Lorsqu'on parle d'argent, on pense naturellement à des pièces métalliques frappées et à des rectangles de papier imprimé. C'est parce qu'on est surtout habitué à cette espèce d'argent. Nos ancêtres pensaient surtout à des pièces d'or, jamais au papier. On a fait des progrès depuis, mais il en reste encore à faire.
Parlez d'argent à un homme d'affaires, il pense à son compte de banque. C'est parce que c'est avec un compte de banque, non pas avec de l'argent de poche, qu'il conduit ses affaires.
Lorsqu'on a un compte de banque, on peut acheter sans se servir d'argent de métal ou de papier.
J'achète une auto. Prix, $1,200. Je paie au moyen d'un chèque. La compagnie qui me vend dépose ce chèque à sa banque. Le banquier augmente de $1,200 le compte de la compagnie et diminue de $1,200 mon propre compte. Un compte augmenté, un compte diminué, et c'est tout. Pas un dollar d'argent de métal ou de papier n'a été utilisé pour la transaction. Simple comptabilité.
Si j'avais $4,500 dans mon compte auparavant, je n'y ai plus que $3,300. Si la compagnie avait $56,000 dans son compte, elle y a maintenant $57,200.
C'est un simple transfert dans les comptes, qui ne se sert aucunement d'argent de métal ou de papier, mais qui achète aussi efficacement. La plus grosse partie du commerce se fait de cette manière, plus de 90 pour cent du commerce total au Canada.
Simple transfert de comptes. Mais où commence le compte de banque ? Nos lecteurs l'ont vu écrire plusieurs fois : le compte de banque de l'épargnant se fait par l'épargne ; mais le compte de banque de l'homme d'affaires commence ordinairement par un emprunt. Et le banquier qui prête ouvre simplement un compte nouveau à l'emprunteur. Nous re-détaillerons cette opération dans un prochain article. Pour aujourd'hui, voyons comment, en Alberta, le gouvernement créditiste fait littéralement de l'argent de comptabilité et comment les Albertains s'en servent aussi efficacement que de l'argent de comptabilité fait par les banques.
Le gouvernement albertain a établi, dans toutes les villes et villages de sa province, des bureaux du Trésor, semblables aux succursales des banques. On les appelle là-bas "maisons de crédit" ou "branches du Trésor".
La maison de crédit tient un livre de comptes semblable au grand-livre ou "ledger" des banquiers. Elle reçoit et inscrit dans le livre les dépôts de tous ceux qui veulent venir en faire, en quoi elle ressemble bien à une banque. Mais la maison du Trésor reçoit aussi et inscrit de l'argent de comptabilité fait par le gouvernement lui-même. En quoi elle ressemble encore à une banque, sauf que cet argent nouveau ne représente pas une dette comme lorsque c'est la banque qui fabrique l'argent de comptabilité pour le gouvernement.
Je vis à Donnelly, en Alberta. Mon nom est Louis. Un marchand de la place s'appelle Antoine. Un industriel s'appelle Philippe. Un des employés de l'industriel s'appelle Ernest. La maison de crédit ou succursale du Trésor située à Donnelly porte le No 54.
Nous sommes invités par le gouvernement à déposer nos épargnes, qu'elles soient en argent métallique, en billets de banque, en chèques ou en certificats de crédit, à la succursale du Trésor plutôt qu'aux banques. Le gouvernement, d'ailleurs, nous paiera un intérêt plus fort que celui que paient les banques, ½ ou 1 pour cent de plus.
Je dépose $50. Le marchand dépose $340. L'industriel dépose $800. L'ouvrier n'a rien à déposer.
Nos comptes s'établissent ainsi :
Ernest n'a pas encore ouvert de compte.
Le gouvernement fait construire une route. Il n'emprunte pas comme dans la province de Québec. Mais il construit sa route quand même, en prenant, comme nous, des hommes, des chevaux, des machines et du matériel de la province. Je suis un des employés.
Au bout de la semaine, le gouvernement me doit $30.00. Il va me donner $10.00 en argent de papier dont je vais me servir pour mes dépenses immédiates. Pour la balance, $20.00, il me passe un morceau de papier appelé "certificat" — là-bas "voucher" — sur lequel je lis la formule suivante :
SUCCURSALE No 54
Transférez au compte de M. Louis la somme de $20.00 dans les livres du Trésor de la province.
(Signé) TRÉSORIER (Contresigné) EMPLOYEUR.
