Notre grand congrès annuel de 1966 a été tenu à Alma, Lac Saint-Jean. Dans cette ville, en 1963, en plein mois de février, les 7,000 écoliers de la place eurent des vacances inusitées, parce que leurs instituteurs et institutrices avaient déclaré ce qu'ils appelaient un "arrêt de travail". En style courant, une grève.
Pourquoi ces enseignants se mettaient-ils ainsi en grève ? Parce qu'ils n'avaient reçu aucune paye depuis huit semaines. Vivre sur ses épargnes pendant huit semaines, c'est pour la plupart épuiser leurs réserves ; pour beaucoup même, cela veut dire vivre en s'endettant de plus en plus chez les marchands. Or, le marchand a lui aussi des obligations monétaires à rencontrer, il ne peut pas indéfiniment faire crédit à des clients qui ne voient pas l'argent venir.
Mais pourquoi la commission scolaire d'Alma ne payait-elle pas ses professeurs ? Simplement parce que sa caisse était vide. Elle avait un déficit de $500,000, qui allait devenir un déficit de $750,000 cette même année.
Dans cette situation financière de la commission scolaire, la banque ne voulait plus continuer à lui avancer des crédits.
La commission se tourna vers le gouvernement de Québec pour en obtenir de l'aide. Québec répondit :
"Vous avez déjà eu toutes les subventions auxquelles vous aviez droit, conformément aux termes de nos règlements. Trouvez plus d'argent chez vos contribuables ; augmentez le taux de la taxe scolaire, et alors nous pourrons vous aider auprès de la banque".
La commission scolaire finit par céder. Sans demander aux propriétaires si ça leur était agréable, elle porta la taxe scolaire à $1.35 dans les $100 d'évaluation.
Tout de suite le gouvernement fit des démarches auprès de la banque, se rendant caution pour les prêts que la banque consentirait à la commission. Avec une avance de la banque, la commission put payer ses professeurs. Ce fut la fin des "vacances de la grève", et les élèves purent rentrer à l'école le 22 février.
∗ ∗ ∗
Le cas d'Alma, cité à titre d'exemple, n'est point du tout un cas isolé. La plupart des commissions scolaires, et des municipalités aussi, tirent la langue. D'autres corps publics également Et les familles aussi, même si elles n'attirent pas autant l'attention que les corps publics, tout en souffrant plus qu'eux, dans leur chair même.
Le gouvernement provincial est depuis longtemps au courant des situations financières dans lesquelles se débattent les corps scolaires et municipaux. En 1960, le gouvernement Lesage nomma un comité de ministres pour étudier le problème ; plus tard, une commission d'enquête sur la fiscalité. Pour faire quoi ? Pour tâcher de découvrir des moyens plus efficaces, si possible, de taxer davantage, de dévaliser davantage les individus.
Et le problème est toujours là.
Mais en quoi, au juste, consiste ce problème ? Est-ce un problème fondé sur du réel, ou bien sur de l'artificiel qu'on prend pour du réel ?
Voyons ce qui advint dans le cas d'Alma.
Dès que, sur la garantie du gouvernement, la banque eut avancé l'argent à la commission scolaire, les professeurs furent payés et purent se procurer de quoi vivre, sans aucune difficulté.
C'est donc qu'il y avait dans le pays tout ce qu'il faut pour faire vivre les professeurs. La hausse de la taxe foncière n'a pas augmenté d'une seule unité les troupeaux des cultivateurs, ni fait pousser un fruit de plus, ni produit une verge d'étoffe de plus. Tout cela existait bel et bien et n'attendait qu'un "crédit" — des chiffres inscrits du bon côté dans les livres de la banque, pour passer les produits des fermes, ou des entrepôts, ou des étagères du marchand, dans les maisons des professeurs.
Quelques minutes du temps du banquier, une goutte d'encre, un coup de plume, ont fait le miracle.
Le problème n'était donc pas du tout un problème de possibilités réelles. C'était un problème créé artificiellement par le manque de chiffres ayant le pouvoir de faire bouger les produits et les services.
Voici bientôt un demi-siècle que l'artificiel de ce problème est étalé devant le monde — plus de 30 ans dans notre pays ; et, en même temps, le moyen de faire disparaître cet artificiel malsain, le moyen d'enlever l'obstacle purement financier aux belles réalisations si facilement possibles.
