Quelqu’un ayant un jour demandé à Douglas, fondateur de l’école créditiste, où il comptait aboutir avec la propagande de sa doctrine, le Crédit Social, le grand homme répondit:
«Je vais vous dire, largement parlant, ce que nous poursuivons. Nous essayons d’ouvrir le jour à une nouvelle civilisation, quelque chose qui, va bien au-delà d’un simple changement dans le système financier. Nous espérons, par divers moyens, surtout d’ordre financier, de permettre à la communauté humaine de passer d’un type de civilisation à un autre; et la première condition requise, selon nous, est celle d’une sécurité économique absolue.»
Que serait cette nouvelle civilisation? En quoi le comportement des hommes, leurs rapports mutuels, seraient-ils différents, meilleurs que ceux d’aujourd’hui? Quels seraient les caractères distinctifs de ce nouveau type de civilisation à laquelle, selon Douglas, le Crédit Social permettrait aux hommes d’accéder?
Personne ne peut répondre d’avance à ces questions. Le Crédit Social n’a jamais prétendu tailler un mode quelconque de vie à personne. Il couperait des liens; mais il ne régenterait pas les hommes dont il aurait coupé les liens.
Selon l’expression d’un autre écrivain créditiste, le Crédit Social n’est pas une panacée, mais une libération.
On appelle «panacée» un remède universel contre tous les maux, physiques ou moraux.
Il n’existe évidemment pas de panacée: c’est du domaine de l’utopie. Et le Crédit Social n’est certainement pas une panacée.
Sous un régime créditiste, il y aurait encore de la production à faire, des peines à endurer, des maladies à soigner, des deuils à subir, des études à poursuivre, des vices à combattre, des vertus à acquérir. Il y aurait encore des ambitions à refouler, des injustices à dénoncer, de la charité à pratiquer.
Aujourd’hui, vous pouvez avoir des silos pleins à craquer, des producteurs de blé qui se lamentent de l’entassement de leur grain, et en face, des gens qui manquent de pain. Vous n’auriez pas cela sous un régime de Crédit Social. Le pain serait selon le blé, et non pas selon l’argent; ou plutôt, vu qu’alors l’argent serait lui-même selon le blé, le pain serait à la fois selon le blé présent qui permet de faire du pain, et selon l’argent rendu présent qui permettrait à tous d’en obtenir. Et ainsi des autres produits et services répondant aux besoins.
Notre civilisation actuelle possède certainement de grandes richesses, des richesses matérielles, des richesses culturelles; et l’Eglise nous offre ses richesses spirituelles à pleines mains, sans rationnement.
Mais c’est tout de même une civilisation d’hommes enchaînés, soumis à des conditions imposées, conditions souvent difficiles ou même impossibles à plusieurs, pour leur accès individuel aux richesses matérielles et aux richesses culturelles. La poursuite des richesses spirituelles elles-mêmes en souffre, car l’homme absorbé par les soucis matériels ne vit pas dans un climat bien favorable à l’élévation de son âme et à l’exercice de la vertu.
Saint Thomas n’a-t-il pas indiqué la nécessité d’une suffisance de biens matériels pour pouvoir pratiquer la vertu? Et le Pape Pie XII lui-même:
«L’usage des biens temporels est nécessaire à l’exercice des vertus et, par conséquent, pour conduire, sur terre, une vie chrétienne digne de l’homme.» (14 mai 1953)
Cela ne veut pas dire que le seul fait de posséder une suffisance de biens matériels rende l’homme vertueux. Il lui reste justement à s’exercer à la pratique de la vertu. Mais l’absence du préalable, le défaut de conditionnement matériel, crée un obstacle qu’il appartient à l’organisme économique et social d’écarter.
Il en est de même pour le culturel. La fonction économique ne doit pas prendre tout l’homme, aux dépens d’autres activités humaines plus importantes. C’est pourtant le cas quand les soucis économiques pèsent sur l’individu.
Nous donnons donc raison à Douglas, lorsqu’il dit qu’à son avis, la première condition requise pour l’entrée dans un type nouveau et meilleur de civilisation, c’est une sécurité économique absolue.
Absolue — sans condition. Autrement dit: l’assurance du pain quotidien, du seul fait d’être né dans un monde capable de fournir facilement le pain quotidien à tous.
Peu de personnes jouissent de cette sécurité économique absolue. Même parmi ceux qui possèdent aujourd’hui les moyens de vivre et faire vivre leur famille, le plus grand nombre n’est nullement assuré qu’il possédera encore ces moyens demain, dans dix ans, dans vingt ans.
Statue de Louis Even, chef-d’œuvre de Robert Roy, sculpteur de St-Jean Port-Joli |
Et pourtant, si l’organisme économique et social était bien constitué, si l’accès aux biens de la nature et de l’industrie dépendait seulement de l’existence de ces biens en quantité suffisante, c’est tout le monde, au Canada et dans maints autres pays, qui pourrait jouir d’une sécurité économique absolue, bannissant de l’esprit toute inquiétude pour le lendemain matériel.
