Cinq familles de cultivateurs ; celles des Durocher, des Grasland, des Bagot, des Gauthier et la nôtre. Dans chacune, des hommes, des grands garçons, des grandes filles, capables de travailler : ici deux, là trois, ailleurs cinq. Deux, trois, quatre chevaux sur chaque ferme. Une seule batteuse, batteuse à manège — il y a de cela plus de quarante ans — possédée par M. Bagot.
La moisson est engrangée : c'est le temps de battre le grain. Et le battage à cette méthode — assez perfectionnée pour l'époque — prenait des chevaux et surtout des bras.
La batteuse faisait le tour des cinq fermes, sans changer de propriétaire. Des cinq fermes venaient les chevaux et les travailleurs nécessaires pour disposer de la besogne à l'endroit où se trouvait la batteuse, pour deux ou trois jours, selon les besoins.
En moins de trois semaines, le blé, l'avoine, l'orge étaient au grenier et la paille en meules, sur les cinq fermes. Et malgré la chaleur, la poussière, la balle, c'étaient des jours de joie, presque de fête.
Mais comment payait-on ?
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Il était convenu qu'une journée d'homme se paierait par une journée d'homme ; une journée de cheval par une journée de cheval ou par deux journées d'homme ; une journée de batteuse par un nombre déterminé de journées d'homme que je ne puis dire avec certitude (j'avais dix ans dans ce temps-là). Quant à une famille moins nombreuse, dont la terre produisait tout de même une forte moisson, elle devait bien avoir le moyen de payer en grain, à telle quantité convenue par journée due.
On tenait les comptes. Très simples. Dans notre livre de famille, vous pouviez lire :
5 août. — Dû à Bagot 1 journée de batteuse, 3 journées d'homme.
5 août. — Dû à Gauthier 4 journées d'homme.
5 août. — Dû à Grasland 2 journées de cheval, 4 journées d'homme.
5 août. — Dû à Durocher 3 journées d'homme.
6 août. — Dû à Bagot 1 journée de batteuse, 1 journée de cheval, 3 journées d'homme.
Etc., etc.
C'étaient les débits.
Vous pouviez lire :
9 août. — Fourni à Gauthier 1 journée de cheval.
10 août. — Fourni à Bagot 2 journées de cheval, 5 journées d'homme.
Etc., etc.
C'étaient les crédits.
Les comptes finissaient par s'équilibrer, en utilisant la réserve de bras, de chevaux ou de grain.
L'argent du banquier ou du gouvernement, on ne s'en servait pas, parce qu'on n'en avait guère. Mais on ne restait pas pour cela en chômage, et le grain ne pourrissait ni dans le champ ni sur l'aire. On échangeait du travail, parfois des produits, sans payer de taxe au gouvernement, puisqu'il n'entrait pas d'argent dans la transaction.
Pas d'argent, mais du crédit. De l'argent de comptabilité, si l'on veut. Aussi bon que l'argent de métal, parce que chacune des cinq familles avait confiance dans les quatre autres.
Sans cette confiance mutuelle, sans cette comptabilité d'échange, on aurait sans doute cultivé moins : il aurait fallu battre à l'ancienne méthode — au fléau — y mettre du temps, de la fatigue, de l'usure des forces, et être en retard pour les labours d'automne.
C'était du Crédit Social en action. Du Crédit Social établi et entretenu par une petite société de cinq familles de cultivateurs. Du Crédit Social en rapport avec la capacité de production de ces cinq familles et en rapport avec leurs besoins d'échange.
Même la rente seigneuriale — car nous n'étions pas propriétaires — se payait en grande partie de cette manière. Le baron d'Antin savait que ses fermiers ne récoltaient pas des francs, mais du grain ; qu'ils ne produisaient pas de l'argent, mais du travail... et des travailleurs. Aussi ne demandait-il qu'une faible partie du fruit des ventes et se faisait-il surtout donner une redevance en travail. Son champ à lui était divisé en cinq lots, et chaque cultivateur entretenait sa partie du champ du maître.
