Le facteur vient de m'apporter le Bottin Créditiste. C'est comme s'il m'avait apporté la nouvelle d'une grande victoire... créditiste. Et quelle joie pour un homme qui a suivi le mouvement depuis ses tout premiers débuts !
Le Bottin Créditiste, organe de l'Association Créditiste, marque la fin d'une étape et le commencement d'une autre. De "rêveurs" qu'on aimait à les appeler, les créditistes sont en train de devenir de puissants réalisateurs.
Ces satanés rêveurs ne seront donc jamais à bout de scandales ! Quelle sera cette fois la réaction des sages, des gens pratiques, des gros messieurs qui ont un sens inné des contingences ? Nous ne le saurons probablement pas. C'est que nous n'en sommes plus aux beaux temps héroïques des débuts du mouvement, où l'on croyait tuer le nouveau-né en le dénonçant. La controverse autour du Crédit Social n'a jamais fait que lui rendre service, la conspiration du silence est devenue le mot d'ordre.
Songez donc quel tapage, quelle levée de boucliers c'eût été, si le Bottin était né en 1936, en 1937, en 38, en 39, en 40 ou même en 41 ! Dans ce temps-là, il y avait du plaisir à lutter. Tout se faisait avec accompagnement d'orchestre. Au moindre geste un peu hardi des créditistes, correspondait une réaction dans la mare aux grenouilles. Sur un signe d'un chef invisible, toute la presse crapouilleuse et grenouilleuse sifflait et persiflait. C'est que l'auditoire de dames grenouilles était vaste alors. Le nombre de V. B. (traduisez Vieux Badeaux) était grand, et la presse y trouvait son profit en cultivant sa popularité.
Seule, L'Action Catholique de ce temps-là montrait une franche sympathie aux rêveurs que nous étions. À peu près toutes les accusations portées contre nous trouvaient, sous diverses signatures, une réfutation victorieuse dans ce grand quotidien.
Les tenants du Crédit Social en ont vu à peu près de tous les tons et de toutes les couleurs. Dans les tout premiers temps, on s'amusait fort à nous traiter d'utopistes, rêveurs, esprits nuageux ; trop vaporeux pour donner prise à la vraie critique. D'ailleurs, valait-il la peine de mobiliser un grain de matière grise pour de si petits trouble-fêtes ? Allons donc ! Le Crédit Social... pouaf ! L'affaire à Aberhart ! Louis Even — un inconnu, un importé, un émigré, un ignorant !
Un an, deux ans passent. Le Crédit Social, de moucheron qu'on l'avait cru, devenait bombardier. Et ce bombardier sillonnait le ciel de la province de Québec et semait sa graine un peu partout, dans nos villes, dans nos campagnes.
Un jour, un "grand" homme d'État, mort aujourd'hui, on ne sait ni comment ni pourquoi, exprime sa surprise de trouver de la graine créditiste en plein comté de Lotbinière. Ah ! c'était le bout. On ne pouvait plus permettre ce scandale. Il fallait trouver aux créditistes une étiquette qui les bannirait à tout jamais de la catholique province de Québec.
Et voilà comment les créditistes, de nuageux, d'utopistes qu'ils avaient été, devenaient des socialistes, des collectivistes, des communistes notoires. Le Crédit Social était du communisme déguisé ou en préparation.
Ce fut le thème commun des adversaires. Des politiciens émasculés se firent tout à coup défenseurs de l'ordre et de la religion contre le communisme du Crédit Social. On put en lire de belles dans les journaux de ces années-là ! Des déjections vaseuses d'une feuille-torchon de Mont-Laurier faisaient le tour des quotidiens de Montréal et de Québec. On vit jusqu'à des Pères battre la marche avec le troupeau meuglant, quittes à se sauver piteusement lorsque le verdict de théologiens et sociologues compétents fit enfin éclater la vérité au grand jour.
Vous vous souvenez, mes amis, de ce coup de foudre pour les ennemis du Crédit Social. Neuf distingués théologiens, nommés par la plus haute autorité religieuse du pays expressément pour étudier le Crédit Social à la lumière de la doctrine de l'Église et dire si, oui ou non, le Crédit Social présentait les caractères du communisme ou du socialisme condamnés par l'Église ; les neuf déclarent, à l'unanimité, que le Crédit Social n'était pas entaché de socialisme et qu'ils ne voyaient pas "comment on pourrait condamner au nom de l'Église et de sa doctrine les principes essentiels de ce système."
Nos semaines religieuses diocésaines et nos journaux catholiques reproduisaient au long cette déclaration mémorable.
Impossible, dès lors, de taxer le Crédit Social de communisme sans faire rire de soi.
La situation était grave. Aussi grave qu'après la chute de la France, diraient les chroniqueurs de la guerre. Les créditistes venaient de gagner la deuxième manche. Et quelle manche !
