L'article suivant a été publié dans le journal Vers Demain du 15 décembre 1949. En 2002, les financiers et les politiciens nous répètent encore cette même rengaine : "Il faut vivre selon ses moyens" :
Vivre selon se moyens. — Combien de fois ne nous a-t-on pas corné cet avis, en guise de reproches, ou pour prêcher l'acceptation de la misère : "Il faut vivre selon ses moyens !" L'individu doit vivre selon ses moyens. La famille, selon ses moyens. Le gouvernement, administrer selon ses moyens. Le pays, plafonner le niveau de vie selon ses moyens.
Pourquoi ce conseil ? Personne ne peut dépasser ses moyens ! Personne ne peut poursuivre une fin, même bonne et désirable, qu'avec les seuls moyens dont il dispose.
Appliqué au réel, le conseil nous paraît parfaitement inutile. Qu'on le veuille ou non, on est nécessairement limité par ses moyens. Quand bien même on voudrait aller au-delà de ses moyens, on ne le peut pas. L'homme qui ne peut marcher plus de quatre milles à l'heure aura beau soupirer tant qu'il voudra, il n'arrivera jamais à franchir plus de 12 milles en trois heures. À celui qui ne peut rester éveillé plus de dix-sept heures d'affilée, on ne peut songer à confier la conduite d'un camion pendant dix-huit heures sans arrêt.
"Limitez-vous à vos moyens." On y est bien forcé.
Il nous semble que c'est d'un conseil contraire que tout le monde a le plus besoin. Que de personnes laissent dormir leurs moyens, perdent leur temps, ne font aucun usage de leurs talents, de leurs énergies ! Ce qu'il faudrait crier à tout ce monde-là, c'est : "Mettez donc en oeuvre tous vos moyens. Ne laissez donc pas la plus petite parcelle de vos moyens inutilisée, pour arriver à des fins qui pressent."
Mais la bouche, ordinairement bien nourrie, qui vous sermonne et vous enjoint de vivre selon vos moyens, veut immanquablement dire : "Selon vos moyens financiers". Elle vous fait un crime de vouloir dépasser vos moyens financiers : s'ils sont petits, eh bien ! privez-vous, même si les moyens réels sont grands.
Et cela, c'est une autre histoire.
Vos moyens financiers : c'est une borne qui vous est imposée, non pas par la nature, ni par la Providence, ni par les ressources de votre pays, mais par la volonté d'autres hommes. C'est une limite, exprimée en chiffres. Et le régime qui réglemente ces chiffres sait les faire abondants pour la guerre et les raréfier quand on ne travaille plus que pour la paix.
Prenez le cas du chômeur. Vit-il selon ses moyens ? Lorsqu'il travaillait, il pouvait s'accorder un niveau de vie déterminé par son salaire. Lorsqu'il chôme, il doit se borner à un niveau de vie déterminé par sa prestation de chômage (quand il en touche une). Pourtant, c'est le même homme. Il a les mêmes mains, la même force musculaire, le même cerveau, la même capacité d'attention, la même bonne volonté, la même disposition à servir la production. Ses moyens réels sont les mêmes : il doit quand même couper son niveau de vie au moins en deux.
Puis ce chômeur, qui ne peut plus obtenir que la petite moitié de ce qu'il obtenait auparavant, est dans le même pays, en face de la même quantité de produits offerts par la consommation. C'est même souvent parce que les produits accumulés sont en plus grande quantité qu'il est obligé de chômer et qu'on lui donne droit à moins de produits.
Passez du chômeur au pays tout entier, et constatez la même anomalie.
Est-ce que la population du Canada a vécu selon ses moyens de 1929 à 1939 ? En 1930, 1931, 1932, et les années suivantes, il y avait au Canada les mêmes besoins réels qu'auparavant : les mêmes richesses naturelles, la même fertilité du sol, le même climat, le même régime de soleil et de pluie, la même population intelligente, les mêmes machines. Et cependant, la population canadienne a dû souffrir des privations sans nombre. Pourquoi ? Manque de moyens financiers. Et d'après le jugement de nos « prêcheux » de "vivre selon ses moyens", ce sont les moyens financiers qui priment, les seuls qui doivent décider le niveau de vie.
Si les moyens financiers étaient la réplique exacte des moyens réels, tout serait parfait : vivre selon les moyens financiers, ce serait par le fait même vivre selon les moyens réels.
Mais rien de tel.
Les moyens financiers disparaissaient en 1929, sans aucune justification, puisque les moyens réels étaient encore là. La comptabilité était faussée. Les chiffres n'exprimaient pas les faits.
