Il vous est arrivé à tous, n’est-ce pas, de voir une pelle mécanique à l’ouvrage, soit dans des travaux d’excavation soit dans des constructions de voirie. Vous avez admiré avec quelle puissance et quelle vitesse la pelle mord dans le terrain le plus dur et charge des camions qui s’alignent près d’elle à tour de rôle.
Mais avez-vous calculé qu’une pelle mécanique peut faire en une journée ce qui prendrait dix jours à 35 hommes, travaillant à la main? En avez-vous conclu que la pelle mécanique, un conducteur des travaux et une couple de camionneurs font l’ouvrage de 350 hommes? Vous êtes-vous demandé ce que deviennent les 346 hommes dont les travaux de terrassement n’ont plus besoin?
Si vous visitez une mine ou une carrière, vous voyez des marteaux piqueurs, actionnés à l’air comprimé, dont chacun, entre les mains d’un seul homme, abat autant de roches que vingt hommes travaillant avec un pic ordinaire. Que deviennent les 19 hommes dont l’abattage n’a plus besoin?
Allez voir dans un port les travaux de chargement ou de déchargement: des grues, des ensacheuses, des suceuses de grain et d’autres machineries appropriées y font prestement l’ouvrage qui exigerait des centaines de dockers travaillant à la main. Qu’arrive-t-il des hommes déplacés par ces installations modernes?
Ceux d’entre vous qui ne sont plus jeunes se souviennent que, chaque été, des milliers d’hommes de Québec et d’Ontario prenaient le train pour aller aux moissons de l’Ouest. Ils y trouvaient des salaires appréciés qui valaient l’absence prolongée du foyer. Plus rien de cela aujourd’hui. Des moissonneuses-lieuses, répandues sur les grandes fermes à grain, y font chacune l’ouvrage de 160 moissonneurs. Qu’est-ce que les moissonneurs déplacés ont pour compenser les salaires qu’ils ne touchent plus?
On pourrait continuer l’énumération. L’aspect du monde de la production a changé depuis cinquante ans. La force motrice s’est multipliée par vingt. Dans notre province de Québec, les chutes d’eau harnachées, à elles seules, fournissent de sept à huit millions de chevaux-vapeur, soit l’équivalent de plus de 70 millions de forces d’hommes. Si cette force motrice était divisée également entre tous les habitants de la province, chaque homme, chaque femme et chaque enfant aurait à sa disposition l’équivalent moteur de 15 hommes prêts à le servir sans se fatiguer, 24 heures par jour. (M. Even écrivait cela en 1965, les chiffres pour 2012 seraient encore plus fantastiques.) C’est certes un progrès merveilleux dans les moyens de production, et l’on est loin d’avoir épuisé les possibilités.
Mais il reste toujours la question: Si les machines remplacent les hommes, avec quoi vivront les hommes déplacés par la machine, puisqu’ils n’auront plus de salaire?
On répliquera peut-être: Avec quoi ont-ils vécu dans les dernières décades? Avec quoi? Des crises périodiques les ont fait épuiser leurs réserves, d’abord, s’endetter ensuite. Qu’il s’agisse de dettes privées ou de dettes publiques, s’endetter, c’est utiliser le revenu des autres. Ceux que le progrès prive de revenu vivent nécessairement du revenu des autres, ou bien ils ne vivent pas du tout. Et l’on vit du revenu des autres, non seulement lorsqu’on mendie, mais lorsqu’on fait des choses inutiles, lorsqu’on occupe un emploi parasitaire dans un commerce surérogatoire, ou dans une bureaucratie dont le pays pourrait se passer.
On a eu deux guerres en moins de trente ans et la guerre est justement le moyen d’occuper les bras dont le progrès n’a pas besoin, puisqu’ils sont employés à détruire la production. La guerre finie, on trouve encore de l’emploi à relever les ruines. Mais à mesure que les moyens de production renaissent de leurs cendres, les crises recommencent.
A l’époque du plan Marshall, le secrétaire d’État des États-Unis, M. Atcheson, le déclarait carrément à Washington: Si l’on n’avait pas le plan Marshall pour aider l’Europe, disait-il, la production s’accumulerait en Amérique, et les Américains chômeraient par millions. Et le président Truman chargeait M. Gray, ancien secrétaire de l’Armée, de chercher les moyens à prendre pour que, à l’expiration du Plan Marshall, l’Europe obtienne encore les moyens d’acheter les produits des États-Unis. Autrement, disait le président, les États-Unis souffriront de l’accumulation de leurs propres produits.
Le progrès, qui met la force motrice et la machine au service de l’homme, devrait donner à l’homme un meilleur niveau de vie, tout en le soulageant de son labeur. Le progrès, la production abondante, assurée par la machine et par les procédés perfectionnés, devrait enlever à l’homme le souci du lendemain: puisque les produits abondent et abonderont encore plus demain, pourquoi être inquiet du lendemain?
Pourtant, malgré cette production abondante d’aujourd’hui, malgré la production encore plus abondante que le progrès nous vaudra demain, on n’a jamais été aussi inquiet du lendemain. La masse des hommes ne possède plus rien en propre. La famille qui, il y a cent ans, possédait un lopin de terre, pouvait compter sur le sol pour lui fournir au moins de quoi manger. Où est le lopin de terre des trois quarts de la population que le progrès a chassés de la campagne et entassés dans les centres industriels?
La propriété n’est plus le lot que d’une minorité. Et combien, parmi cette minorité, ne possèdent qu’un bien hypothéqué, dont ils paient encore les taxes, mais dont ils n’ont plus les titres chez eux?