Dans le camp des grenouilles, on tint conseil probablement. Pour conjurer ce grand péril et ramener la confiance dans la mare, on sortit de sous la poussière un vieux bouquin qui avait nom Beaudry-Léman, pontife de l'orthodoxie économique et maître-théologien laïque. Il parla longuement à la chambre des bébés roses de Montréal. Avec force salive, il parvint à effacer de leur front, encore humide de l'amnios, les traces qu'aurait pu y laisser le perfide document des théologiens.
La grande presse, cette fois-ci, avec une sobriété digne du personnage qu'elle léchait, fit à peine quelques commentaires pour inviter la jeunesse à se pencher sur le document Léman. La Chambre des bébés roses se chargea de faire réimprimer le discours du pontife et, grâce à la générosité de quelques humanistes inconnus et à la complaisance et l'ignorance d'officiers béats, la plaquette de Beaudry Léman fut distribuée à profusion dans les cercles de l'U.C.C. et dans d'autres milieux de cette nature. Ne fallait-il pas contre-balancer, auprès de ces bons catholiques, les effets néfastes de la déclaration des théologiens ?
Mais rien n'y put faire. Le scandale de la lettre des théologiens demeurait en dépit des crachats de Léman. Les théologiens avaient exonéré le Crédit Social. Ils avaient même pris la peine de réfuter les objections les plus couramment lancées contre la doctrine créditiste, et les conclusions de la Commission firent le tour de la province, entrèrent dans plus de quarante mille foyers, pénétrèrent dans les esprits, à tel point que, même si on pouvait aujourd'hui détruire tout vestige écrit de la déclaration, cela n'y changerait rien.
Diables de créditistes, ils ont une manière à eux de tirer parti de toutes les situations. Allez donc leur dire de se taire quand on les contredit ou de mettre le point final quand on leur donne raison ! Si vous les attaquez, ils vous confondent ; si vous les appuyez, ils vous compromettent.
Chacun connaît l'élan, la poussée créditiste qui suivit la collision théologiens-Léman. Poussée irrésistible qui conduisit directement à l'époque des grands congrès créditistes, avec accompagnement de drapeau, de bannière et d'avés.
D'où sortit un autre petit scandale qui provoqua plus de sourires que de larmes. Beaucoup de propagandistes déjà ont péri sous le poids du ridicule. Le vocable "dévot", s'il coiffe son homme, ne lui laisse guère la chance de vivre. Il arriva que les créditistes ne succombèrent pas. Doivent-ils leur survie au grade de docteurs ès-sciences économiques qu'on leur octroya bénévolement ?
Avez-vous remarqué, créditistes, que depuis cet événement tragique, toute la presse du pays est devenue presse catholique ? Tous les journaux, même les plus jaunes, se croient tenus de refuser la moindre publicité aux assemblées et activités créditistes. Même ceux qui ont fait la sourde oreille aux instructions de nos évêques concernant les annonces de boisson ! C'est peut-être parce que la boisson fait des têtes vides et le Crédit Social fait des têtes pleines. Les dernières sont bien plus dangereuses que les premières pour les vraies puissances derrière la grande presse.
Le silence allait donc s'étendre enfin sur le Canada français. Nulle part n'y entendrait-on plus parler de Crédit Social. Mort et enterré, le mouvement créditiste !
Nenni, ma sœur. VERS DEMAIN sait fort bien, aujourd'hui, se passer des journaux d'hier. VERS DEMAIN pourrait bientôt changer son nom pour AUJOURD'HUI. Demain, en effet, le demain créditiste sera bientôt aujourd'hui. VERS DEMAIN pénètre chez 35,000 abonnés ; et c'est un journal qu'on lit et qu'on fait lire. VERS DEMAIN est donc lu par 100,000 familles. Or, 100,000 familles créditistes qui lisent VERS DEMAIN, ça connaît beaucoup plus de choses que 300,000 familles qui ne lisent rien ou qui s'amusent à lire les nouvelles sensationnelles du jour et le compte-rendu des banquets qui suivent la naissance de chaque char d'assaut produit par nos usines, de chaque navire qui sort de nos chantiers.
La préparation de demain ? La plupart des journaux se contentent de dire à leurs lecteurs qu'il faudra changer quelque chose après la guerre. Et pour les en convaincre, on leur sert de temps en temps des propositions vagues, inspirées par la franc-maçonnerie ou la juiverie. C'est "synagogue", dirait Baptiste.
Mais VERS DEMAIN bâtit demain pierre par pierre. Il éclaire les intelligences et forme les caractères. Il fait des hommes et ces hommes vont être, sont déjà des réalisateurs.
Pendant que les sages se penchent sur les documents d'inspiration maçonnique, les rêveurs du Crédit Social montent l'Association Créditiste, dont le bottin que j'ai devant moi reflète la force déjà grande, l'emprise déjà étendue.