Les manuels d'instruction civique distinguent généralement trois pouvoirs relevant du gouvernement : le législatif, l'exécutif et le judiciaire.
Le gouvernement légitime de tout pays libre et vraiment souverain doit posséder le pouvoir de faire des lois pour régler les relations des citoyens entre eux et avec les corps établis, sans avoir à en demander la permission à une autorité étrangère. C'est l'exercice du pouvoir législatif.
De même, le gouvernement d'un pays souverain doit pouvoir administrer le pays en conformité avec ses lois et avec sa constitution, sans avoir à soumettre ses actes à l'approbation d'un gouvernement étranger. C'est l'exercice du pouvoir exécutif.
Enfin, le gouvernement d'un pays souverain doit posséder le pouvoir d'appliquer les lois du pays, de poursuivre et pénaliser ceux qui les violent, de juger les litiges entre citoyens, à l'étendue de ce pays, sans avoir à s'y faire autoriser par un gouvernement étranger. C'est l'exercice du pouvoir judiciaire.
Si les trois pouvoirs — le législatif, l'exécutif et le judiciaire — sont les grands pouvoirs constitués de tout gouvernement souverain, il en est un autre, non catalogué comme tel, mais qui les dépasse tous les trois, et qui domine les gouvernements eux-mêmes.
Ce super-pouvoir, qui ne tient son autorité d'aucune constitution, et ne s'en soucie pas plus qu'un brigand pour l'exercice de sa puissance, c'est le pouvoir monétaire.
Le pouvoir monétaire, ce n'est pas l'argent que vous pouvez avoir dans votre porte-monnaie. Ce ne sont pas les actions ou obligations que vous pouvez avoir en porte-feuille. Ce ne sont pas les taxes que les gouvernements des trois paliers — local, provincial, fédéral — vous soutirent sans jamais être assouvis. Ce ne sont pas les hausses de salaires pour lesquelles des syndiqués hurlent et font des grèves. Ce ne sont pas même les dividendes industriels que des socialistes voudraient voir ôtés aux capitalistes et distribués aux salariés sans avoir calculé quelle goutte insignifiante chacun en tirerait. Le pouvoir monétaire, ce n'est pas, non plus, ce que des gouvernants appellent inflation et ce que les employés appellent hausse du coût de la vie, alors que gouvernements et syndicats y contribuent tant qu'ils peuvent, les premiers par leurs taxes croissantes, les seconds par leurs exigences de hausses de salaires.
Non, tout cela, c'est de la petite bière, face à la stature et à la puissance du super-pouvoir que nous dénonçons, cette puissance qui peut nous rendre la vie « horriblement dure, implacable et cruelle », selon les termes de Quadragesimo Anno. Elle peut même rendre la vie tout à fait impossible, comme l'exprime bien Pie XI dans cette même encyclique :
« Ce pouvoir est surtout considérable chez ceux qui, détenteurs et maîtres absolus de l'argent, gouvernent le crédit et le dispensent selon leur bon plaisir. Par là, ils distribuent en quelque sorte le sang à l'organisme économique dont ils tiennent la vie entre leurs mains, si bien que, sans leur consentement, nul ne peut plus respirer. »
Ces termes très forts peuvent paraître démesurés à quiconque ignore, d'une part, le rôle de l'argent et du crédit dans la vie économique, et d'autre part, le contrôle auquel sont soumis l'argent et le crédit. Mais le Pape n'a nullement exagéré.
Rappelons tout de suite, sans l'expliquer ici, que le crédit financier a la même vertu que l'argent tangible dans la vie économique. On achète des matériaux, des services, du travail, des produits, aussi bien avec des chèques qui font simplement transférer des chiffres d'un compte à un autre dans des livres de banque, qu'avec de l'argent de métal ou de papier qui passe d'un client au marchand local dans le petit commerce courant. C'est même l'argent de chiffres qui active le plus la vie économique, étant responsable de plus de 80 pour cent du total des opérations financières, du commerce et de l'industrie du pays. Le mot générique « argent » peut donc servir à désigner les deux formes de moyens de paiement.
Ceci dit, voyons si l'argent a un rôle aussi considérable dans la vie économique et si son contrôle a vraiment la super-puissance que lui attribue le Pape, et nous avec lui.