Et l’emploi? L’emploi seule source de revenu pour la majorité des familles d’aujourd’hui, est plus précaire que jamais. L’emploi n’est bien solide que pendant la guerre, lorsqu’on détruit massivement et scientifiquement. Dès que c’est la production qui devient massive et scientifique, l’employé se sent sur la branche.
Est-ce que le gouvernement n’a pas été obligé d’instituer l’assurance-chômage? Parlait-on d’assurance-chômage autrefois, au temps des bras, du pic et de la pelle?
D’ailleurs l’assurance-chômage est loin d’être une sécurité. Elle est loin d’être une distribution de l’abondance produite par les machines. Elle commence d’ailleurs par diminuer l’enveloppe de paie du travailleur, ce qui est une drôle de manière de lui faire savoir que le progrès travaille pour lui. L’assurance-chômage est un remède de blague à une maladie qui ne devrait pas exister. Il est inouï que la venue de l’abondance dans le monde doive créer des cas de misère qu’il faut traiter.
Le progrès serait-il donc un adversaire de l’humanité? Faudrait-il donc renoncer à l’instruction, aux découvertes, fermer les universités et les laboratoires?
Non, il ne faut pas supprimer le progrès, mais il faut le rendre libérateur de l’humanité. Pour cela, il faut simplement introduire des règlements de répartition et de distribution qui s’accordent avec le progrès.
On a encore aujourd’hui le même règlement de distribution qu’au temps du travail à la main. La distribution des produits se fait grâce à l’argent que présentent ceux qui en ont besoin. Or, on veut encore que seuls reçoivent de l’argent ceux qui ont un emploi. Le progrès tend à diminuer l’emploi: si l’on fait de l’emploi la condition du droit aux produits, cela veut dire que le progrès enlève de plus en plus les droits aux produits.
Si seuls les salaires apportent de l’argent aux individus et aux familles, plus il y aura de machines pour travailler à la place des hommes, moins l’argent atteindra d’individus et de familles. Même si l’on augmente les salaires, cela ne donnera rien à ceux qui n’ont pas d’emploi. De plus les salaires augmentés font hausser les prix, ce qui rend la situation encore pire pour ceux qui ne touchent pas ces salaires augmentés.
On dira que les hommes déplacés par la machine dans un atelier trouvent à se replacer ailleurs, parce que de nouveaux besoins réclament de nouveaux services. C’est plus ou moins vrai. Les uns peuvent, en effet, trouver d’autre emploi satisfaisant; mais combien doivent se contenter de besognes qui ne leur conviennent pas du tout et de conditions qu’on leur impose? D’autres ne trouvent que des emplois passagers; d’autres n’en trouvent pas du tout. Tous passent par l’inquiétude, subissent des pertes plus ou moins grosses; et nul d’entre eux ne trouve dans le progrès qui les a culbutés le degré de sécurité auquel l’abondance moderne devrait logiquement donner droit.
Pour que la machine, la science et le progrès soient une bénédiction au lieu d’une punition, il faudrait:
Premièrement, reconnaître que le progrès est un héritage commun, résultant d’acquisitions scientifiques et culturelles, transmises et grossies d’une génération à l’autre; donc tous doivent en profiter, qu’ils soient employés ou non.
Deuxièmement, sans supprimer le salaire qui récompense le travail, introduire une source additionnelle de revenu; une autre manière d’obtenir de l’argent, non pas liée à l’emploi comme le salaire, mais en rapport à la somme totale de produits sortant de la nature et de l’industrie. Plus la machine remplace le travail de l’homme, plus cette deuxième source d’argent doit être importante, puisqu’elle est faite pour acheter les fruits du progrès, et non plus pour récompenser le travail individuel.
C’est cette deuxième source de revenu que les créditistes appellent le dividende national. Le dividende à tous, pour acheter la production de la machine. Le dividende, pour payer les produits que les salaires sont de moins en moins capables de payer, les produits qui viennent de plus en plus de la machine, et de moins en moins du travail de salariés.
Parler du Crédit Social, ce n’est donc point du tout parler d’un nouveau parti pour prendre le pouvoir; mais c’est parler d’un nouveau moyen pour distribuer les biens abondants de la production moderne. Un nouveau moyen qui ne supprime pas l’ancien, mais qui le complète. L’ancien moyen, celui qui devient de moins en moins suffisant, c’est: le salaire à l’emploi. Le nouveau moyen, c’est: encore le salaire à l’emploi, mais, en plus, le dividende à tout le monde.
Le salaire ne doit aller qu’au travailleur, parce que c’est toujours la récompense de l’effort individuel. Mais le dividende irait à tout le monde, parce que ce serait le fruit du progrès, qui est un bien commun.
On aura beau ergoter tant qu’on voudra contre le dividende, c’est la seule formule capable de régler la situation économique due au progrès. C’est d’ailleurs le seul moyen d’empêcher un chômage qui n’a pas sa raison d’être tant qu’il y a des besoins non satisfaits. En achetant les produits qui ne se vendent pas sans lui, le dividende activerait la production de remplacement, qui chôme aujourd’hui à cause de. l’accumulation des produits.
Le dividende augmenterait donc le pouvoir d’achat total du pays; et il démocratiserait ce pouvoir d’achat en le répandant partout, même chez les individus qui n’ont pas d’emploi.
Que d’avantages en découleraient! En assurant à tous et à chacun au moins un modeste revenu périodique, le dividende chasserait de l’esprit l’inquiétude, l’incertitude angoissante du lendemain. En arrondissant le revenu de la famille, le dividende permettrait de tourner le dos à une foule de projets bureaucratiques, comme la médecine d’État, qui mettent les individus dans le carcan des filières, des inspections, des lenteurs et des chaînes politiques. Celui qui a suffisamment d’argent dans sa poche n’a pas besoin de tous ces plans; il voit lui-même à son affaire.
LE sept 1965