Mais quand l’accès aux biens dépend de conditions financières non accordées avec la présence de biens d’une part et de besoins d’autre part, c’est alors que cesse la sécurité économique absolue. La sécurité devient liée à des conditions fluctuantes, que l’individu ne contrôle pas. Une sécurité ainsi conditionnée est pratiquement une insécurité.
Le réel est une base de sécurité; le financier, une cause d’insécurité. Et le financier ayant obtenu priorité sur le réel, l’insécurité prévaut sur la sécurité.
Aussi Douglas dit-il que l’émergence d’un nouveau type de civilisation nécessite d’abord l’application de divers moyens, surtout d’ordre financier.
C’est justement le but des propositions financières du Crédit Social, que Douglas lui-même a énoncées.
Qu’en résulterait-il?
— Mais quels effets cette sécurité économique absolue produirait-elle sur les individus?
— Quels effets produirait-elle sur vous-mêmes?
Supposons qu’un capital productif inaliénable soit placé à votre nom; que, sans pouvoir divertir le capital lui-même, vous soyez assuré d’en obtenir un revenu annuel, régulièrement, jusqu’au terme de votre vie; et que ce revenu annuel soit suffisant pour vous permettre une honnête subsistance. Voilà bien pour vous une sécurité économique absolue. De quelle manière va-t-elle affecter votre comportement?
Chose certaine, vous allez immédiatement vous sentir libéré de l’inquiétude du lendemain. Allez-vous quand même garder votre emploi, si vous êtes un salarié? Peut-être que oui, si vous aimez ce genre de travail et si la récompense qu’il vous apporte vous fournit le moyen d’embellir davantage votre vie. Peut-être allez-vous préférer quitter cet emploi, pour un autre qui, sans vous rapporter autant (puisque vous n’êtes plus dans le besoin), conviendra mieux à vos goûts. Peut-être allez-vous choisir de travailler pour vous-même, lucrativement ou non, vous livrant à des activités libres.
C’est vous-même qui déciderez, n’est-ce pas, puisque vous êtes un homme libéré.
Eh bien, votre voisin fera lui aussi son propre choix, si lui aussi obtient la sécurité économique absolue. Et c’est tous vos concitoyens qui feront de même lorsque, selon le concept créditiste, chacun jouira de cette même sécurité économique absolue.
Vous devinez tout de suite que certains changements se produiront immanquablement, sans être imposés par personne.
Le pouvoir d’achat naissant pour une grande partie entre les mains des consommateurs, ce sont eux qui donneront à la production des commandes correspondant à leurs besoins. L’économie s’orientera vers une économie de consommateurs: elle retrouvera ainsi sa finalité qu’elle avait perdue.
Puis, les relations entre employeurs et employés prendront automatiquement un nouveau visage. Plus question d’unions ouvrières et de syndicats patronaux pour se combattre réciproquement. Des hommes assurés de leur pain quotidien ne sont plus obligés d’accepter des conditions imposées ni de subir des traitements insupportables. Les groupements de producteurs se feraient autrement, et sans doute l’associationisme remplacerait-il graduellement le salariat.
Avec des hommes libérés par la sécurité économique, les petits et moyens dictateurs de tous crins n’auraient plus aucune prise sur ceux qu’ils font ramper aujourd’hui. C’est pourquoi ceux qui aiment à dominer les autres ne sont point enthousiastes du Crédit Social.
— Mais n’y aurait-il pas des hommes qui abuseraient de cette libération?
— En abuseriez-vous vous-même? Si elle vous était offerte d’une main, aimeriez-vous que, de l’autre main, on vous la supprime de crainte que vous en abusiez?
Mais, mettons qu’il y en ait qui en abusent. Est-ce une raison pour garder une économie de servitude et de soucis matériels lorsque la sécurité économique pour tous est possible?
Le Pape note bien qu’un degré d’aisance et de culture facilite l’exercice de la vertu, au lieu de lui nuire, «à condition qu’on use sagement» de cette condition matérielle. Il sait bien que des gens n’en useront pas sagement; mais il la réclame quand même pour tous et pour chacun, comme condition d’un système économique et social bon et sainement constitué (Encyclique Quadragesimo Anno).
Nous l’avons dit plus haut, sous un régime de sécurité économique, il y aurait encore des problèmes à résoudre. Ils ne seraient plus d’ordre purement financier. Ils resteraient plutôt des problèmes relatifs à d’autres activités fonctionnelles de l’homme que celles de la vie économique. Des problèmes d’ordre éducationnel, civique, médical, moral, religieux — comme aujourd’hui. En a-t-on peur? Prétendra-t-on que la camisole du système financier doive remplacer ou aider l’éducateur, le prêtre, la morale, la religion?
Pourquoi l’homme ne pourrait-il pas apprendre à se conduire à moins d’être tenu en laisse par la crainte de ne pas avoir de quoi manger? Et pourquoi faudrait-il entretenir cette crainte, même devant des greniers pleins, par les artifices des contrôleurs de l’argent et du crédit?
Le système actuel est du jansénisme économique. Le Crédit Social y substituerait un caractère de catholicité, de sécurité économique pour chaque individu. En faisant sauter l’obstacle: l’hérésie financière.