vd 15 déc 1939 p 2 ; LE 600 mots
L’homme naît indigent. Laissez le nouveau-né à l’indigence de son corps, à l’indigence de son esprit, que va-t-il devenir ?
Mais l’homme fait partie d’une société. Il fait même partie de plusieurs sociétés qui répondent à divers biens communs : famille, profession, cité temporelle (petite et grande).
L’association apporte à l’homme un appui qui le sort de l’indigence.
Les uns tirent plus d’avantages de l’association, d’autres moins. Les efforts personnels y sont certainement pour une part, mais les circonstances aussi.
Nul ne peut dire : Tout ce que je suis, tout ce que j’ai, je ne le dois qu’à moi-même, je ne dois rien à personne.
Si la société nous enrichit, nous devons la payer de retour. Plus une personne tire d’avantages de l’association, plus elle doit à l’association.
Le savant doit plus à la société que l’ignorant ; le riche, plus que le pauvre ; le fort, plus que le faible ; celui qui est en sécurité, plus que celui qui ne l’est pas.
La société enrichit d’autant plus ses membres que son propre trésor est mieux garni, que sa structure est plus parfaite, que l’ordre et la justice règnent plus universellement.
Notre société actuelle est loin d’être parfaite ; elle brille par ses déficiences. La justice est souvent foulée aux pieds, le désordre est flagrant, la faim crie devant l’abondance, le fort égorge le faible en plein jour.
À qui incombe-t-il de travailler au redressement social ? À tous les membres de la société, dans la mesure où ils ont profité d’elle.
C’est donc du bureau de l’intellectuel, de la maison bien chaude et bien meublée, des cabinets des puissants, que doivent surtout partir les initiatives, les dévouements, les directives et les appuis.
Est-ce bien ce que l’on constate ? N’arrive-t-il pas plutôt que les pauvres, que les moins fortunés doivent se saigner pour chercher une amélioration des conditions sociales ? Ceux qui devraient être à l’avant s’embusquent, regardent, admirent quelquefois, narguent plus souvent, bougent bien rarement.
Tant que l’ordre social sera boiteux, tant que la personne humaine continuera d’être immolée aux puissances d’argent, vous les "gens bien", vous les parvenus, vous les satisfaits égoïstement assis dans vos fauteuils bourrés, vous êtes des gens qui ne payez pas vos dettes. Le pauvre paie plus que sa dette, parce que vous refusez de payer la vôtre.
Vos philanthropies proclamées, vos "charités" claironnées, vos donations affichées, vos évasions religieusement camouflées vers les tours d’ivoire où vous attendez sereinement que l’humanité ait changé de cœur — rien de cela ne vous fera échapper au doigt pointé vers vous : Vous n’avez pas payé votre dette.
La société, dont vous avez tant reçu, se désintègre sous vos yeux, et vous êtes trop lâches ou trop aveugles pour vous en émouvoir. Vous ne jugez l’état de santé de la société que d’après la part de butin que vous vous êtes appropriée. Tant que vous ne voyez ni piques, ni casse-têtes, vous êtes tranquilles comme les Bourbons de France avant 89, comme les Bourbons d’Espagne un siècle et demi plus tard.
Si encore le dénouement ne devait déranger que votre embourgeoisement ! Mais l’histoire nous apprend que ni votre tête ni votre fuite, lorsque vient l’heure du débordement, ne suffisent à rétablir l’ordre : il y faut mêler aussi le sang de l’innocent, le sang du juste ; le vôtre est trop souillé pour les expiations. Là encore, d’autres devront payer vos dettes, parce que, dans la comptabilité des valeurs sociales, vous serez devenus des débiteurs tristement insolvables. À une société, dont vous avez profité et que vous aurez laissée s’effriter par votre incurie, il faudra des bâtisseurs que votre égoïsme n’aura pas contaminés.