Quelles qu'aient pu être les conditions de la vie économique dans des siècles du passé, il est indéniable qu'aujourd'hui, l'argent (ou le crédit) est indispensable pour maintenir en activité la production multi-source réclamée par les besoins, privés ou publics, de la population. Indispensable aussi pour permettre à cette production d'atteindre les besoins qu'elle doit satisfaire.
Sans argent pour payer matériaux et main-d'œuvre, le meilleur entrepreneur doit renoncer à produire, et le fournisseur de matériaux devra réduire d'autant sa propre production. Les employés de l'un et l'autre en pâtiront, restant avec leurs besoins et laissant d'autres producteurs rester avec des produits invendus. La chaîne continue. C'est connu, des populations entières en ont souffert.
C'est la même chose pour ce qui est des entreprises publiques. Les besoins publics peuvent être pressants, bien sentis, bien exprimés et bien compris des corps publics. Mais si ces corps publics sont sans argent, ou avec une insuffisance d'argent, les projets doivent attendre.
Qu'est-ce qui manque dans ces conditions-là ? Matériaux ? Main-d'œuvre ? Compétence ? Rien de cela. Il ne manque que l'argent, le crédit financier le « sang de l'organisme économique ». Que le sang revienne, l'organisme économique se remettra en fonctionnement. S'il tarde à revenir, des entrepreneurs perdront leur entreprise ; des propriétaires, leur propriété ; des familles, le pain quotidien, la santé ou même la vie des enfants, et souvent la paix domestique.
Mais qu'y faire ? N'est-ce pas une situation inévitable qu'il faut fatalement endurer ? — Pas du tout. Si le sang manque dans l'organisme économique, c'est parce qu'il en a été soustrait. Et s'il revient, c'est parce qu'il y est réinfusé.
Une extraction de sang et une infusion de sang ne sont point des opérations spontanées. Et ce sont les contrôleurs, les contrôleurs de l'argent et du crédit, qui peuvent « restreindre ou dispenser le crédit selon leur bon plaisir », et « ils tiennent ainsi entre leurs mains la vie de l'organisme économique ». Il faut leur consentement pour vivre : Pie XI disait juste.
Dans son Encyclique, le Pape n'a pas expliqué le mécanisme de l'extraction et de l'infusion de ce sang, ni défini des moyens concrets pour soustraire l'organisme économique au contrôle de ces mauvais chirurgiens. Ce n'était pas son rôle. Son rôle était de dénoncer et flétrir une dictature, source de maux incalculables pour la société, pour les familles, pour les personnes, non seulement au point de vue matériel, mais créant des difficultés indues dans la poursuite de chaque âme vers une destinée qui doit être sienne pour toute l'éternité. Et le Pape a dit ce qu'il devait dire. On a, hélas ! trop peu fait écho à sa voix, et la dictature dénoncée a consolidé davantage ses positions depuis. Les allégements qu'elle peut avoir permis ne l'ont été que pour maintenir un pouvoir dont les effets étaient devenus d'une évidence difficile à masquer.
C'est qu'en effet, le retour subit d'un flot de sang dans un organisme économique qui en était presque entièrement dépourvu depuis des années, ne pouvait manquer d'impressionner même ceux qui en ignoraient le mécanisme. Ce coup fulgurant s'est produit en septembre 1939. La veille, un organisme économique exsangue paralysait tous les pays évolués. La déclaration de guerre, à laquelle allaient participer ces mêmes pays, amenait subitement tout le sang, tout l'argent, tout le crédit financier dont ces nations auraient besoin pendant six années réclamant la mise en œuvre de toutes leurs ressources humaines et matérielles.
Le pouvoir monétaire, c'est le pouvoir d'émettre l'argent et le crédit de la nation ; le pouvoir de conditionner la mise en circulation de cet argent et de ce crédit ; le pouvoir de déterminer la durée de circulation de ce crédit financier ; le pouvoir d'en réclamer le retour à terme fixé d'avance sous peine de confiscation de biens qui sont le fruit du travail des confisqués ; le pouvoir d'assujettir les gouvernements eux- mêmes, fixant pour eux aussi les conditions de libération et de retour, exigeant comme garantie le pouvoir qu'ont tous les gouvernements de taxer, leurs citoyens.