Et pourquoi les moyens financiers sont-ils revenus en 1939 ; revenus tout d'un coup, aussi subitement qu'ils étaient disparus dix ans auparavant ? Pourquoi ? Est-ce parce que les moyens réels augmentaient ? Pas du tout. C'est parce qu'on entrait en guerre. Or, quand on entre en guerre, il faut des soldats pour porter les armes et des ouvriers pour faire des canons. Ceux qui portent les armes et font des canons ne sont plus disponibles pour produire du pain, des vêtements, des chaussures, des maisons. Les moyens réels diminuaient ; or, c'est à ce moment-là que les moyens financiers sont revenus au galop et en abondance.
Encore une comptabilité fausse.
Les faussaires ? Ceux qui gèrent le régime financier. Régie universelle, puisque ça s'est produit ainsi dans tous les pays du monde à la fois, à la même occasion.
Pour récompenser les faussaires de ces énormités, on leur a donné une charte les consacrant maître de l'univers. On a appelé cela Accords de Bretton Woods, Fonds International, Banque Mondiale. Ils étaient déjà dictateurs de facto avant leur gigantesque fraude de 1929 et leur gigantesque inflation guerrière de 1939. Ils sont maintenant dictateurs de jure.
Quand vous approchez un politicien aujourd'hui pour lui parler de réforme financière, il vous pointe d'un doigt inspiré les accords internationaux : Nous n'y pouvons toucher, nous ne sommes qu'une dent dans l'engrenage ! Ou plutôt, qu'un pion entre les mains des grands joueurs.
C'est accepter la bêtise à bon marché ; car est-il pire bêtise que de se lamenter devant l'abondance et de garnir la table devant la destruction ?
Le 20 novembre (1949), le Bureau fédéral des statistiques communiquait à la presse canadienne un rapport sur la situation du revenu et des dépenses des familles de Montréal.
D'après ce rapport que les journaux jugent inquiétant — la moyenne du revenu de la famille montréalaise, dans les douze mois terminés le 31 août 1948, a été de $2,956 ; et, dans la même période, les dépenses de la famille se sont élevées à $2,964. Donc $8 de plus de dépenses que le revenu, et c'est cela qui inquiète des imbéciles. S'ils s'inquiétaient au moins dans le bon sens !
Disons que le rapport pour Toronto présente un écart analogue : plus de dépenses que de recettes.
Qu'est-ce que cela prouve ? Cela prouve qu'il y avait plus de choses à vendre qu'il n'y avait d'argent pour les payer. Il a fallu recourir, soit à des épargnes (revenus passés), soit à des crédits (revenus anticipés), pour payer de la marchandise actuellement présente.
Jamais, en effet, le Montréalais, ou le Torontois, ne pourrait acheter de la marchandise absente. Donc, tout ce qu'il a acheté était, non seulement possible, mais existant. D'autre part, il n'avait pas un revenu à ce niveau-là, et c'est cette insuffisance de revenu qui devrait inquiéter les « inquiétables ».
Nous irons plus loin. Nous dirons que, si la famille avait encore eu plus de revenu, elle aurait pu acheter encore plus de choses, et la production les aurait fournies, puisque les marchands courent maintenant après les acheteurs, et puisqu'il y a des chômeurs parce que la production ne s'écoule pas assez vite.
Tous les chômeurs - hommes et machines ; tous les parasites de la bureaucratie, de l'inspection et de la propagande ; tous les occupés à préparer une troisième guerre mondiale ; tous les brevets coffrés pour protéger des profits bâtis sur des patentes périmées ; tout cela — et bien d'autre chose – constitue un vaste réservoir de "moyens" non utilisés ou employés à faux.
Ce qui est inquiétant dans la situation, ce n'est donc pas que les gens dépassent leurs moyens financiers, mais que la limite des moyens financiers les empêche de vivre selon les moyens réels du siècle et du pays.
Ceux qui pestent contre les achats à crédit feraient bien mieux de pester contre la fausse comptabilité du système, qui force soit à acheter à crédit, soit à se priver et à hâter ainsi le chômage en face de besoins non satisfaits.
Vivre selon ses moyens — nous en sommes — nous le voulons — nous le réclamons. Ces moyens sont immenses, ceux du pays, et ceux des bras et des cerveaux qui l'habitent. Mais qu'on cesse de nous parler de vivre selon des moyens financiers, qui constituent une absurdité, réglée en proportion inverse de moyens réels.
Un peu plus de respect pour le réel – fait de personnes humaines, de besoins humains, et de biens immenses pour y répondre. Et moins de soumission hypnotique au factice, au truqué, à la supercherie, qui font inutilement souffrir des êtres humains pour garder en selle des dictateurs qui ont cent fois mérité la potence.
Le Crédit Social est la seule solution pour mettre les moyens financiers au niveau constant des moyens réels.