C'est un ordre donné à la succursale locale No 54. Je le porte à cette succursale. Le comptable exécute l'ordre. Il transfère $20.00 à mon crédit dans le livre de comptes. Mon compte devient :
Me voilà maintenant avec $70.00 d'argent de comptabilité. Remarquer, en passant, que l'addition de $20.00 est de l'argent absolument nouveau, que le gouvernement lui-même a fait avec sa plume pour payer mon travail sur la route. Cet argent est basé sur l'augmentation de production que va faire le cultivateur, le manufacturier dont je vais commander des produits avec ce $20.00. Tant que la limite de la production n'est pas atteinte, le gouvernement peut ainsi amorcer son augmentation en augmentant l'argent en circulation.
Comment vais-je me servir de mon argent de comptabilité ?
Je veux acheter un sac de sucre chez le marchand. C'est $6.00. Puis de l'épicerie pour $11.00. En tout, $17.00 d'achat. Je paie le marchand en lui passant un certificat de transfert :
SUCCURSALE No. 54. Le 26 août 1940
Transférez au compte de M. Antoine la somme de $17.00 dans les livres du Trésor de la province, et chargez à mon compte.
(Signé) LOUIS.
Le marchand, M. Antoine, présentera ce certificat à la maison de crédit. Le comptable exécute l'ordre exprimé par le certificat. Il augmente le compte du marchand de $17.00 et diminue le mien de $17.00.
Nos deux comptes deviennent respectivement :
Le 27 août, le marchand achète $45.00 de produits de l'industriel. Il paie M. Philippe au moyen d'un certificat de transfert :
SUCCURSALE No 54, Le 27 août 1940
Transférez au compte de M. Philippe la somme de $45.00 dans les livres du Trésor de la Province, et chargez à mon compte.
ANTOINE, marchand.
Sur présentation du certificat à la maison de crédit, le comptable exécute l'ordre. Le compte de l'industriel, augmente de $45.00 et celui du marchand diminue de $45.00. Leurs comptes respectifs deviennent :
Le 29 août, l'industriel, M. Philippe, paie à son employé, M. Ernest, la somme de $15.00 comme salaire. Il paie au moyen d'un certificat de transfert. Le compte de l'industriel devient :
Quant à Ernest, il présente son certificat à la maison de crédit. Comme il n'avait pas de compte, elle lui en ouvre un, au montant de $15.00. Ernest se rend immédiatement au magasin d'Antoine et achète pour $12.00 de marchandises qu'il paie au moyen d'un certificat de transfert. Le marchand déposera ce certificat. Si le tout se passe le 29 août, voici ce que présenteront les deux comptes :
Les opérations se continuent ainsi, non seulement entre le marchand, l'industriel, l'ouvrier et moi-même, mais en incluant le médecin, le prêtre, le notaire, les cultivateurs, les journaliers, les rentiers, voire même le gouvernement et la municipalité qui acceptent les certificats de transfert en paiement des taxes.
Les travaux publics, l'agriculture, l'industrie, le commerce se trouvent ainsi activés, les échanges se font, les produits entrent dans les maisons — sans argent de métal ou de papier, par de l'argent de comptabilité, dans la mesure où l'on veut bien s'en servir.
Dans un coin du certificat de transfert, le marchand ou le professionnel indiquent quel montant du certificat a servi à payer des marchandises ou des services produits en Alberta. Si cette partie du montant est égale au tiers de la somme totale, l'acheteur a droit à un bonus de 3 pour cent sur le montant total. Si cette partie n'est pas le tiers du montant total, le bonus sera 3 pour cent sur trois fois la partie représentant des produits albertains.
Ainsi, sur des achats totaux de $400.00 faits par un monsieur Jules, si au moins $133.00 représentent des produits de la province, Jules aura droit à un bonus de 3 pour cent sur le total de $400.00, c'est-à-dire, un bonus de $12.00. Si, sur le montant de $400.00, il n'y a que $80.00 de produits albertains, Jules aura son bonus sur trois fois $80.00, soit 3 pour cent de $240.00, donc un bonus de $7.20.
Comme il y a de la différence entre $7.20 et $12.00, il est clair que Jules et les autres achèteront de préférence des produits de la province pour en faire au moins le tiers de leurs achats et bénéficier du bonus maximum. La meilleure formule pour exciter "l'achat chez nous" en Alberta.
