Parler d'embauchage intégral, de plein emploi, est en contradiction avec la poursuite du progrès dans les techniques et procédés de production. On n'introduit pas une machine perfectionnée, on n'exploite pas une nouvelle source d'énergie pour atteler l'homme à la production, mais bien plutôt pour le libérer.
Mais on a perdu le sens des fins et des moyens. On prend des moyens pour des fins. C'est une perversion qui contamine toute la vie économique et empêche l'homme de bénéficier des fruits logiques du progrès.
L'industrie n'existe pas pour donner de l'emploi, mais pour fournir des produits. Si elle fournit les produits, elle accomplit son rôle. Et plus elle accomplit son rôle en requérant moins de temps, moins de bras moins de labeur, plus elle est parfaite.
M. Laflamme procure à sa femme une machine à laver automatique. Le lavage hebdomadaire ne prend plus qu'un quart de journée au lieu d'une journée entière. Et quand madame a placé le linge dans le moulin, le savon dans le compartiment à cette fin, et qu'elle a ouvert les deux robinets, l'amenée d'eau chaude et celle d'eau froide, elle n'a plus qu'à laisser faire : la machine passera d'elle-même du trempage au lavage, du lavage au rinçage, du rinçage à l'essorage, pour s'arrêter automatiquement lorsque le ligne sera prêt à retirer du baquet.
Est-ce que madame va se désoler parce qu'elle a du temps à elle pour en disposer à son gré ? Ou bien, son mari va-t-il lui chercher d'autre ouvrage pour remplacer celui dont elle est libérée ? Non, n'est-ce pas ? Ni l'un ni l'autre ne peut être sot à ce point.
Si la sottise règne dans l'organisme social et économique jusqu'à faire le progrès punir l'homme qu'il devrait soulager, c'est parce que l'on s'obstine à lier le pouvoir d'achat, la distribution d'argent, uniquement à l'emploi dans la production. On ne veut voir dans l'argent que la récompense à l'effort.
C'est encore là une perversion du rôle de l'argent. L'argent n'est qu'un « ticket » à présenter pour obtenir des produits ou des services. C'est un bon polyvalent, permettant au consommateur de choisir ce qui lui convient dans les biens que lui offre la capacité de production du pays.
Si l'on veut que l'économie atteigne sa fin, qui est de satisfaire les besoins humains dans l'ordre de leur importance, il faut que les individus aient assez de ces bons pour leur permettre d'obtenir assez de produits, tant que la capacité de production peut y répondre. Le volume de l'argent pour acheter doit être réglé par la somme de biens offerts, et non pas par la somme de travail nécessaire pour les produire.
Il est vrai que la production distribue de l'argent à ceux qu'elle emploie. Mais c'est pour elle un moyen, non pas une fin. Son but n'est pas du tout de distribuer de l'argent, mais de fournir des produits. Et si elle remplace vingt salariés par une machine, tout en fournissant la même quantité de produits, elle ne dévie pas du tout de sa fonction. Si elle pouvait fournir tous les produits nécessaires pour répondre aux besoins humains sans être obligée de distribuer un seul sou, elle aurait encore atteint sa fin propre : fournir des biens.
En libérant des hommes, l'industrie devrait recevoir les mêmes remerciements que M. Laflamme a certainement reçus de sa femme, lorsqu'il l'a libérée de plusieurs heures d'ouvrage par l'introduction d'une machine à laver perfectionnée.
Mais comment dire merci quand, mis au repos par la machine, on n'a plus d'argent pour acheter les produits de la machine !
Voilà où le système économique pêche, par manque d'adaptation de sa partie financière à sa partie productrice.
Dans la mesure où la production peut se passer d'emploi humain, le pouvoir d'achat exprimé par l'argent doit atteindre les consommateurs par un autre canal que la récompense à l'emploi.
Autrement dit, le système financier doit être accordé au système producteur, non seulement en volume, mais aussi en comportement. A production abondante, pouvoir d'achat abondant. A production se dispensant d'embauchage, pouvoir d'achat dissocié de l'emploi.
L'argent est partie intégrante du système financier, non pas du système producteur proprement dit. Quand le système producteur parvient à entretenir le flot de produits par d'autres moyens que l'emploi de salariés, le système financier doit parvenir à distribuer du pouvoir d'achat par une autre voie que celle des salaires.
S'il n'en est pas ainsi, c'est parce que, à la différence du système producteur, le système financier n'est pas adapté au progrès. Et c'est uniquement cette inadaptation qui crée des problèmes alors que le progrès devrait les faire disparaître.
Le remplacement de l'homme par la machine dans la production devrait être un enrichissement, délivrant l'homme de soucis purement matériels et lui permettant de se livrer à d'autres fonctions humaines que la seule fonction économique. Si c'est au contraire une cause de soucis et de privations, c'est simplement parce qu'on refuse d'adapter le système financier à ce progrès.
