C'est le 1er mai 1930. Ils sont là, venus de toutes les parties du monde, à la Banque Nationale de Belgique.
Ils — ceux qui, contrôlant l'argent et le crédit de l'univers civilisé, tiennent entre leurs mains les vies des habitants de l'univers civilisé.
La plus grande crise économique de l'histoire vient de s'abattre sur les nations. Crise d'argent, leur œuvre, à eux, les cerveaux financiers de l'univers.
Mais ce ne sont pas les souffrances de millions d'êtres humains qui les réunissent en ce premier mai. Cela ne les intéresse pas. Non. C'est un problème de comptabilité. L'Allemagne a perdu la guerre douze ans auparavant. L'Allemagne a été condamnée à payer les frais. La facture est élevée. Tout l'or du monde n'y suffirait pas, et l'Allemagne n'a pas d'or. L'Allemagne n'a pas d'argent. L'Allemagne n'a que les marks allemands, le crédit allemand, et les créanciers ne peuvent accepter ni les marks allemands, ni le crédit allemand : ce serait accepter des droits aux produits allemands, du travail allemand, ce serait augmenter d'autant le chômage des nationaux dans les pays çréanciers.
Pourtant, il faut que l'Allemagne paie. Il faut donc qu'elle paie avec l'argent des autres. Il faut qu'elle paie chaque nation avec l'argent de cette nation. Il faut qu'elle paie avec de l'argent qu'elle n'a pas, qu'elle ne peut pas fabriquer et qu'on ne veut pas lui laisser gagner en vendant des produits qui gâteraient le marché des créanciers. Il faut qu'elle paie sans payer.
Problème de sorcier qui pouvait bien réclamer les méninges des meilleurs sorciers financiers de l'univers.
Et nos sorciers sont là :
McGarrath, président de la Banque des Règlements Internationaux ;
Quesnay, gérant-général de la Banque des Règlements Internationaux ;
Baron Brincard et Masson, du Crédit Lyonnais ;
Lamont et Anderson, de la maison J. P. Morgan & Cie ;
Wallenberg et Rydbeck, représentants du millionnaire suédois Ivar Kreuger (le futur suicidé du trust des allumettes) ;
Fuchs, un des directeurs de la Reichsbank ;
Beneduci, représentant de banques italiennes ;
Meulen, de la maison Hope & Cie de Hollande ;
Bindschedler et Dreyfus, représentants de banques suisses ;
Mord, de la Banque Commerciale de Bâle ;
Gunther, de l'Union Financière Suisse ;
Fabri, de la Société Générale dé Belgique ;
Thys, de la Banque de Bruxelles ;
Montagu Norman, de la Banque d'Angleterre.
Le dernier nommé n'était pas le petit morceau. L'hégémonie financière mondiale, le rêve de sa vie de banquier, semblait se dessiner à l'horizon. Norman était le grand sorcier du jour. Norman n'était-il pas l'âme bancaire du monde ? Il fallait une intuition surhumaine comme la sienne pour arranger des choses inarrangeables. Norman réussissait toujours, et le problème des dettes allemandes fut réglé pour la troisième fois en 1930, en attendant de l'être une cinquième, puis une sixième, cette dernière fois définitivement par Messire Adolphe Hitler.
En 1919, après des mois de calculs, Lloyd George annonçait à la Chambre des Communes que l'Allemagne pouvait et devrait payer 24 milliards de livres sterlings, disons 120 milliards de dollars comme réparations.
L'Allemagne pouvait, et puisqu'elle pouvait elle devait, dit l'homme d'État anglais.
Lloyd George avait sans doute mal compté, ou plutôt ses calculateurs s'étaient prodigieusement trompés. Toujours est-il que les accords de Londres de 1922 fixèrent le chiffre à l'équivalent de 33 milliards de dollars. De 120 à 33, c'était une première chute, et une fameuse.
Mais deux ans plus tard, il en fallait accepter une autre ; on avait encore outrepassé la capacité de paiement de l'Allemagne, paraît-il, et le Plan Dawes changea la dette fixe de 33 milliards en une annuité perpétuelle de 625 millions, moins de trois quarts de milliard.
Annuité perpétuelle ? Il fallut en revenir en moins de six ans. La somme était trop forte, l'Allemagne ne payait pas. C'est alors que le Plan Young succéda au Plan Dawes. Le Plan Young réduisait l'annuité et rayait la perpétuité. L'Allemagne paierait 500 millions par an pendant 36 ans, puis 375 millions par an pendant 22 ans ; au bout des 58 ans, elle serait libérée.
On en était à la troisième chute de la cascade, au Plan Young, lorsque les graves têtes ci-dessus libellées s'assemblèrent à Bruxelles. Il s'agissait, comme nous l'avons dit, de rendre l'Allemagne capable de payer les autres nations chacune dans sa monnaie respective.
Et la solution vint, inespérée. Vous ne l'auriez jamais soupçonnée, vous, les profanes ! Les pays créanciers n'avaient simplement qu'à prêter leur argent à l'Allemagne pour que l'Allemagne les paie en leur argent. Londres prêterait des livres sterlings à Berlin, et Berlin paierait sa dette de guerre à Londres avec ces livres sterlings. Washington prêterait des dollars à Berlin, et Berlin paierait Washington avec ces dollars. Ainsi des francs de Paris. Ce n'est pas malin, mais c'est très bancaire. De cette façon, l'Allemagne paierait ses dettes en se faisant d'autres dettes... On restait dans les dettes perpétuelles. Tout à fait dans le goût de l'auguste assemblée.
Il y a bien que l'Allemagne pouvait encore se dire pauvre, demander une extension de terme et se servir des crédits anglais, américains et français, pour acheter en Angleterre, en Amérique et en France les choses qui lui manquaient pour se relever et se réarmer. C'est assez ce qu'elle fit ; mais y a-t-il là de quoi émouvoir un banquier ? Bien au contraire, ces achats chez les pays créanciers feraient travailler les nationaux des pays créanciers. Et comme le travail est la grande fin de l'industrie dans la morale détraquée promue par les banquiers et prêchée par des imbéciles, on ne pouvait que se réjouir du résultat.
Et l'Allemagne demanda un sursis. En moins de deux ans, le moratoire Hoover la couvrait. Et en moins de deux autres années, Adolph Hitler déclarait simplement la dette non existante. C'était la fin de la cascade.
Illustres banquiers, le monde vous doit un monument — un cénotaphe. Quelle figure animale vous représentera le mieux ?