C'est l'enseignement du Crédit Social. Nous ne parlons pas ici du parti qui porte le nom de Crédit Social et qui peut être n'importe quelle bouillie. Nous parlons de l'enseignement de Douglas, le fondateur de l'école créditiste
Quand l'école créditiste traite de crédit, elle fait une distinction entre ce qu'elle appelle le "crédit réel" et ce qui est le "crédit financier" ou l'argent.
Le "crédit réel", c'est la capacité de produire ce qui répond aux besoins. C'est la capacité de produire de la nourriture, des vêtements. C'est la capacité de bâtir des maisons pour les familles, des écoles pour recevoir les enfants, des églises pour assembler les fidèles, des routes, des chemins de fer, pour les voyages et le transport, etc. C'est la capacité de trouver des professeurs pour instruire les écoliers. Et c'est la capacité de produire les choses que les professeurs consomment, mais qu'ils ne produisent pas eux-mêmes.
Il s'agit bien là de réalités. De réalités dont l'existence ne fait pas de doute. De réalités qui font qu'on préfère le Canada à un désert, qui font qu'on a confiance de pouvoir vivre convenablement dans ce pays.
On peut bien appeler cela crédit réel, car le mot crédit veut dire "confiance". Cette production possible, cette base de confiance, ce crédit réel, existait déjà quand les premiers colons vinrent ici de France. lls avaient confiance de pouvoir s'y procurer de quoi vivre. Ils ne seraient pas venus sans cela. Et ce crédit réel a constamment augmenté depuis.
Par contre, il y a le "crédit financier", qui sert d'argent. Qui consiste essentiellement en chiffres légalisés. Qui peut être des chiffres gravés sur des pièces d'or (on n'en voit plus), des pièces d'argent, ou de cuivre, ou de bronze, ou de nickel, ou quoi encore. Ou des chiffres simplement imprimés, accompagnés de figurines ou de quelques phrases, sur des rectangles de papier. Ou simplement, et pour la plus grande partie, des chiffres inscrits par les banquiers dans leurs livres, quand ils font des prêts à des emprunteurs, emprunteurs privés ou corps publics.
Ces chiffres, le "crédit financier", ne sont pas des réalités. C'est simplement l'évaluation en chiffres de réalités qui existent déjà ; ou de production facile à réaliser quand ces chiffres viennent à point pour tirer sur la capacité de production du pays.
Dans le cas d'Alma, comme dans la multitude d'autres cas semblables, le "crédit réel" n'a jamais fait défaut une minute. Mais ce qui faisait défaut, c'était l'artificiel, les chiffres pour exprimer le "crédit réel", pour permettre de mobiliser la capacité de produire, la capacité d'enseigner et la capacité de faire vivre les enseignants.
Mais, n'est-ce pas là une situation lamentable, celle qui permet aux contrôleurs du crédit financier de mettre ainsi une entrave à la fonction du réel, à la production de biens (produits ou services) qui répondent aux besoins de la population — enfants et adultes ?
La capacité de production du Canada est le crédit réel du Canada. Et la capacité de production d'une province est le crédit réel de cette province.
Une province, n'importe quelle province du Canada, est capable de produire des choses pour les besoins de sa population, même si toutes les autres provinces cessaient d'exister. Nos ancêtres le faisaient déjà, avec des moyens beaucoup plus limités, sur les rives du Saint-Laurent, bien avant que le reste du Canada fût même entamé par la hache et la charrue.
Il y a donc telle chose qu'un crédit provincial : Crédit-Québec, Crédit-Ontario, Crédit-Nouveau-Brunswick, Crédit-Manitoba, Crédit-Alberta, etc...
Et s'il y a un crédit provincial, il doit bien être possible de l'évaluer provincialement, puisqu'il y a dans chaque province un gouvernement pour voir à l'ordre, à l'étendue de la province. Il doit bien être possible de représenter ce crédit réel en chiffres financiers ; en chiffres aptes à mettre en œuvre le crédit réel, aptes à mobiliser les ressources matérielles et les compétences humaines de la province, pour répondre aux besoins de sa population.
Le crédit financier, en effet, ne sert pas seulement d'évaluateur ; il sert aussi de moyens de paiement, pour récompenser ceux qui mettent ainsi en œuvre la capacité de produire ; de moyens de paiement permettant à ceux qui les reçoivent d'obtenir les produits ou services offerts à la population.
