Ceux qui prennent la peine de réfléchir, sans préjugés, s'accordent de plus en plus aujourd'hui à admettre que le contrôle du volume de l'argent, ou la dispensation du crédit, par des agences à profit est non seulement antisocial, mais antiscientifique. D'ailleurs, les résultats ont démontré le fiasco monumental d'un système incapable d'accomplir sa fonction sauf, peut-être, en temps de guerre.
De plus en plus nombreux sont ceux qui pensent, et déclarent, que le gouvernement doit reprendre la prérogative souveraine dont il n'aurait jamais dû se départir : l'émission ordonnée de la monnaie, la détermination du volume du moyen d'échange.
Jusque-là, presque tous les réformateurs s'entendent. Mais l'accord est beaucoup moins parfait lorsque vient la question :
Comment le gouvernement mettra-t-il en circulation la monnaie nouvelle qu'il devra créer pour combler une insuffisance de pouvoir d'achat ?
Comment distribuer l'argent nouveau reconnu nécessaire et fait par le gouvernement ?
Pour ceux du premier groupe, tout argent doit être personnellement gagné. Ils ne démordront pas de là.
Quand bien même il y aurait des montagnes de production en attente devant les consommateurs, personne ne doit y toucher à moins de travailler quelque part à produire quelque chose. S'il est absurde de produire des choses vendables, parce qu'il y en a déjà trop d'offertes, qu'on produise des choses non vendables : des routes, des ponts, ou des corvettes, des canons. Mais de toute façon, que l'homme soit bien occupé ; pas occupé à des activités libres, mais attelé pour avoir droit à une ration. Qu'on lui laisse le moins de temps possible pour penser, pour s'orienter : ce serait funeste pour son âme !
Ceux du deuxième groupe tiennent, comme ceux du premier, à ce que le gouvernement soit le propriétaire de l'argent nouveau devenu nécessaire pour faire face au progrès de la production.
À remarquer que le progrès de la production est dû moins aux activités des travailleurs qu'à l'organisation avancée de la production moderne, aux ressources naturelles, aux inventions, à la science appliquée. Toutes choses qui semblent avoir un certain caractère communal. Mais le grand public, pour nos réformateurs numéro 1 ou numéro 2, ne doit profiter de tout cela que selon le bon vouloir et selon les décisions du gouvernement.
L'expérience a pourtant démontré quel degré d'impartialité il faut attendre dans la distribution des grâces par le gouvernement.
Tout de même, les réformateurs du deuxième groupe ont un esprit moins intransigeant que ceux du premier, puisqu'ils admettent au moins certaines distributions d'argent sans exiger une participation directe à la production. Dans les allocations, dans les pensions, il y a déjà le principe du dividende national : il n'y manque que le degré d'universalité.
Ni ceux du premier, ni ceux du deuxième groupe ne croient à un peuple majeur, à des individus capables de faire un bon usage de leur liberté de choix. Pour eux, rien ne peut être sagement décidé, à moins de l'être par le gouvernement. C'est une attitude d'esprit, une sorte de philosophie politique, commune aux deux groupes.
Même ceux d'entre eux qui trouvent le gouvernement très partial, qui voient dans le favoritisme courant un fléau, dans la bureaucratie la disparition des responsabilités, dans le coulage greffé sur les deniers publics une honte nationale, même ceux-là persistent dans leur idée d'un peuple mineur et d'un gouvernement tuteur, en souhaitant seulement qu'eux-mêmes ou des parfaitement honnêtes comme eux constituent le gouvernement.
Quant aux créditistes, qui forment le troisième groupe, les lecteurs de Vers Demain connaissent très bien la confiance qu'ils font au peuple, et le souci qu'ils ont d'éclairer le peuple, de le rendre honnête comme eux, de faire son éducation dans l'utilisation de sa liberté de choix, plutôt que de le tenir perpétuellement en laisse. Il y a longtemps que le libre arbitre serait disparu de la surface de la terre si le bon Dieu avait enlevé aux hommes leur liberté à cause des abus qu'ils en font.
Mais, s'il, est difficile de faire l'unité dans les attitudes philosophiques, surtout lorsqu'on reste dans le champ spéculatif, il devrait y avoir moins de divergences lorsqu'on descend au niveau des réalisations.
S'il y a 15 millions d'argent nouveau à mettre en circulation, pour que les familles de la province puissent acheter la production de la province, de quelle manière cet argent atteindra-t-il mieux les consommateurs :
1. En distribuant $5.00 à chacun des trois millions d'habitants de la province ;
2. En faisant pour 15 millions de dépenses publiques.
Si l'on veut jouer aux philosophes, n'oublions pas que la fin doit déterminer les moyens. Or, quelle est la fin dans une émission d'argent nouveau reconnue nécessaire pour l'écoulement d'une productiôn immobilisée ? Cette fin est-elle d'avoir une route, ou de rendre les consommateurs capables d'acheter ?
Pourquoi alors chercher un chemin détourné ? Si le vide est à combler dans le portefeuille des individus, pourquoi ne pas le faire directement ?
La finance directe du consommateur a d'ailleurs l'avantage de donner une activité fonctionnelle à l'argent. Le consommateur achète immédiatement la production : la production se trouve donc adéquatement financée, sans retard comme sans dette. Tandis que la finance de la production ne finance point si adéquatement le consommateur, à cause de tout l'argent qui languit ou reste accroché en cours de route.
La même remarque peut s'appliquer aux travaux publics. Quelle partie de l'argent affecté aux travaux public atteint la masse qui a le plus besoin d'argent ? L'expérience n'est-elle pas là pour répondre ?
Rien d'ailleurs n'empêche le gouvernement, une fois l'argent distribué, d'en extraire à un endroit ou l'autre, plus là où il y en a plus, moins là où il y en a moins, pour financer des entreprises publiques jugées nécessaires et approuvées par les représentants du peuple. Ce serait diminuer l'appel sur la production de biens consommables, en faveur de besoins publics urgents.
Ajoutons que, dans le cas où il y a suffisamment de matériaux et de main-d'œuvre pour permettre à la fois une abondante production de biens consommables et la poursuite d'améliorations publiques, l'argent total émis doit être suffisant pour supporter financièrement les deux. D'ailleurs, la technique créditiste embrasse tout cela.
Qu'on aborde le sujet de la distribution de l'argent nouveau au point de vue de la fin qui détermine l'émission, ou au point de vue de l'efficacité du moyen, ou au point de vue de la plus grande répartition des avantages dans la masse du peuple, la supériorité appartient à la méthode créditiste.
Il s'agit après tout, comme d'autres l'ont écrit, de rendre l'argent au peuple auquel il appartient. Or comment mieux s'y prendre pour rendre l'argent au peuple :
En le lui remettant directement, ou en le faisant passer par une canalisation sur laquelle sont branchées maintes ramifications pompantes ?
J.-Ernest GRÉGOIRE