettes. Comme personne n'aime à s'endetter, on évite d'aller demander des chiffres nouveaux au banquier. Disette de chiffres, parce qu'on ne veut pas d'une abondance de dettes.
Pas d'autre plume que celle-là pour faire les chiffres qui sont des droits aux choses ? Pas d'autre. Ce n'est pas sur l'ordre de Dieu qu'il n'y en ait pas d'autre. C'est par règlement fait par nos gouvernements. Des gouvernements que nous payons pour faire des règlements aussi absurdes !
Travaillez, cultivateurs, augmentez votre production ; sortez des biens de la terre. Comme le banquier ne sort pas de chiffres de son encrier au même régime que vous sortez des biens de la terre, vous devrez les donner, ces biens, ou les laisser périr.
Élevez des enfants, braves Canadiennes, faites-les instruire à coup de privations, préparez-les pour la vie. Comme le banquier ne sort pas de chiffres de son encrier au même régime que vous faites des bras et des cerveaux, vos jeunes gens ne pourront vendre leur travail, ils chômeront et vous pleurerez sur des détériorations irréparables.
Allez-y, colons, donnez de nouvelles terres productives au Canada. Comme le banquier ne s'occupe pas de vous lorsque sa plume va de l'encrier au livre de comptes, les chiffres n'augmentent pas au régime des acquisitions que le Canada fait par vos bras vigoureux. Dans un quart de siècle, vous laisserez des hypothèques à vos enfants.
Le chiffre est ajustable. Mais lorsqu'il s'agit d'argent, lorsqu'il s'agit de chiffres donnant droit aux biens, c'est l'homme qu'on ajuste au chiffre. L'homme est là avec sa faim ; le pain est en face ; le chiffre est absent. On ne fera pas le chiffre ; le pain moisira et l'homme disparaîtra.
Voilà ce qu'on appelle finance orthodoxe, monnaie saine. Et voilà ce qu'on voudrait nous faire respecter.
Il est grand temps de chasser les barbares, de donner congé à leurs valets imbéciles et, par le Crédit Social, d'ajuster le chiffre à l'homme et aux choses faites pour l'homme.