Un crédit réel provincial ; du crédit financier provincial correspondant ; des moyens financiers surgissant du crédit réel provincial, capables de véhiculer par toute la province les produits et services émanant de la production de la province ou reçus d'ailleurs en échange de surplus provinciaux... voilà qui fait dresser bien des oreilles ; voilà qui fait des bouches d'ahuris crier le grand mot "Constitution".
Eh bien, venons-y à cette "Constitution". Constitution dont on parle de plus en plus avec de moins en moins de respect. Constitution, ou du moins ce qu'on appelle de ce nom au Canada, qui n'est après tout qu'une simple loi du parlement de Londres, qu'on n'a même pas pris la peine de soumettre à l'approbation des provinces ou territoires coloniaux auxquels on l'a imposée.
Eh bien, si vieillotte soit cette "Constitution", si prostituée ait-elle été par ceux qui l'ont constamment interprétée pour tirer à eux la couverte, elle a tout de même su au moins reconnaître l'existence d'un crédit provincial.
Elle spécifie, en effet, que la province a le droit d'emprunter "sur le seul crédit" de la province. Le fédéral, lui, peut le faire sur le crédit de tout le Canada ; mais la province sur le sien propre. C'est donc que la province possède un crédit à elle. Le Québec a droit sur son crédit, pas sur celui de l'Ontario ; et vice versa. Et de même pour les autres provinces.
Mais, si la province possède un crédit, qui lui permet ainsi d'emprunter et de s'endetter pourquoi, en toute logique, ne peut-elle pas prendre moyen d'utiliser ce crédit sans avoir à s'endetter pour l'usage d'une chose qui lui appartient ?
Si j'ai un cheval à moi, cela me permet certainement d'emprunter sur sa valeur ; mais qu'est-ce qui m'empêche d'utiliser moi-même mon cheval, quand tel est mon bon plaisir, sans avoir à m'endetter envers personne ?
Et n'est-il pas assez bizarre d'aller quémander des chiffres belges, français, anglais, américains, etc., pour mettre en œuvre le travail et les ressources naturelles du Québec, ou de l'Ontario, ou du Nouveau-Brunswick, etc ? Pourquoi, par un simple jeu de chiffres, nous endetter envers d'autres pour de la production faite par des bras de chez nous, à partir de matériaux de chez nous ?
Quand le gouvernement Lesage-Lévesque étatisa l'électricité, il nous dit que c'était pour que nous devenions maîtres chez nous. L'électricité, si importante soit-elle, ne touche tout de même qu'à une partie de notre vie économique — alors que le contrôle de l'argent, alors que le système financier touche à toute la vie économique, en gros et en détail, dans le général et dans le quotidien, dans le secteur public et dans le secteur privé. Or M. Lesage ne s'en est jamais inquiété.
D'ailleurs, pour acheter les réseaux des compagnies, M. Lesage commença par endetter la province de $300 millions, qui exigeront bien des millions de plus avec les intérêts. Nous avions à payer le courant électrique aux compagnies : nous aurons maintenant à le payer à l'Hydro, et à payer les compagnies en plus.
Par cet emprunt, fait sur le marché américain, M. Lesage endettait sa province envers : First Boston Corporation ; A. E. Ames & ; Co., Incorporated ; Wood, Gundy & ; Co., Inc. ; The Dominion Securities Corporation ; Harriman Ripley & ; Co. ; Smith, Barney & ; Co. ; McLeod, Young, Weir, Incorporated. — Drôle de manière, vraiment, de rendre la population de Québec maîtresse chez elle !
Mais revenons au crédit financier. Et à la Constitution.
M. Johnson, lorsqu'il était chef de l'Opposition, proposait de convoquer des États généraux pour rédiger une nouvelle constitution. Avec quoi en vue ? La question de fiscalité, de taxation seulement ? Ou bien avec l'objectif de restituer au peuple ce qui lui appartient — son crédit ? Au peuple de Québec, le crédit du Québec. Comme au peuple de chaque province, le crédit de sa province.
Que fera sur ce point monsieur Daniel Johnson, maintenant qu'il est devenu premier ministre de la province de Québec ?
Si l'on est contre la centralisation des pouvoirs à Ottawa, et par Ottawa au cerveau financier international, que l'on commence donc par se soustraire à l'instrument primordial de la centralisation : ce contrôle du crédit qui force à se plier à toutes les volontés des contrôleurs (privés) de l'argent et du crédit.