Or, ce crédit financier, cet argent, c'est la permission de mettre en œuvre la capacité de production, non pas des contrôleurs, mais de la population du pays. Les contrôleurs de l'argent et du crédit, eux, ne font pas pousser une tige de blé, ne produisent pas une paire de chaussures, ne fabriquent pas une seule brique, ne creusent pas un trou de mine, ne pavent pas un pouce carré de route. C'est la population du pays qui fait tout cela. C'est donc son propre crédit réel. Mais pour pouvoir s'en servir, il faut le consentement des contrôleurs du crédit ; du crédit financier, qui n'est que l'inscription dans le livre de la banque de chiffres, représentant la valeur du crédit réel de la nation.
La plume du banquier qui consent ou s'objecte à donner à des particuliers, à des compagnies, aux gouvernements, le droit de mobiliser les compétences, les bonnes volontés, les ressources naturelles de la nation, cette plume-là commande ; elle accorde ou refuse ; elle conditionne les permissions qu'elle consent ; elle endette ceux, particuliers ou gouvernements, auxquels elle les accorde. Plume qui a la vertu d'un sceptre, entre les mains d'un super-pouvoir, du pouvoir monétaire.
Dix années de paralysie économique. Pas un gouvernement ne se juge capable d'y mettre fin. Une déclaration de guerre : les permis financiers de produire, de conscrire, de détruire et de tuer surgissent du jour au lendemain.
Dix sessions parlementaires, de plusieurs mois chacune, à Ottawa, n'ont pu trouver une issue à la crise antinaturelle qui affamait et privait des familles entières devant des produits invendus et devant la possibilité d'en offrir beaucoup plus encore.
Mais il a suffi d'une session dite d'urgence, de 6 jours seulement, du 7 au 13 septembre 1939, pour décider d'entrer à plein collier dans une guerre qui coûterait des milliards. Décision rapide et unanime. Un ministre du Cabinet de Mackenzie King, J. H. Harris, y allait de toute son éloquence : « Le Canada, clamait-il, a les yeux tournés sur cette Chambre. S'il en est ainsi, ne nous appartient-il pas de voir à ce qu'il y ait dans cette enceinte unité d'action et de pensée ? La raison en est évidente ; le christianisme, la démocratie et la liberté personnelle sont en jeu. »
Le christianisme et la liberté de la personne ne lui avaient pas paru en jeu, pas plus qu'au gouvernement dont il faisait partie, toutes les années où des familles canadiennes étaient brisées par l'impossibilité de fournir du pain à la maisonnée ; où des jeunesses se réfugiaient dans des camps de concentration, dits camps de travail, pour avoir une maigre ration en retour de leur totale servitude ; où des hommes s'exilaient au fond des bois ; où des hommes valides sans ouvrage vagabondaient d'une ville à l'autre, où d'autres cherchaient abri dans des cabanes qu'ils se construisaient avec des morceaux de tôle ou de papier goudronné sur les dépotoirs de la cité de Montréal...
Et qu'est-ce donc que le christianisme et la liberté personnelle ont gagné d'une guerre qui a morcelé l'Allemagne, en en mettant une partie ainsi que dix autres pays chrétiens entiers, sous le joug du communiste et sanguinaire Staline ?
Mais Harris et les autres savaient que l'entrée en guerre était une condition pour ramener dans l'organisme économique le sang contrôlé par le super-pouvoir, le Pouvoir Monétaire.
Il n'y a pas pire tyrannie que celle du Pouvoir Monétaire : tyrannie qui se fait sentir dans tous les foyers, dans toutes les institutions, dans toutes les administrations publiques, dans tous les gouvernements.
Et d'où donc ce super-pouvoir tient-il son autorité ? Les trois autres pouvoirs de gouvernement tiennent la leur de la Constitution de leurs pays. Mais quelle Constitution a pu donner à un super-pouvoir le droit de tenir sous sa coupe les gouvernements eux-mêmes ?
Le fait que c'est la même chose dans tous les pays modernisés ne justifie pas cette monstruosité. Cela montre seulement que le super-pouvoir du contrôle de l'argent et du crédit tient tout le monde civilisé dans ses tentacules. Il n'en est que plus diabolique.