Dans le cas des modestes comptes donnés plus haut comme exemple, j'ai acheté pour $17.00 chez le marchand, et dans cet achat il y avait $6.00 de sucre de betterave produit en Alberta. J'ai donc droit au bonus maximum, 3 pour cent de $17.00, soit $0.51.
Les comptables des maisons de crédit tiennent eux-mêmes tous ces comptes et les classent, comme les comptables de nos coopératives. Au bout du mois, ils font les entrées voulues pour les boni. Mon compte va donc devenir le 31 août :
On va nous dire que c'est exactement comme dans les banques.
Exactement comme dans les banques pour le transfert des dépôts et des retraits, pour les additions et les soustractions dans des livres de compte.
La différence, c'est que toute injection d'argent nouveau dans le système — comme le $20.00 que le gouvernement a fait faire exprès pour me payer — n'endette personne, ni le gouvernement ni un particulier, et personne n'a à rapporter cet argent. Il reste en circulation.
L'autre différence, c'est que cet argent n'étant pas de l'argent-dette, son usage ne grève d'intérêt nulle part. Au contraire, l'usage de cet argent de comptabilité apporte des boni. Les boni ne sont pas des taxes, c'est de l'argent nouveau distribué à ceux qui font valoir le système par leurs achats. Ce sont de véritables dividendes, argent gratuit à des consommateurs.
Cet argent albertain ne peut circuler dans les autres provinces !
Certainement que non. Pas plus que les francs français ne circulent par ici. Mais cela n'empêche pas l'Albertain de se servir de son compte pour acheter ailleurs qu'en Alberta, tout comme un français se sert de son argent pour commander du blé au Canada.
Voici comment ça se fait.
J'ai dans mon compte albertain un reliquat de $53.00. Je veux acheter $8.00 de livres français de la maison Granger & Frères, à Montréal. Je fais ma commande et j'y joins un chèque tiré sur ma maison de crédit, la Succursale No 54 :
Payez à Granger & Frères la somme de $8.00, et chargez à mon compte.
LOUIS
Granger m'enverra les livres et présentera mon chèque à sa banque, comme tout chèque sur une succursale de banque quelconque. La banque présentera ce chèque à la succursale du Trésor No 54. La succursale No 54 enverra $8.00 d'argent ordinaire à la banque réclamante et débitera mon compte de $8.00.
On est au 12 septembre. Mon compte deviendra :
Ce $8.00 ne passe au compte de personne dans les livres de la province. C'est une diminution du total d'argent de comptabilité de la province. Pour la bonne raison que l'argent de la province est un droit à la production de la province. Ayant affecté $8.00 en dehors de la province, je ne fais pas appel pour ce montant à la production de la province. Pas de production, pas d'argent. L'argent doit correspondre à la production.
Si l'opération est renversée, si c'est Daniel, cultivateur albertain, qui vend du blé à Montréal, il recevra le prix, $1,000.00, en argent du Dominion. Pour avoir droit à son bonus lorsqu'il achètera en Alberta, il n'hésite pas à changer, dans la maison de crédit, son $1,000.00 pour $1,000.000 de comptabilité provinciale, simplement en déposant son argent du Dominion. Et c'est ainsi que les succursales du Trésor ont une réserve en caisse pour répondre aux besoins.
Cela se passe en Alberta. Ce n'est pas encore le Crédit Social intégral, adulte. Ce ne sont pas encore les dividendes à tout le monde. Mais ce sont les principes qui commencent à se résoudre en action. C'est un fameux commencement. Tellement fameux que les journaux font le silence le plus complet là-dessus. Ils aiment mieux publier les discours de Beaudry Leman.
357 maisons de crédit du gouvernement, en face de 120 succursales des banques : le système du gouvernement est au moins aussi à la portée des citoyens que le système bancaire. Les 5/6 des magasins sont enregistrés comme acceptant sans broncher les certificats de transfert au même titre que si c'était de l'or pur. Les résultats tangibles crèvent les yeux de l'observateur même de simple passage. Tout cela ne compte de rien pour ceux qui ne demandent qu'à tenir le peuple ignorant pour le mieux exploiter.
Nos lecteurs feront à ce numéro le même accueil qu'à celui du 1er mars, qui traitait de la même question et dont il ne nous reste plus un seul exemplaire. Répandons Vers Demain partout, c'est la meilleure réplique à la conspiration du silence.
Louis EVEN