Et le parti qui ose se donner le nom de Crédit Social ― que fait-il, que cherche-t-il pour s'affranchir de la tyrannie du système financier actuel ? Ce n'est certainement pas à ses dirigeants qu'il faut demander la décentralisation financière, le Québec maître chez lui, Ontario maître chez lui, Nouveau-Brunswick maître chez lui, etc.
Non. Le mot d'ordre du parti est devenu "On to Ottawa". Pas seulement de la part de la section albertaine du parti, mais de Caouette lui-même et de ses suiveux du prétendu ralliement créditiste.
Rappelons ici que le premier chef des créditistes albertains, Aberhart, se prononça toujours pour le contrôle provincialement du crédit financier. De 1937 à 1939, son gouvernement fit adopter plusieurs lois provinciales dans ce but, remplaçant par d'autres celles qui se faisaient bloquer à Ottawa ou dans les cours de justice.
En 1939, à cause de la guerre, il jugea devoir suspendre cette lutte. Il mourut pendant la guerre. Son successeur Manning, sous la pression de créditistes lui représentant que la guerre finie, il fallait reprendre la lutte, fit un essai, par un Bill of Rights, pas bien authentiquement créditiste, voté en 1946 puis déclaré ultra vires jusque par le Conseil Privé.
Là-dessus, en 1947, Manning capitula complètement. Il déclara publiquement qu'il ne ferait plus aucun effort pour essayer d'instituer le Crédit Social provincialement. Il fallait, dit-il, aller à Ottawa. Ainsi naquit le "On to Ottawa", devenu slogan du parti.
Cela équivalait à dire : Le lutteur Aberhart avait tort, et c'est Ottawa, le défenseur du système établi, qui avait raison.
Un parti qui capitule ainsi devant Ottawa capitulerait encore bien plus facilement devant les puissances financières qui dominent Ottawa, comme elles dominent Washington, Londres et les autres gouvernements pourtant dits souverains.
Lorsque le parti prétendu du Crédit Social parvint au gouvernement en Colombie, le nouveau premier ministre de cette province, Bennett, déclara immédiatement, lui aussi, qu'il n'y avait rien à faire provincialement pour une instauration du Crédit Social. C'est pourtant sous le titre "créditiste" que lui et son groupe s'étaient présentés au provincial et non pas au fédéral. Mais ces politiciens-là n'ont du Crédit Social que le mot et se débarrassent de toute lutte contre le système en vous envoyant ailleurs : "On to Ottawa" Allez à Ottawa". Ils gardent leurs énergies pour d'autres combats : pour arriver au pouvoir ou s'y maintenir.
Mais que pense le maître, C.H. Douglas, de ce "On to Ottawa" ?
Il répondit à cette question à Edmonton, le 6 avril 1934, devant le Comité agricole de l'Assemblée législative de l'Alberta. Le parti des Fermiers-Unis détenait alors le pouvoir dans cette province. Depuis trois années déjà, Aberhart faisait sa propagande pour le Crédit Social, et son message était visiblement bien accueilli parmi la population.
Le gouvernement des Fermiers-Unis n'était pas du tout opposé à la doctrine de Douglas, mais prétendait que son application ne pouvait relever que d'Ottawa. Aberhart, au contraire, soutenait que cette application pouvait se faire provincialement à l'étendue de la province.
Trois députés, Ross, Gibbs et MacLachlan demandèrent à Douglas son point de vue sur ce sujet. Aux deux premiers, Douglas répondit :
"Rendre la question toujours de plus en plus grosse, de plus en plus étendue, fait partie du grand plan des aviseurs du système financier. Ils le font, afin qu'on soit obligé de gagner un groupe toujours de plus en plus nombreux de personnes pour essayer de la régler.
"On tend ainsi à en faire une question mondiale, afin qu'il faille convoquer des conférences mondiales pour trouver des solutions. Or, tout le monde sait ce qu'il résulte des conférences mondiales.
"Il n'y a qu'une méthode efficace : Circonscrire de plus en plus le problème, le diminuer autant que possible, afin d'en arriver à une application quelque part."
Donc, au lieu d'attendre d'avoir gagné à une idée tout le Canada, quand on a gagné une province, soit le territoire qui dépend de la plus petite unité de gouvernement doté d'un pouvoir législatif, commencer l'application là même, au lieu de grossir le problème.