Le baron menait une vie d'un rang plus élevé que les fermiers. Il habitait son château du Tréguil, possédait coche à quatre chevaux, entretenait un précepteur pour son fils ; celui-ci, muni d'une éducation, put entrer à Saint-Cyr et devenir officier dans l'armée française. Mais pas un seul des fermiers n'eût jamais songé à envier la position du seigneur. Chacun était content de son rang. La terre plus le travail faisaient vivre chaque famille. À notre propre foyer, le père, la mère et douze enfants avaient de quoi manger, s'habiller, payer l'école primaire et mener une vie chrétienne.
Mais imaginez quel ravage l'entrée du banquier et de son système aurait fait dans le tableau.
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Supposez maintenant 100,000 familles de la province de Québec, produisant, les unes du beurre, du fromage, des céréales ; les autres, des fruits ; d'autres, des habits ; d'autres, des chaussures ; d'autres, capables de fournir des bûcherons ; d'autres, des menuisiers, des charpentiers, des maçons ; d'autres, des professeurs, des professionnels. — Tout — du bon et du varié.
Supposez ces familles bien au courant, par leur étude du journal VERS DEMAIN, de ce qu'est le crédit, en quoi consiste le moyen d'échanges. Toutes trouvant dans leur petit journal semi-mensuel tout ce qu'il faut pour établir la confiance mutuelle, la foi les uns dans les autres, l'esprit social, fraternel, (comme celui des cinq familles de cultivateurs), que l'école créditiste sait si bien développer.
Puis dites s'il n'est pas possible d'établir entre ces 100,000 familles un système de comptabilité d'échanges, permettant à chacune de tirer sur les produits de toutes les autres, permettant à chacune d'offrir ses propres produits à toutes les autres. Chacune restant propriétaire de ses moyens de production, mais toutes bénéficiant d'un système social pour la distribution.
Moyennant cette première condition — un nombre de familles à production variée et à esprit social, bien renseignées et formant une association véritable, par l'intermédiaire d'un organe qu'elles comprennent et dans lequel elles puisent des directives communes — moyennant cela, il est extrêmement facile de se passer du banquier et de son système, pour distribuer entre ces familles toute la richesse produite par elles. Sans endettement, sans taxes, sans engorgement stupide, sans arrêt en face de besoins.
Et comme le travail d'hommes et de machines, inentravé, augmenterait rapidement la production de choses utiles, la grande coopérative d'échanges augmenterait proportionnellement les comptes de crédit de tous ses membres, pour leur permettre de tirer leur part du progrès rendu possible par leur confiance mutuelle, par leur crédit social. Le banquier et ses protégés ne viendraient plus rafler une part importante du progrès et immobiliser le reste en nous prêchant la privation.
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Nous reviendrons sur cette idée pour l'expliquer plus en détail. Nous y reviendrons, parce que nous ne faisons pas rien que parler d'argent à dompter, de crédit à libérer, de torts à redresser ; mais nous bâtissons de fait la grande coopérative politique qui, une fois puissante par le nombre et bien éclairée par l'étude, saura certainement, infailliblement, prendre les moyens de se faire servir au lieu de se laisser voler.
20,000 aujourd'hui ; 30,000 bientôt ; 100,000 aussi vite que les 20,000 actuels voudront bien se hâter d'en enrôler d'autres. Tous organisés, avec un réseau d'I. A. P. et un bon conducteur par paroisse, pour établir dans la paroisse un bureau local de comptabilité d'échanges fonctionnant en accord avec tous les autres dans la province.
Rendus là, ce sera un jeu de faire l'économique servir les besoins, un jeu d'imposer à la politique la poursuite du bien commun, un jeu de régler maints problèmes dont la solution est interdite avec le système actuel d'asservissement. L'important est de monter l'organisation, une organisation d'une force irrésistible. Ce à quoi travaillent nos I. A. P. et surtout nos Voltigeurs.
Les accapareurs de notre crédit social, les exploiteurs d'hommes, et ceux qui sont assez lâches ou assez bêtes pour les suivre aujourd'hui, peuvent se hâter de se convertir ou de boucler leurs malles. La province de Québec ne voudra plus d'eux demain.