La capacité physique de production ne pose pas de difficultés pour répondre facilement aux besoins normaux de la population. Les moyens physiques de transport et de distribution non plus. Si le système financier reflétait ces réalités, lui non plus ne créerait aucune difficulté. On n'aurait pas plus de problèmes financiers qu'on a de problèmes physiques de production, de transport, de distribution. Mais il ne les reflète pas. Il est en désaccord flagrant avec les faits.
Notre système financier est aussi faux qu'une carte routière qui placerait Québec à l'ouest de Montréal. Le voyageur qui s'y fierait pour se rendre de Montréal à Québec tomberait en Ontario ! Plus il avancerait, plus il s'éloignerait de son but !
Pourtant, le système financier, qui n'est point d'origine divine, a sûrement été inventé par les hommes pour servir la vie économique, et non pas pour la commander, encore moins pour la tyranniser. Il devrait donc refléter les réalités économiques exactement et en tout temps. Il faut pour cela, selon les termes de C. H. Douglas :
« Un système assez flexible pour continuer à refléter les faits économiques quand ceux-ci changent sous l'influence de procédés perfectionnés et avec l'emploi accru d'énergie extra-humaine. »
Dans une économie primitive, ayant besoin des bras de tous tout le temps de leur vie, on pourrait être justifiable de lier le droit aux produits uniquement à l'emploi dans la production. Un système financier ne distribuant de pouvoir d'achat que par des salaires à l'emploi pourrait donc assez bien convenir à une économie primitive.
A l'extrême opposé, dans l'hypothèse d'une automation totale, où toute la production coulerait à flot sans besoin d'un seul employé, le système financier liant le pouvoir d'achat au seul salaire ne distribuerait absolument rien. Pour donner aux consommateurs des titres aux produits, de l'argent leur permettant de choisir ce qui leur convient et d'orienter ainsi la machine productrice automatisée, il faudrait bien recourir à une autre méthode, à une distribution d'argent entièrement dissociée de l'emploi, puisque emploi il n'y aurait plus.
Ce pouvoir d'achat ainsi dissocié de l'emploi, les créditistes l'appellent un dividende. Le mot convient. Le dividende reconnu à des capitalistes est justement dissocié de leur emploi ; c'est l'emploi d'autres personnes qui le gagne pour eux. De même, dans le cas hypothétique d'une production entièrement automatisée, le dividende aux consommateurs serait dissocié de leur emploi : c'est l'emploi du progrès qui le gagnerait pour eux.
Un tel dividende serait nécessairement le même pour tous, puisqu'il ne serait gagné par personne. Ce serait le revenu du plus grand capital réel, du facteur prépondérant de la production moderne : le progrès, bâti par les générations qui se sont succédé et dont tous les vivants sont également cohéritiers.
Un système financier de distribution reflétant exactement une économie de production entièrement automatisée serait donc, par la force des choses, un système de dividendes exclusivement.
Mais entre ces deux extrêmes, entre une économie primitive et celle d'une production entièrement automatisée, il y a des étapes. Etapes qui devraient se refléter dans un pouvoir d'achat ni tout-salaire ni tout-dividende.
On est actuellement loin déjà de l'économie primitive. Et la distribution de pouvoir d'achat liée uniquement à l'emploi contredit depuis longtemps l'évolution du système producteur.
Une partie de la production est encore due à l'effort d'hommes qui y contribuent. Cette partie-là justifie une distribution correspondante de pouvoir d'achat par les salaires.
Une partie croissante de la production est due au progrès technologique et non pas au labeur humain actuel. Cette partie-là devrait se refléter par une distribution de dividendes, de dividendes à tous, salariés et non salariés, puisque c'est un fruit du progrès, d'un héritage commun, et non pas d'efforts actuels.
Les hausses de salaires, alors que la part de travail diminue, sont encore une perversion. C'est détourner le dividende à tous en salaires aux producteurs. C'est méconnaître le droit de tous, à titre d'héritiers, à une part gratuite de la production. C'est augmenter l'écart entre le prix de revient et le coût réel de la production moderne. C'est conduire à la nécessité de taxer les revenus des producteurs pour allocations diverses, manière brutale de compenser imparfaitement le refus de dividendes dus à tous. C'est ajouter un facteur d'inflation à celui qui est déjà inhérent au système monétaire actuel.
Une double distribution de pouvoir d'achat, par les salaires en rapport avec les efforts individuels nécessités par la production, et par le dividende périodique à tous, ferait disparaître toutes ces difficultés. Elle ne diminuerait aucunement la somme de produits atteignant les familles ; elle l'augmenterait au contraire, puisque toute la production, accrue d'ailleurs par la suppression des entraves financières, atteindrait les besoins d'une manière plus directe,
C'est ce qu'exprime la proposition créditiste énoncée par Douglas :
« Que la distribution de pouvoir d'achat dépende de moins en moins de l'emploi ; le dividende devant remplacer progressivement le salaire, à mesure qu'augmente la production par unité homme-heure. »
L'augmentation de la productivité par homme-heure est, en effet, de toute évidence le fruit du progrès et non pas d'un accroissement d'effort actuel de la part du producteur.