Et à MacLachlan, Douglas répondit encore plus longuement dans le même sens. Voici cette réponse :
"Dire : Il faut aller à Ottawa, revient à dire, en pratique sinon en paroles : Il faut s'adresser à Londres ; vu qu'on a affaire avec la finance internationale, on n'est pas capable de régler cela à Ottawa, il faut donc aller à Londres. Et à Londres, on vous dira : Fort bien, mais il faut agir de concert avec Wall Street (Le New York financier). Et là, on vous dira encore : Entendu, mais il faut agir d'après la Banque des Règlements Internationaux (La banque mondiale d'avant la deuxième guerre).
"Il n'y a absolument aucun point d'arrêt possible, une fois qu'on s'est laissé aller à renoncer à son droit d'agir librement. C'est justement la stratégie des puissances financières actuelles de faire de la question de la finance une question mondiale afin qu'aucune partie du monde ne soit assez puissante pour la régler.
"Si vous voulez arriver à un résultat, le meilleur moyen est de commencer chez vous, en cherchant d'abord comment réussir provincialement. Si vous envisagez le problème dans cet esprit, vous pouvez le régler. Mais si vous référez le problème à Ottawa, vous ne pourrez certainement pas le régler puisque vous vous en désistez.
"Si vous laissez volontiers une législation supérieure vous empêcher de faire ce que vous voulez, vous ne pouvez sûrement réussir aucune réforme.
"En définitive, c'est à vous de décider si, oui ou non, vous saurez dire : Peu importe l'Acte de l'Amérique Britannique du Nord ; s'il nous nuit, nous le ferons MODIFIER, ou nous le CONTOURNERONS ; mais nous réaliserons certainement ce que nous voulons."
Douglas ne mâchait pas ses paroles. Mais c'est que la réforme dont il était question est d'importance et il le savait. Aussi, comme pour justifier l'avis radical qu'il donnait, il souligna brièvement le mal que, selon lui, comme aussi selon nous, le système financier fait au monde par son contrôle arbitraire du sang de la vie économique des nations :
"À l'heure actuelle, pratiquement 90 pour cent des crimes, dans le monde entier, sont causés directement par le système financier.
"La poussée économique (parfaitement compréhensible) vers la guerre provient avant tout du fonctionnement du système financier actuel qui conduit infailliblement à une course aux marchés étrangers pour en obtenir du pouvoir d'achat.
"Toute la misère actuelle, tous les tracas des hommes d'affaires, les suicides dont le nombre ne cesse d'augmenter, la classe de parias issue de taudis ou d'autres lieux inhumains, tout cela provient directement du système financier actuel."
Après le tracé de ce tableau, le Major Douglas pouvait bien poser la question, à savoir s'il faut rester lié devant la "Constitution" qui prétend s'opposer à la volonté de toute une province pour s'affranchir d'un tel système :
"Peut-on réellement envisager tout cela et dire encore : Oh ! non, il ne faut pas toucher à l'Acte de l'Amérique Britannique du Nord ? Ce serait là accepter les conséquences logiques du système financier actuel.
"Il n'y a qu'une question à vous poser : Que pouvons-nous faire pour changer ce système financier ?
"S'il existe une loi écrite qui vous empêche de le changer, et si vous ne voulez pas violer la loi (c'est-à-dire si vous tenez à agir constitutionnellement), alors vous n'avez qu'une chose à faire : changer la loi. Cela, à mon avis, ne peut se réaliser qu'au moyen d'une pression concertée de toute la population.
"Tout le monde, sauf le financier, subit l'affreux fléau de ce système financier détraqué et destructeur. Je dis cela sans parti-pris. Je ne suis nullement une victime sérieuse moi-même. Mais j'observe simplement la chose du point de vue d'un ingénieur."
Voilà comment parlait Douglas, le maître, le découvreur et l'énonciateur des principes du Crédit Social.
Ce n'est pas du Manning. Ce n'est pas du Bennet. Eux disent : Il ne peut être question de Crédit Social provincialement. Ce n'est pas du Thompson, le leader actuel du parti "On-to-Ottawa". Ce n'est pas du Caouette, qui proclame qu'il faut aller à Ottawa et ne pas perdre son temps à chercher des remèdes dans des mesures provinciales, car les provinces sont impotentes, dit-il. Il accepte le point de vue poussé par la haute finance.
Tous ces petits esprits osent se servir du nom de Douglas, parer leur parti du nom de sa doctrine, alors qu'ils piétinent tous les points de vue et toutes les déclarations de cet homme de génie.
