Un bon curé du Nord nous passe un numéro de “La Chronique Financière”, publication de Bruno Jeannotte Limitée, de Montréal, et nous demande de lui faire les honneurs du pilori. Il s’agit du numéro du 1er mai 1940, ni pire ni meilleur que les autres, car ils sont tous marqués aux coins de la même ignorance, de la même vision bornée : parti pris ou candeur ?
D’après l’auteur de cette chronique, la crise actuelle est l’aboutissant des salaires trop élevés des ouvriers. Les syndicats ont formé une “aristocratie du prolétariat” qui, en grossissant par rapport au monde des paysans, a rendu ces derniers incapables de tenir.
L’abolition des corporations en France en 1791, eut, dit-il, l’heureux résultat de rendre les grèves impossibles et de maintenir les salaires à un niveau assez bas. Mais l’autorisation des syndicats, en 1884, fut le signal du début de la lutte. Il n’aime guère les chefs de syndicats
“qui n’ont jamais été ou ont cessé depuis longtemps d’être de vrais ouvriers pour n’être, pour la plupart, que des agitateurs professionnels”.
L’Amérique, a échappé assez longtemps aux mauvais effets de l’industrialisation parce que, d’après lui, l’immigration massive élargissait chaque année le marché intérieur et permettait l’absorption de tous les produits. Comme si l’augmentation de la population n’augmentait pas aussi la production. “Le Jour”, de Montréal, donne dans le même panneau.
Vint un moment où les États-Unis eux aussi durent exporter. Ce fut possible tant que d’autres pays demeurèrent arriérés. Mais, malheureusement selon Bruno Jeannotte Limitée, les autres pays ont eux aussi fait du progrès dans leur production et désaxé les marchés mondiaux.
En quoi l’Amérique comme l’Europe souffrent de surplus manufacturés.
Comme quoi le progrès et l’abondance dans toutes les parties du monde créent la privation dans toutes les parties du monde. Pour résoudre le problème, il faudra, dit l’auteur, consentir à se soumettre aux lois économiques et instaurer un ordre nouveau.
Il se garde bien de définir l’un et l’autre. Qu’entend-il par ‘lois économiques’ ? Qui a fait ces lois ? Sont-elles naturelles comme la loi de la pesanteur ? Sont-elles le résultat d’une réglementation édictée par des hommes, comme les lois qui sortent en série de Québec ou d’Ottawa ? Ne sont-elles pas plutôt des phénomènes sociaux résultant des rapports entre les faits et le régime économique qu’on s’est imposé ?
Vous avez de la surproduction de toute sorte — agricole et industrielle : quelle loi économique empêche toutes les familles d’augmenter leur consommation pour absorber une production dont elles sont loin d’avoir assez ?
Écoutez ce raisonnement, inspiré de l’économie de la rareté, comme celui des socialistes :
“Les syndicats, en exigeant pour leurs membres des salaires de plus en plus élevés, sont indirectement mais effectivement responsables du chômage. En augmentant par des procédés souvent discutables la part de gâteau qui revient à leurs adhérents, ils réduisent automatiquement celle des autres ouvriers et créent ainsi le chômage partiel ou total”.
De quel gâteau s’agit-il ? Puisqu’il y a surabondance de tout, pourquoi des réductions dans la part des autres ? Évidemment, c’est de l’argent qu’il parle. L’argent, lui, est très limité, et ce que les uns réclament, les autres ne l’auront pas. Ce qui confère une sorte de justification à son raisonnement comme au raisonnement des socialistes. Mais nulle part, M. Jeannotte dénonce cette pénurie d’argent en face de l’abondance des produits.
D’après lui, les cultivateurs ne peuvent plus nourrir les ouvriers, parce que ceux-ci ont des salaires trop élevés. Depuis quand les cultivateurs se trouvent-ils incapables de produire assez de denrées pour les gens des villes ? Depuis quand les cultivateurs se plaignent-ils que les ouvriers ont trop d’argent ? Ne sont-ils pas contents de trouver des clients solvables, bien solvables ?
M. Jeannotte trouve que personne ne meurt plus de faim ni de froid dans les pays civilisés. Il faudrait que la mort soit instantanée pour la comprendre. La mort lente, par des privations prolongées accompagnées de soucis constants, ce n’est pas perceptible, sans doute.
Par une de ces contradictions nombreuses dans son article, comme dans tous les écrits de ceux qui voudraient marier légitimement l’abondance avec la privation, M. Jeannotte, qui vient de parler des surplus anglais, américains, etc., ajoute qu’on ne sait plus économiser, qu’on veut trop de bas de soie, de radios, d’automobiles. Il voudrait qu’on se prive alors qu’on ne sait où placer les surplus. Voilà où accule l’ignorance de la véritable plaie, qui est une plaie financière.
M. Jeannotte ne veut pas des syndicats, des organisations ouvrières. Il dénonce aussi, et n’a pas absolument tort, l’intervention de l’État dans les questions de salaires.
“Pour que chacun trouve à s’employer, il faut que la répartition de la masse totale des salaires ne soit pas faussée par des interventions syndicalistes ou gouvernementales.”
Par qui donc va-t-elle être réglée ? par le plus fort ? Par la loi du bois ? Par les banques, peut-être, puisque ce sont elles qui limitent le montant à distribuer ?
En bon contemporain, M. Jeannotte parle de l’oppression de l’Allemagne, du retour à l’esclavage, de la loi du vainqueur imposée au vaincu. On sent tout cela ici, sans conquête allemande pourtant : l’esclavage de celui qui n’a rien, la loi du financier vainqueur imposée à tout un peuple vaincu. Mais M. Jeannotte n’a rien vu autour de lui. Comme tous les prédicateurs de son espèce, il jette le blâme sur la conduite morale de l’individu : beau moyen d’échapper aux responsabilités pour ceux qui sont en charge du bien temporel des peuples.
“Le bonheur ne vient pas du confort matériel”.
C’est beau à dire et à écrire quand on en a un certain degré.
Il faut, dit-il, retourner aux habitudes ancestrales, revenir à une vie simple. Il devrait préciser : Fermer les institutions du savoir, interdire les inventions, détruire les machines, supprimer les services sociaux, les aqueducs, les centrales d’éclairage, etc. Ces jeannotteries-là, nous en entendons un peu partout où nous allons dans la province ; mais partout elles proviennent de gens jouissant d’une bonne part de confort moderne et qui seront les derniers à battre la marche dans le retour aux manières de vivre d’autrefois.
Bruno Jeannotte Limitée est de ceux qui écrivent sur les questions financières sans avoir encore compris que la finance doit servir l’homme et non pas l’homme être ajusté au jeu de la finance. Pas l’ombre de critique sur un système qui ne met pas d’argent au monde sans y introduire une dette impayable. Il constate abondance, surabondance même. Par ailleurs, il constate rareté et demande rationnement. Il n’a pas encore assez d’ordre dans ses idées, lui, rédacteur d’une chronique financière, pour distinguer où est l’abondance, où est la rareté ; où est le naturel, où est l’artificiel ; où est l’humain, où est le barbare.
Un abonnement à VERS DEMAIN ferait sans doute un peu de lumière dans le cerveau du critique financier ; mais il paraît que sa part du gâteau est si faible qu’un dollar par année ferait sombrer son budget. Regrettable, parce qu’il est en train de se rendre ridicule partout où sa chronique promène ses jeannotteries, jusqu’en Abitibi.