Pouvoir diabolique oui, mais qui s'est entouré d'une aura sacrée, à tel point que l'on cherche les causes des maux économiques et sociaux partout, excepté dans le fonctionnement du système d'argent et de crédit. Chercher ailleurs est permis ; mais là, bas les mains, même celles des gouvernements souverains.
Il a fallu la lumière du Crédit Social, provenant d'un génie supérieur, C. H. Douglas, pour dissiper cette aura et dévoiler une tyrannie qui n'a pas le moindre trait de sacré. Et il a fallu des apôtres créditistes pour répandre cette lumière. Mais combien d'esprits qui devraient être les plus aptes à comprendre, à distinguer un système de domination d'un organisme de service, ont préféré se boucher les oreilles ou fermer leurs yeux, pour des raisons d'orgueil ou d'intérêts !
L'application du Crédit Social, que nous n'expliquerons pas ici, Vers Demain l'ayant fait bien des fois et devant y revenir bien d'autres fois encore, tuerait ce super-pouvoir, fléau de l'humanité.
Ce qu'il faut à sa place, c'est un pouvoir monétaire, institué par constitution ou par loi, pour faire de l'organisme monétaire un organisme au service de la communauté comme le sont les trois autres services mentionnés plus haut.
Un pouvoir monétaire exercé par un organisme analogue à l'organisme judiciaire. Mais des comptables qualifiés au lieu de juges. Des comptables qui, comme les juges, accomplissent leur fonction indépendamment des hommes politiques au pouvoir. Qui basent leurs opérations — additions, soustractions ou règles de trois — sur des statistiques qui ne dépendent pas d'eux ; sur les relevés de la production et de la consommation du pays, résultant des activités libres de producteurs libres pour répondre aux demandes librement exprimées par des consommateurs libres.
Cela veut dire que l'argent et le crédit ne seraient que le reflet fidèle, l'expression chiffrée des réalités économiques.
C'est la loi constitutive d'un tel pouvoir monétaire qui fixerait cette fin à l'organisme ainsi établi. L'organisme devrait fournir les crédits financiers nécessaires à la population pour pouvoir commander à la capacité de production du pays les biens dont elle a besoin. Et comme ce sont les personnes et les familles elles-mêmes qui connaissent le mieux leurs besoins, l'organisme monétaire serait tenu, par sa constitution même, de fournir à chaque personne — par là même à chaque famille — le revenu nécessaire pour pouvoir commander au moins lés biens nécessaires à un niveau de vie convenable. Ce que le Crédit Social appelle un dividende à chaque citoyen, indépendamment de son statut d'employé ou de non employé dans la production.
Puis, le même organisme monétaire fournirait aux producteurs les crédits financiers requis pour mettre en œuvre la capacité de production du pays en réponse aux demandes ainsi exprimées par les consommateurs. Tant pour les besoins publics que pour les besoins privés.
Si la plume d'un super-pouvoir usurpé peut créer ou refuser au gré de ce tyran le crédit financier basé sur le crédit réel de la nation, la plume d'un pouvoir monétaire constitutionnel serait aussi effective pour émettre le crédit financier au service de la population, de tous les membres de la société. Cette fin serait stipulée par la loi.
Des entraves purement financières, il n'y en aurait plus. Des endettements envers des financiers étrangers pour des choses qu'on peut faire au pays même, cette absurdité n'existerait plus. Des prix qui montent quand la production devient plus facile et plus abondante, cette contradiction n'aurait plus aucune place dans un organisme monétaire tenu, par loi, de faire des aspects financiers de l'économie le reflet exact de la réalité. La recherche de nouveaux emplois à mesure que la machine fournit des produits à la place des hommes, cette politique absurde serait de l'histoire d'un passé de soumission à un monstre. Le gaspillage astronomique fait par la production de choses inutiles aux besoins humains normaux, dans le seul but de fournir de l'emploi, serait banni comme un manque de responsabilité envers les générations qui doivent nous succéder.
Et mille autres choses encore, avec l'institution d'un pouvoir monétaire de service, et avec la disparition du règlement insoutenable qui veut lier le revenu uniquement à l'emploi, alors que le premier effet du progrès devrait être de libérer l'homme de tâches économiques pour lui permettre de se livrer librement à des activités moins matérielles et plus épanouissantes.