En 1947, alors que toute la population de l'Alberta pensait encore termes de Crédit Social, le gouvernement Manning renonça définitivement et publiquement à tout nouvel effort pour instituer une économie créditiste provinciale. Il rendit les armes. Le résultat, c'est qu'aujourd'hui, le Crédit Social doctrine n'est plus en Alberta que de l'histoire ancienne. Le peuple albertain ne pense plus provincialement qu'en termes de « bon gouvernement » ; satisfait de l'administration de Manning, il le maintient au pouvoir. Et fédéralement, les Albertains, fermiers, pensent surtout en termes de vente de blé, fût-ce à la Chine ou à la Russie et autres pays communistes.
Mais de voir des gens qui parlent encore en termes de Crédit Social prétendre en obtenir la réalisation en prenant de la distance, en "élargissant le problème", c'est grand' pitié, vraiment. C'est pratiquement renoncer au combat en arguant que le champ de bataille est ailleurs.
La lutte menée sous Aberhart, pour le droit de l'Alberta à l'utilisation directe de son propre crédit réel ne dura que les deux années avant la guerre, mais elle eut au moins le mérite de montrer quelle puissance domine les gouvernements centraux. Tandis que l'On-to-Ottawa, lancé en 1947, n'a rien donné en près de 20 ans, sauf de démontrer la futilité de poursuivre une réforme de l'importance du Crédit Social par de simples luttes électorales. Quelle prévarication aussi d'aller soumettre une doctrine, après l'avoir passablement émondée, aux aléas de l'urne électorale !
Le major Douglas conseillait donc de choisir entre trois formules :
La première : Passer outre à une Constitution qui protège un système adversaire du bien commun et générateur de maux graves et innombrables. Mais cela demande un peuple prêt à suivre son gouvernement. En 1944, je posais moi-même un jour la question à Solon Low, alors encore trésorier provincial de l'Alberta : "Pourquoi Manning, n'a-t-il pas passé outre aux objections d'Ottawa ou d'autres sources, en disant : C'est la volonté prépondérante du peuple albertain ?" Solon Low me répondit : "Le peuple n'aurait pas suivi." — "Et pourquoi donc n'aurait-il pas suivi, puisqu'il avait si majoritairement voté créditiste ?" — "Ah !" fut la simple réponse de M. Low.
Le vote, il est vrai — et nous le comprenons mieux encore aujourd'hui — ne signifie pas grand'chose : il est bien plus le fait d'une masse cuisinée que l'expression de la volonté déterminée d'un peuple éclairé. D'ailleurs, les Albertains l'ont démontré une fois de plus, lorsqu'ils ont fait plus confiance au système des banques, système qu'ils avaient dénoncé, qu'au système des Succursales du Trésor, établi par un gouvernement pour lequel ils avaient voté.
La deuxième manière exprimée par Douglas, c'est de "contourner" les termes d'une loi qui veut s'opposer à la liberté de s'affranchir provincialement d'entraves purement financières.
Ce contournement pourrait se faire par l'institution d'un système de comptabilité interne, pour les transactions internes relatives à la production et à la distribution. Système tenu par un organisme provincial, relevant du ministère provincial des Finances, (Trésor provincial). Système ayant comme fonction de conformer cette comptabilité interne aux faits économiques de la production et de la consommation dans la province, tout en pourvoyant à des facilités pour les transactions avec l'extérieur.
Ce serait un peu comme le système des Succursales du Trésor établi en Alberta par Aberhart en 1938. Mais, comme nous l'avons vu ci-dessus, cela exige un peuple à la fois renseigné, prêt à collaborer en tournant le dos au système bancaire actuel dans toute la mesure qui lui en est offerte.
La troisième manière, c'est de « faire modifier le texte de la loi servant de Constitution ». Mais là encore, il faut un peuple prêt à mettre tout son poids à obtenir cette modification. C'est encore Douglas qui le dit : "Cela, à mon avis, ne peut se réaliser qu'au moyen d'une pression concertée de toute la population."
Une pression concertée de toute la population ne peut jamais être le fait d'un peuple divisé par des partis politiques. Encore moins quand l'un de ces « diviseurs » se donne l'étiquette Crédit Social, et qu'il cherche justement à éloigner les créditistes du maître Douglas en les invitant à faire confiance à des poursuivants de pouvoirs, d'honneurs et d'argent.
Les créditistes de Vers Demain le comprennent. Ce n'est pas un « nouveau parti », ni fédéral ni provincial, mais un « peuple nouveau », un peuple de citoyens renseignés, formés à la responsabilité personnelle, qui fera instituer l'économie nouvelle, l'économie du Crédit Social telle que conçue par le maître Douglas.
Dans sa réponse au sujet d'une instauration provinciale du Crédit Social, Douglas n'a aucunement suggéré la dissociation de la confédération canadienne. Il préconisait seulement l'affirmation de l'autonomie provinciale pour l'utilisation de son propre crédit. Personne ne conteste l'autonomie de la province en matière de richesses naturelles, ni en matière de main-d'œuvre ; pourquoi hésiterait-elle à se montrer autonome dans l'application de ses ressources humaines à l'exploitation de ses ressources matérielles ? L'association des provinces en une confédération n'a sûrement pas eu pour but de diminuer les possibilités de chacune d'elles, mais bien plutôt le contraire en les faisant toutes bénéficier des bénéfices de l'association, de l'increment of association. Toute association, en effet, se forme pour le mieux être de ceux qui s'associent.
Pour régler les difficultés financières de son économie interne, la province de Québec n'a nullement besoin de « séparatisme ». (NDLR En passant, même le Premier Ministre Lucien Bouchard et son gouvernement, s'ils voulaient réellement le bien-être des Québécois, pourraient établir immédiatement un système de crédit financier provincial, ou Crédit-Québec, sans avoir à se séparer du reste du Canada. Le gouvernement péquiste est prompt à accuser le gouvernement d'Ottawa pour tous les problèmes du Québec, en lui reprochant de toujours dire "non" au Québec ; mais s'il n'établit pas son propre système de crédit financier provincial pour régler les problèmes économiques de la province, il n'aura que lui-même à blâmer.) On a pas plus besoin du séparatisme de Gilles Grégoire que de celui de Pierre Bourgault. D'ailleurs, les « séparatistes » du Québec, avec, à leurs débuts, leurs terroristes, se sont surtout montrés socialistes, communistes, révolutionnaires, jusque dans leurs publications. Ce n'est pas le dernier venu, le Ralliement National (RN) de Legault-Grégoire-Jutras qui va changer cela. Le premier geste de Gilles Grégoire, une fois élu chef du RN, a été de demander l'adjonction du RIN infecté de communisme de Bourgault.
Le fait que Grégoire soit entré au Parlement d'Ottawa sous l'étiquette créditiste ne confère nullement un caractère créditiste à l'aventure séparatiste dans laquelle il se lance maintenant avec tam-tam et trompette. Gilles Grégoire peut être n'importe quoi, dès qu'il pense y trouver un tremplin pour ses ambitions politiques.
Les créditistes authentiques, les créditistes de Vers Demain, sont trop éclairés et trop patriotes pour être séparatistes. Éclairés, ils savent bien que l'ennemi du plein épanouissement de chacun, ce ne sont point les gens de différentes nationalités que des circonstances ou un libre choix ont amenés à vivre dans un même pays que les descendants des fondateurs de la Nouvelle-France. L'ennemi commun à combattre, et que nous combattons comme créditistes, c'est la clique sans patrie qui contrôle l'argent et le crédit ennemi qui, s'il n'est point abattu, aura comme successeur la dictature d'un État totalitaire, policier, communiste.
Patriotes, les créditistes canadiens-français savent se souvenir que leurs pères furent les premiers découvreurs du vaste Canada, d'un océan à l'autre. Eux et leurs fils, jusqu'à ceux de nos jours encore, ont su défricher le sol canadien bien au-delà des limites actuelles de la province de Québec. Le Canada tout entier est à nous comme à ceux d'autres races qui y vivent avec nous.
S'il y a des droits lésés, qu'on les revendique, avec force même. Mais se parquer de soi-même dans une réserve, et abandonner à ces mêmes revendications nos frères des autres provinces, ce n'est plus du tout une lutte pour des droits, c'est une capitulation. C'est aussi se punir soi-même, en renonçant à être chez soi à l'ouest de la rivière Ottawa ou à l'est de la rivière Saint-Jean.
On a déjà vu, au cours de l'histoire, des peuples se battre pour agrandir leur pays, mais il faut être séparatiste québécois pour se battre afin de rétrécir ses frontières !
Non, les créditistes de bonne école, les créditistes de Vers Demain, ne sont pas et ne peuvent pas être des étriqués du séparatisme.
Louis Even Vers Demain Octobre 1966